Politique et foi chez le Père François Varillon
J'ai bien aimé cet article qui s'inscrit totalement dans ma réflexion en ce moment.
La Croix 16-17 avril 2011 : FORUM
Henri Madelin, Service jésuite européen
Un vent nouveau souffle sur les pays arabes. Cette brise encore fragile invite à entrer dans de nouvelles formes de démocratie. Ce qui s’est mis à fleurir sur la rive sud de la Méditerranée pourrait même prendre ses distances avec les méfaits apportés par les tenants de l’islamisme, même si celui-ci hante encore les imaginaires d’un grand nombre en Europe. Allons-nous être collectivement en retard d’une guerre ? En tout cas, c’est bien le parfum enivrant du jasmin flottant sur le flanc sud de notre Europe qui pourrait nous obliger à entrer dans le bain d’une nouvelle sensibilité avec ces nations, tout en nous préparant à des élections présidentielles. Et pour redonner force à nos fondamentaux, revisiter nos grilles d’analyse et nous ouvrir à d’autres formes d’action politique, nous pouvons nous laisser guider par le P. François Varillon. Ce religieux, encore très lu aujourd’hui, ne nous entraîne pas dans les cuisines de la politique. C’est un « spirituel », capable de conserver une incontestable hauteur de vue. Il sait unir le goût de Dieu et la nécessaire présence au monde, en jouant sur toute la gamme de l’éternel et du temporel. Comme Charles Péguy, ce jésuite croit que « le spirituel est lui-même charnel ».
Pour montrer l’intrication entre l’œuvre de Dieu et la nôtre propre, il avait coutume de dire que « Dieu n’est pas une énergie à côté ou au-dessus de nos énergies, Il est la Puissance de nos puissances, l’énergie de nos énergies, l’initiative de nos initiatives. »
Ses réflexions sur les liens entre la politique et la foi sont éparses dans la totalité de son œuvre. Mais l’essentiel de ses affirmations se trouve enchâssé dans son livre aux multiples tirages et traductions, Joie de croire, joie de vivre (Bayard, 1981). François Varillon part du constat suivant : la vie chrétienne est essentiellement consacrée à la justice et à l’amour. Cela ne s’oppose en rien à ce qu’elle soit une vie consacrée à Dieu. Car le Christ qui nous donne le commandement de la charité envers Dieu et envers le prochain nous laisse le « soin d’exercer notre intelligence pour savoir à quelles conditions la charité sera authentique ».
La liberté de l’homme ne fait pas nombre avec la liberté de Dieu. « Dieu n’est pas ailleurs que dans nos décisions et non pas dans Saturne ou les étoiles. » Dieu ne plane pas dans les nuages ; il est à l’intérieur de notre liberté, car c’est la liberté qui est le fond de notre humanité. « Vivre l’Évangile », c’est le rejoindre là où il est, c’est-à-dire dans la liberté créatrice et transformante des hommes, dans les décisions que nous prenons, petites ou grandes, y compris celles qui sont marquées du sceau politique.
Dans les batailles politiques, parfois confuses, seul ou en s’alliant avec d’autres, chacun doit faire œuvre de discernement, c’est-à-dire apprendre à se détourner de ce qui conduit à la régression humaine et chercher à se mettre sous la bannière de ce qui élargit l’espace du mieux ou parfois du moins mal. Avant d’agir en matière politique, comme ailleurs, il convient d’interroger l’Évangile, mais il importe aussi de bien analyser la situation concrète dans laquelle on se trouve. D’où cette affirmation qui revient fréquemment sous sa plume : « Une décision créatrice se prend toujours pour un chrétien au confluent de deux lumières : une décision qui descend de l’Évangile et qui dit : justice et amour ; une lumière qui monte de la situation concrète correctement analysée. Si je me contente de l’Évangile pour acquérir la compétence au niveau de l’analyse des situations, ma morale sera une morale d’enfant de chœur… Si je me contente d’analyser la situation sans me référer à l’Évangile, ma morale est une morale païenne, une morale de situation. Il faut combiner les deux lumières et c’est à leur confluence que je dois prendre ma décision avec tous les risques qu’elle implique » (ibid., p. 236).
Pour ce « spirituel » passionné de l’évolution du monde, la question politique est au cœur de nos vies. Tout le monde, le sachant ou ne le sachant pas, fait de la politique. La question n’est pas d’en faire ou de n’en pas faire, elle est d’en faire consciemment. Le silence, le retrait, l’acceptation, le refus, la prise de parole, l’entrée en action sont autant de manières de laisser vibrer en chacun la corde politique. Se taire ou parler, se retirer ou s’engager sont des manières utiles de peser dans un sens ou dans un autre dans le rapport de force qui est le nœud central de la décision politique. En n’oubliant pas que la force d’inertie est une des toutes premières forces politiques. On en mesure mieux l’importance quand on la voit soudain sortir de son sommeil habituel comme actuellement sur les rives du sud de la Méditerranée. Certains parlent des chrétiens comme de gens « aux mains pures ». Le P. Varillon dénonce « le faux apolitisme des mains pures ». On connaît l’adage fameux : celui qui ne fait rien ne commet jamais d’erreurs, mais c’est toute sa vie qui est une erreur.
La grandeur de l’homme, insiste le P. Varillon, à la suite des Pères de l’Église, est qu’il est appelé à une « divinisation » ultime. Loin de rabaisser l’exercice de sa liberté dans l’accomplissement des tâches humaines, cette divinisation promise le grandit. Mais elle le renvoie à une question cruciale : « Que voulez-vous que le Christ divinise si nous n’humanisons rien ? » (p. 46).