Que reste-t-il des idéaux d’égalité, de justice, quand ce gouvernement tente seulement de limiter les conséquences d’un système inégalitaire
A propos de l’ouvrage de Jacques Julliard « LES GAUCHES FRANCAISES »
Flammarion, Septembre 2012
Henri Pérouze a écrit cette page pour le Club Convaincre du Rhône
Les citations de l’auteur apparaissent en italiques.
Loin de moi l’idée de prétendre résumer les 942 pages de l’ouvrage !
De cette vaste fresque historique des fondements et des évolutions des « gauches françaises » de 1762 à 2012, j’extrais seulement de manière très subjective quelques éléments d’analyse permettant de comprendre les débats toujours en cours entre « camarades » …
Tout d’abord, nous rappelle Jacques Julliard, à l’origine des gauches, l’idée de progrès (produit de la raison judéo-chrétienne incarné dans l’esprit scientifique) et l’idée de justice (mouvement ouvrier naissant victime d’une société profondément inégalitaire).
La philosophie du progrès va de pair avec l’individualisme, celui qui s’affirme depuis la Révolution française… invariant commun de la condition humaine… postulat anthropologique de l’égalité –cf . la déclaration des Droits de l’Homme.
En ajoutant la doctrine de la souveraineté du peuple fondant la démocratie, l’auteur pose les bases d’un triangle Etat / Individu / Société lui permettant de positionner ensuite quatre grandes familles politiques de gauche : Libéralisme, Jacobinisme, Collectivisme et Libertarisme. Quelques exemples :
- La primauté donnée à l’Individu se retrouve bien sûr dans le Libéralisme mais aussi dans le Libertarisme
- La centration prioritaire sur l’Etat donnera le Jacobinisme mais aussi le Collectivisme jusqu’aux dictatures
- Le positionnement central de la société s’illustrera par l’Orléanisme et la Démocratie Chrétienne.
Le Libéralisme traverse ainsi la frontière entre la droite et la gauche depuis que l’individu s’est affranchi du Roi et de l’Eglise. Le Fascisme oscille entre Etat et Société, loin des droits de l’Individu tandis que le Bonapartisme ne prenait en compte que l’Etat et l’Individu, etc.
Schématiquement le 18ème siècle a donné les bases de la République, les mouvements sociaux du 19ème celles de la démocratie et le 20ème la prise de conscience de notre interaction avec l’environnement.
Rares ont été dans l’histoire les périodes de véritable souveraineté populaire et elles furent durement réprimées –y compris par les gouvernements de gauche. L’exemple de l’adoption du Traité Constitutionnel Européen montrait encore récemment le peu de cas fait de l’expression populaire…
Le scepticisme croissant, la défiance envers la Politique peut s’expliquer par les nombreuses dérives et pratiques contradictoires avec les idéaux affichés. Il faut ajouter la crise de l’idée de progrès (de la croyance dans le progrès moral à l’emballement technico-scientifique aux dégâts irréversibles) et, toujours selon l’auteur, la perte d’un agent historique : le prolétariat exploité (cf. le vote FN d’une partie de la classe ouvrière).
Que reste-t-il pour distinguer la gauche de la droite questionne Jacques Julliard sinon sa passion de l’égalité c’est-à-dire le primat accordé à la justice ?
Encore qu’en ses rangs se rapprochant du centre, l’impératif absolu de justice est combattu par l’exigence technique d’efficacité …
La montée en puissance de l’opinion et les exigences de démocratie immédiate interpellent la démocratie représentative et l’auteur conclut en rappelant le paradoxe de JJ Rousseau : faire du sujet le souverain par le biais de la volonté générale… Le principal défi de la gauche institutionnelle aujourd’hui réside dans sa capacité à accueillir, susciter, canaliser, animer les nouvelles formes de la politisation civique.
Impressionné par l’érudition très documentée de cet ouvrage (détaillant notre héritage intellectuel, politique, social et même spirituel puis les moments historiques de résurgence en compromis de gouvernement) je suis frappé de la persistance des tensions entre les quatre grandes familles politiques de gauche identifiées par l’auteur.
Tiraillé moi-même entre ces quatre postures, je me retrouve …
- Jacobin dans le souhait d’un Etat fort pour réguler l’économie, organiser la redistribution et assurer l’accès de tous aux « biens communs »,
- Libertaire par la volonté de ne jamais sacrifier les droits de l’individu à la raison d’Etat
- Libéral par ma reconnaissance de l’économie de marché, de l’initiative individuelle illustrée par mon statut professionnel…
- enfin un peu Collectiviste par la place que j’accorde aux associations, à l’action collective, aux devoirs et pas seulement aux droits de l’individu …
Le dernier éditorial du Club Convaincre prend le parti de soutenir le gouvernement socialiste que nous avons élu. OK pour ne pas favoriser la montée en puissance d’une coalition de droites dures ou d’un populisme nauséabond.
OK pour ne pas rêver du grand soir. OK pour être force de proposition.
Mais que reste-t-il des idéaux socialistes d’égalité, de justice, de progrès moral quand ce gouvernement tente seulement de limiter marginalement les conséquences d’un système profondément inégalitaire et partage avec la droite l’illusion d’une croissance infinie dans un monde fini ?
Si l’on peut rire de l’appellation d’un « Ministère du redressement productif » (Staline est mort depuis 60 ans…), comment comprendre le refus d’un audit de la dette, l’avachissement devant les banques (non séparation des activités spéculatives) et devant le lobby nucléaire, le refus du droit de vote aux étrangers, le recul sur les énergies renouvelables, le projet d’Ayrauport de Nantes, la poursuite de la dégradation des services publics, le cumul des mandats, etc … ? (et de quoi débat la représentation nationale jour et nuit en ce moment ? … de l’application d’une convention civile à quelques centaines de français !)
J’admire les camarades socialistes qui engagent chaque jour leur temps, leur énergie au nom de l’efficacité mais je ne peux m’investir sur la poursuite de cette société sans projet (la question est anthropologique avant d’être politique).