Réapprendre la dimension collective de l’exigence éthique : la morale de l’honnêteté individuelle ne suffit plus
Une panne de téléphone a laissé silencieux ce blog pendant deux jours. Enfin, voilà que la communication est rétablie.
Je parlerai encore des conférences de carême données à Notre-Dame de Paris pour vous inviter à écouter (ou à lire) celle de Gaël Giraud. Elle se situe, en prolongeant nos études avec Chrétiens et pic de pétrole, dans la ligne de ce que disait Cécile Renouard.
En voilà un extrait :
Les Écritures nous invitent à prendre soin de la Création : “Et Dieu vit que tout cela était bon” (Gn 2). Nous avons appris qu’elle est aussi fragile : nos modes de vie, de production, de consommation hérités de la Révolution Industrielle ne sont pas compatibles avec le respect de cette Création, en particulier avec la finitude des ressources énergétiques fossiles et avec la lenteur de reproduction des énergies renouvelables.
Dieu nous a placés dans un jardin magnifique. C’est à nous qu’il confie la tâche de cultiver ce jardin. Il y a pourtant un obstacle majeur qui nous ralentit beaucoup dans nos efforts, et ils sont nombreux, pour prendre soin de notre planète. C’est la finance dérégulée (…)
Qu’avons-nous fait, sinon transférer aux marchés financiers les attributs que la théologie classique attribuait à Dieu ? N’avons-nous pas déclaré que les marchés sont “omnipotents”, “omniscients”, qu’ils veulent toujours le plus grand bien de tous ? N’aurions-nous pas construit un Veau d’or : ces marchés financiers anonymes, auxquels, croyons-nous, il conviendrait de tout sacrifier aujourd’hui, comme autrefois au dieu Moloch ? (…)
Il ne s’agit pas … de diaboliser l’usage raisonné de l’argent. Mais de comprendre que l’argent, le secteur bancaire, le système financier ne sont que des instruments au service du bien commun, et qu’ils n’ont rien de sacré. Dès lors, quand un instrument remplit mal sa fonction, il faut le changer. Sortir de la sacralisation du Veau d’or requiert de nous une véritable conversion du cœur. L’or, ça ne se mange pas. C’est le constat amer que Moïse impose aux siens lorsque, descendu du Sinaï, il choisit de faire fondre le Veau d’Or et d’en faire boire la poudre mélangée à de l’eau (Ex 32, 20).
Il nous faut renoncer à la sidération idolâtre dans laquelle nous plonge la sphère financière depuis une génération. Pour nous sortir de l’hypnose, Saint François d’Assise s’y prend d’une manière forte, lui qui était fils de marchand, en comparant l’argent au “crottin du diable” ! Ce qu’il veut nous faire entendre par là, c’est que, plutôt que de palper l’or, il vaut mieux, à la suite du Christ, toucher les lépreux et les exclus. (…)
Je rencontre aussi beaucoup de jeunes, des étudiants notamment, qui veulent travailler dans le secteur de l’économie sociale et solidaire, et, surtout, qui sont impatients d’amorcer la transition écologique dont nous avons besoin. Car ils veulent contribuer à sauver la belle Création qui nous a été confiée ; car ils sont solidaires des générations futures. C’est à eux tous que notre avenir appartient. Ils sont le signe que l’Esprit continue de travailler notre corps social avec la patience amoureuse qui le caractérise. (…)
Déjà, en 1931, le pape Pie XI nous avertissait en des termes vigoureux, dans son encyclique Quadragesimo Anno. Il n’hésitait pas à dénoncer “la concentration des richesses, [...] l’accumulation [...] d’un pouvoir économique discrétionnaire, aux mains d’un petit nombre d’hommes qui d’ordinaire ne sont pas les propriétaires, mais les simples dépositaires et gérants du capital qu’ils administrent à leur gré. (113)” “Cette concentration du pouvoir et des ressources [...], estimait-il, est le fruit naturel d’une concurrence dont la liberté ne connaît pas de limites ; ceux-là seuls restent debout, qui sont les plus forts, ce qui souvent revient à dire, qui luttent avec le plus de violence, qui sont le moins gênés par les scrupules de conscience. [...] La libre concurrence s’est détruite elle-même, conclut le pape ; à la liberté du marché a succédé une dictature économique” (117). Cette dictature, ce n’est pas celle du collectivisme soviétique, auquel Pie XI consacre des pages tout aussi cinglantes, mais c’est bien celle des financiers. (…)
Dans ces conditions, que faut-il faire ? Avant tout, je crois que nous avons tous à réapprendre la dimension collective de l’exigence éthique : la morale de l’honnêteté individuelle ne suffit plus. Ne pas puiser dans la caisse est une condition minimale qui, même si elle n’est pas toujours respectée, demeure minimale. Il ne suffit plus d’obéir aux règles du jeu, il nous revient de réécrire ces règles quand celles-ci sont manifestement injustes ou quand elles conduisent au désastre. Concrètement, pour la plupart d’entre nous qui ne travaillons pas directement sur les marchés financiers, cela peut consister à prendre part aux campagnes contre les paradis fiscaux et pour la réforme du secteur financier, lancées par Le Pèlerin, le Secours catholique, le CCFD, le CERAS... Les professionnels de la finance, quant à eux, pourraient réapprendre à se soumettre aux autorités publiques en charge d’édicter les nouvelles règles du jeu.