Sur le travail
Mon mémoire de fin d’étude a pour titre « Développement, sacrement de salut ? »
Même avec l'interrogation, voilà une vision optimiste de l'activité humaine. Je crois, pour une part, que le progrès, le développement des « réalités terrestres » est un facteur de sanctification, un moyen de s'approcher du royaume. C'est ainsi que parle, en partie, le deuxième concile du Vatican. Il rappelle le droit de tout homme au travail par lequel celui-ci développe ses qualités et sa personnalité. Il indique combien le métier peut être source de dialogue, de coopération, de service, « d'association avec ses frères ». Il montre qu'il contribue à l'élévation de la société. Bref, le travail est une forme créatrice, salvifique. Les Pères conciliaires ont largement mis l'accent sur cette idée d'où le regard optimiste sur un monde en pleine expansion. C'était dans les années soixante.
Seulement, le développement conçu à notre époque étant tellement ambiguë, je trouve que les expressions attachées aux théologies du progrès (théologie des réalités terrestres, théologie du travail), témoignent d'un optimisme trop naïf. Du reste, pour pallier à cette difficulté, on a préféré, après l'Amérique latine, l'expression de « libération ». L'homme doit se libérer des conditions infra-humaines ou peu humaines de son existence : le travail en sera le moyen. Seulement un moyen, car il peut aussi devenir une aliénation. « Gaudium et Spes » souligne les conditions dégradantes du travail. Il précise, ainsi, que ceux qui travaillent sont trop souvent asservis à leurs œuvres. Mais, en fait, les évêques du Concile s'étendent peu sur cette description du travail comme force aliénée et aliénante. Leur souci principal est, en quelque sorte, de montrer que les chrétiens dans le désir qu'ils ont de gagner le royaume, ne se détournent pas de leurs responsabilités sur terre. Tous doivent collaborer au développement !
Or, depuis quelques années, nous avons du mal à qualifier de progrès tel ou tel changement. Les analyses de la crise de notre civilisation se multiplient. Ce qui était vu comme facteur de libération se présente désormais comme moyen d'aliénation. C'est le constat de cet optimisme trop grand par rapport à l'activité humaine, qui a incité le cardinal Marty, en 1976, dans une conférence prononcée à l'Institut Catholique de Paris, à porter ce jugement : « La valeur même des perceptions et des convictions qui ont présidé à la rédaction de Gaudium et Spes, rend plus aiguë la portée de cette observation que j'entendais récemment ; elle était proposée par un théologien de cet Institut catholique : « Ce texte conciliaire se voulait le plus neuf, il est celui qui a le plus vieilli. Il traduit une conception trop humaniste ; il reflète trop un optimisme teilhardien ; il laisse entrevoir le possible achèvement du monde comme une tâche de l'homme aujourd'hui. »
Est-ce que nous mettons en œuvre tout ce qui convient pour relativiser nos ambitions vis-à-vis des progrès matériels ? Je me permets d'en douter. Les esprits de la majorité des Français, chrétiens ou non, sont encore bien tournés vers le travail qui, plus que jamais, sauf en certains milieux est vu comme un absolu. Travailler, n'est-ce pas l'unique moyen que nous ayons pour nous payer tout ce que la société nous propose ? Et, quand « on fait » l'Italie, la Corse, le Maroc, en guise de loisirs, n'est-ce pas encore un travail ? Travail sacralisé ! Travail absolutisé ! Travail pénible, mais accepté parce qu'il est la réalité normale qui procure tout à un homme devenu dieu ; le « nec plus ultra » pour combler les désirs et besoins infinis de l'humain désormais coupé du véritable Infini, du Tout-Autre, de l'Absolu authentique.
La mort de Dieu a entraîné celle de l'homme, disons-nous de plus en plus souvent. Le monde, dans lequel ce dernier vit, a perdu son identité, son sens. Où aller dans un « monde barbare à visage humain » ? Comment se diriger dans une humanité qui ne semble plus être affamée de Dieu ?
Avec une satisfaction, de type plutôt intellectuel, j'ai découvert cet avertissement du Cardinal Suhard, prononcée en 1948 ; bien avant nous, d'autres avaient déjà vu !
« Pour ceux qui travaillent à achever la création - à « accroître et posséder la terre » - à organiser l'univers à l'image du Royaume des cieux, le danger est de prendre tant de goût à l'aménagement de la cité terrestre qu'ils oublient ce dont celle-ci doit être l'image et ce vers quoi elle nous conduit. Il se produit alors comme une dégradation des valeurs, où ce qu'il y a de spécifiquement chrétien s'affadit et disparaît… La foi en l'homme découronne l'homme de ce qui fait sa plus authentique noblesse : son incapacité à s'achever sans se dépasser lui-même et à accueillir plus grand que soi ». L'homme dépasse l'homme. C'est bien connu. Mais comment, dans notre vie quotidienne, avec nos structures, nous pouvons en tenir compte?
Pour répondre à cette question, il serait intéressant de voir quelle importance nous donnons au repos. Pourquoi le sens donné au Sabbat judéo-chrétien est-il si dévalué ?
L'enseignement de Vatican II sur le repos est assez décevant. Pour ce Concile, les loisirs qui « meublent » les temps de repos, sont une activité proche du travail. Il est difficile d'y déceler l'offrande présentée le septième jour au Créateur, la contemplation gratuite de l'œuvre accomplie. Ainsi : « les hommes, dans une conscience plus aiguë de leur responsabilité, souhaitent participer chaque jour plus activement à la vie sociale, surtout à la vie économique et politique. Les merveilleux progrès de la technique et de la recherche scientifique, les nouveaux moyens de communication sociale, leur donnent la possibilité dans les moments où ils jouissent de loisirs accrus, d'accéder plus aisément au patrimoine culturel et spirituel de l'humanité et de s'enrichir mutuellement grâce aux relations plus étroites qui existent entre les groupes et entre les peuples eux-mêmes. »
Que d'incitations à une vie intense ! Que d'invitations à une course au rendement ! Toujours plus, même dans le domaine culturel libre. Il serait très significatif, dans un montage audio-visuel, de lire ce texte sur des images de camping, de plage, de châteaux aux visites organisées… ou sur toutes les photos de nos loisirs ! Les « gentils organisateur » de nos vacances annuelles sont-ils une réponse à la soif d'Absolu qui se manifeste de plus en plus chez les gens avides de vacances. Est-ce là un facteur d'humanisation ? Ne confondons-nous pas évasion et quête du Tout-Autre ? Autrement dit, les loisirs que beaucoup de gens recherchent ne sont encore que le prolongement, sous une autre forme, de l'aliénation rencontrée dans le travail.
Il existe heureusement des textes conciliaires pour nuancer ce que je viens d'affirmer. Vatican II rappelle, par exemple, que tous les travailleurs doivent jouir d'un temps de repos et de loisirs suffisant à l'épanouissement de leur vie familiale, culturelle et religieuse. Ils doivent trouver l'occasion de développer les facultés, les capacités qu'ils n'ont pas l'occasion d'exercer dans leur travail et avoir la rémunération qui le permet.
Bien. Mais le contexte dans lequel tout cela est affirmé empêche de déceler une réponse adéquate, à la définition profonde du repos. Il faudrait peut-être revenir à ce qui est écrit dans « Mater et Magistra » qui mériterait d'être repris avec une large application aux conditions de notre temps. Les progrès scientifiques et techniques qui donnent à l'humanité son bien-être matériel sont des biens authentiques car ils permettent l'épanouissement de la civilisation, des civilisations. Mais ils doivent être appréciés pour ce qu'ils sont effectivement, c'est-à-dire des moyens : « moyens utilisés pour atteindre plus sûrement une fin supérieure qui consiste à faciliter et promouvoir la perfection spirituelle des hommes dans l'ordre naturel et dans l'ordre surnaturel ». En d'autres termes, il ne faut pas risquer de « perdre sa vie » dans la volonté de gagner le monde entier.
Le chrétien est invité par l'Evangile à respecter, en toute circonstance, l'Absolu de Dieu. Le dimanche n'a-t-il pas cette vocation ? « Pour protéger la dignité de l'homme comme créature douée d'une âme faite à l'image et à la ressemblance de Dieu, l'Eglise a toujours rappelé l'observance du troisième précepte du décalogue : « Souviens-toi de sanctifier le jour du Sabbat ». Dieu a le droit d'exiger de l'homme qu'il voue au culte un jour par semaine, pendant lequel, l'esprit, délivré des occupations matérielles, puisse s'élever et s'ouvrir à la pensée et à l'amour des choses célestes »… « C'est aussi un droit et même un devoir pour l'homme de cesser le dur travail quotidien, pour reposer ses membres fatigués, pour procurer à ses sens une honnête détente… »
Voilà dans quelle direction, me semble-t-il, il faudrait réfléchir. Une étude qui consisterait à rechercher la définition exacte des mots employés par le pape Jean XXIII afin de placer leur contenu dans notre monde post-industriel (ou en voie de l'être) ne serait pas vaine. Il ne faudrait pas, bien sûr, attendre indéfiniment les résultats d'une réflexion satisfaisante afin de se mettre à l'action. Le risque d'immobilisme est tellement réel, quand on réfléchit trop, qu'il peut devenir possible que l'on ne fasse même pas le petit minimum qui se trouve à la portée de tous. Oui, étude de toute façon importante à notre époque où, pour des raisons diverses - chômage, croissance zéro, surproduction, remise en cause de la valeur travail - on parle de plus en plus de la diminution du nombre d'heures de travail salarié. Certains groupements syndicaux revendiquent la semaine de 35 heures. D'autres personnes envisagent même la possibilité de ne travailler que 20 heures hebdomadaires.