L'espérance chrétienne recherche des anticipations du Royaume dans notre histoire ; scruter les « signes des temps » pour rejoindre Dieu

Publié le par Michel Durand

L'espérance chrétienne recherche des anticipations du Royaume dans notre histoire ; scruter les « signes des temps » pour rejoindre Dieu
J’ai terminé le mois dernier (c’était pendant les vacances annuelles) l’ouvrage de Pierre-Yves Materne, La condition de disciple. Lecture studieuse et bienfaisante dans la mesure où elle m’apporta tantôt des résumés, tantôt de longs développements de thèmes théologiques qui collent à ma façon de voir la vie et la (ma) mission. Comme il m’arrive de le dire parfois ou souvent, il y a d’abord sa conception de l’existence d’où se dégage une spiritualité, puis ensuite la théologie choisie dans le but d’étayer le choix spirituel. Parfois, la théologie n’est qu’idéologie.

Avoir choisi deux théologiens, Hauerwas, mennonite,  et Metz, catholique, est intéressant, car cela couvre le champ de deux orientations pastorales différentes actuellement en vigueur. Le théologien américain, Hauerwas répondra davantage aux attentes des communautés nouvelles qui, se plaçant devant la société civile souhaitent lui apporter (imposer) la vérité de l’Evangile portée par son Eglise. Le théologien allemand, Metz, vraisemblablement moins à la mode, est plus dans une attitude de dialogue avec le monde. Situé dans la ligne de Vatican II, il invite les chrétiens à se mettre à l’écoute des signes des temps afin d’avoir un dialogue salutaire avec les diverses sociétés qui composent son cadre de vie.

Je serais heureux de pouvoir organiser un séminaire autour de cette étude afin, d’une certaine façon, de la compléter. En effet, même si ma préférence se porte sur Jean-Baptiste Metz, je ne suis pas entièrement satisfait car sa réflexion demeure trop souvent dans l’abstraction. Il lui manque la patience d’un théologien qui, une fois l’orientation théologique tracée depuis les livres de son bureau universitaire, se mettrait à l’écoute de la parole et de la pratique d’un militant chrétien lequel, agissant au nom de son adhésion au Christ (la condition du disciple), entre efficacement en politique. L’académisme pratiqué par les chaires officielles en théologie semble ne pas permettre cet exercice.

Le groupe, Chrétien et pic de pétrole dans la préparation du colloque, Quelle société voulons-nous ? demeure en attente de cette ouverture théologique proche du vécu quotidien. Quels moyens politiques choisir afin de transformer le monde pour que, au lieu de foncer vers la catastrophe, on se donne une société où il est salutaire de vivre.

Je souhaite dans ces pages du blog En manque d’Eglise, quand l’occasion se présentera, donner quelques résumés de l’étude de P. Y. Materne. Cet auteur publiera, j’espère, des conférences parlant de sa recherche. On suivra.

En attendant, voici le texte qui me semble introduire à ce mode de réflexion :

« Comme l'a rappelé le concile Vatican II : « Dieu nous prépare une nouvelle terre où régnera la justice (...). Mystérieusement, le royaume est déjà présent sur cette terre ; il atteindra sa perfection quand le Seigneur reviendra 1.» Si le Royaume est présent sur terre, il l'est de façon « mystérieuse » et non pas univoque. En se fondant sur des pratiques clairement identifiées pour désigner la venue du Royaume sur terre, ou des croyants dans le Royaume, Hauerwas tombe dans un écueil « technologique »2. Tout se passe comme si l'Église « fabriquait » le Royaume, ou le salut. Dès lors, Dieu n'est plus vraiment le premier acteur dans l'histoire. Plusieurs auteurs ont détecté chez Hauerwas une confusion entre l'Église concrète et le Royaume, qualifiant son ecclésiologie de « chiliastique 3». Il y a chez Hauerwas un « positivisme ecclésiologique » au sens où l'Église est une entité préalable au monde qui n'aurait pas besoin de ce dernier pour exister4. Il prône implicitement une nouvelle version de la « chrétienté ». Le refus de tout fondement universel (fondationaliste) se voit mis en doute par son acharnement à affirmer l'existence d'un « récit chrétien » qui donnerait la seule bonne vision de l'éthique. La force de Hauerwas par rapport à Metz est de se lancer dans une proposition ecclésiologique concrète, où les ressources de la foi sont sollicitées pour élaborer un art de vivre subversif. La difficulté vient de ce que cette proposition ne rejoint pas assez la réalité mondaine dans sa complexité et, de ce fait, demeure utopique. Comme elle s'accompagne d'une option exclusiviste, cette utopie doit être considérée comme dangereuse. Elle a en effet pour résultat de négliger la responsabilité chrétienne pour tous en faisant croire que le seul témoignage communautaire va changer la société. Sans aucun doute, nous avons besoin de communautés dynamiques qui se démarquent des logiques déshumanisantes. Néanmoins, ce modèle de communauté ne peut être généralisé sans préjudice pour la société civile et pour le civisme démocratique.

Nous pensons que l'Eglise participe à l'édification du Royaume de Dieu. Elle a d'ailleurs pour mission d'être signe du salut pour le monde. Cependant, elle est fondamentalement tournée vers le monde où elle scrute les signes des temps. Le « narcissisme ecclésiologique » n'est pas compatible avec une définition ecclésiologique qui réclame l'altérité pour devenir authentiquement elle-même. En ce sens, Metz accorde plus de poids à l'altérité dans la détermination de l'identité ecclésiale.

En convergence avec un Bonhoeffer, Metz pense l'Église comme une institution critique au service des autres. Nous sommes dans l'attente du Royaume, certes inauguré par le Christ, mais dont la pleine effectuation dépend de Dieu. La coopération de l'homme à la réalisation du Royaume n'est pas exclue, même si des événements tragiques tels que l'Holocauste peuvent nous faire douter du fait que l'être humain soit vraiment « cocréateur». L'optimisme du concile Vatican II n'est sans doute plus évident pour l'heure. Les défis auxquels doit faire face l'humanité, aussi divers que la crise écologique, le terrorisme, le choc des civilisations ou encore la pauvreté, rendent les individus inquiets devant la tâche à accomplir d'une société juste. Pourtant, l'espérance chrétienne nous invite à rechercher des « anticipations » du Royaume dans notre histoire. Vatican II demande de scruter les « signes des temps » pour rejoindre les « lieux » où quelque chose de la présence de Dieu peut poindre 5. Cette ouverture sur le monde, qui suppose un travail de discernement, reste un trait fondamental de la conscience chrétienne. Il ne s'agit plus de faire une quelconque récupération des œuvres de justice et d'amour, mais d'être attentif à ce qu'elles nous disent de la venue du Royaume. Le disciple qui participe au déchiffrement du Royaume mystérieusement présent dans le monde et dans l'Église doit assumer son appartenance à l'humanité commune, sans faire prévaloir une supériorité élitiste. »

1. Gaudium et spes, n° 39. Voir aussi la constitution dogmatique Lumen Gentium :  L'Eglise est «germe » du Royaume (n° 5).

2. Nous reprenons une critique de Miroslav Volf adressée à une théologie qui survalorise le rôle de l'ecclésiologie dans la dynamique du salut. Il parle de la « nouvelle hérésie de "technologisme" » qui correspond à une confiance démesurée dans les capacités de la communauté ecclésiale. M. VOLF,« Against a Pretentious Church : A Rejoinder to Bell's Response », Modern Theology 19, 2003, p.282.

3. Nathan R. KERR, Christ, History and Apocalyptic. The Politics of the Christian Mission, Eugene, Cascade Books, 2009, p. 125. Le terme «chiliasme» est l'équivalent de « millénarisme ». Il désigne une doctrine, ou à tout le moins une tendance, qui croit en un règne de mille ans du Christ sur terre avant le jugement final. Voir Henri BLOCHER, « Millénarisme », dans P. GISEL (dir.), Encyclopédie du protestantisme, p. 903-904. Voir aussi Theo HOBSON, «Against Hauerwas», Blackfriars 88, 2007, p. 303 ; John THOMSON, The Ecclesiology of Stanley Hauerwas : A Christian Theology of Liberation, Aldershot, Ashgate, 2003, p. 206.

4. N. R. KERR, Christ, History and Apocalyptic, p. 170. Schockenhoff estime que l'idée hauerwassienne d'une «autofondation» (Selbstbegründung) de l'Eglise, préalable à son interaction avec le monde, est injustifiable. Voir Eberhard SCHOCKENHüFF, Grundlegung der Ethik. Ein theologischer Entwurf, Fribourg-en-Brisgau - Bâle - Vienne, Herder, 2007, p. 178-179, n. 118.

5. « L'Église a le devoir, à tout moment, de scruter les signes des temps et de les interpréter à la lumière de l'Évangile, de telle sorte qu'elle puisse répondre, d'une manière adapté à chaque génération, aux questions éternelles des hommes sur le sens de la vie présente et future et sur leurs relations réciproques. Il importe donc de connaître et de comprendre ce monde dans lequel nous vivons, ses attentes, ses aspirations, son caractère souvent dramatique » (Gaudium et spes, n°4).

pp. 414-416

Publié dans Eglise, évangile

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B
Stanley Hauerwas me semble rejoindre la position ecclésiologique de Gerhard Lohfink, lorsque celui-ci déplorait : « Les chrétiens d’Europe occidentale ne sont plus du tout conscients que l’Eglise devrait être une sorte d’alternative à la société, ou tout au moins ce n’est que dans les toutes dernières décades qu’on s’en est réaperçu. » (&quot;L’Eglise que voulait Jésus&quot;, Le Cerf, 1985, p. 132)<br /> <br /> Et encore : <br /> <br /> – « Le devoir capital de l’Eglise est donc de s’édifier comme société contrastant avec le monde, comme lieu de domination du Christ, lieu où l’amour fraternel est la loi de l’existence. C’est précisément dans la mesure où l’Eglise réalise cela que la société païenne saisit le dessein de Dieu sur le monde. » (ibid., p. 152)<br /> <br /> – « C’est précisément parce que l’Eglise n’existe pas pour elle-même, mais entièrement et exclusivement pour le monde, qu’elle ne doit pas devenir monde, mais qu’elle doit maintenir son propre visage. » (ibid., p. 153)<br /> <br /> C’est peu ou prou le point d’où je suis parti dans ma propre réflexion de chrétien. Et je suis convaincu, avec Pierre-Yves Materne, que « La force de Hauerwas par rapport à Metz est de se lancer dans une proposition ecclésiologique concrète, où les ressources de la foi sont sollicitées pour élaborer un art de vivre subversif. » Ce que dit à sa manière le § 4 de &quot;Gaudium et Spes&quot; : l’Eglise doit interpréter les &quot;Signes des temps&quot; « à la lumière de l’Evangile ». Il s’agit pour moi d’un préjugé positif : la conviction que la Bonne Nouvelle garde toute sa pertinence et son ferment révolutionnaire pour aujourd’hui.<br /> <br /> Mais pour « interpréter » les &quot;Signes des temps&quot;, encore est-il nécessaire que l’Eglise les « scrute », autrement dit qu’elle soit attentive aux anticipations du Royaume qui se manifestent dans l’histoire des hommes, fut-ce hors de ses « limites » visibles. C’est un point essentiel : le « récit chrétien », dont a longuement parlé Stanley Hauerwas, ne devrait surtout pas être considéré comme un discours fixe et transparent, qui autoriserait l’Eglise, du haut de son empyrée, à se considérer comme une réalité purement autarcique, une « communauté d’attestation » contrastant, sans nuances aucunes, avec le monde. Le récit chrétien, parce qu’il s’énonce dans l’histoire, qu’il se transmet d’une génération à l’autre et qu’il doit affronter des défis sans cesse nouveaux, est historiquement situé ; il est donc l’objet d’infinies lectures et relectures suscitant débats et controverses. La dimension dialoguale lui est intrinsèque. Et lorsqu’on l’oublie la tradition chrétienne dépérit.
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M
Blaise, je viens justement de déposer mon homélie de ce jour et, citant Claude Dagens, je signale l'importance d'âtre attentif aux &quot;signes des temps&quot;. Chez des amis, hier soir, des paroissiens, j'ai de nouveau entendu dire que de nombreux jeunes catholiques ironisaient sur l'optimisme illusoire de Vatican II. N'est-ce pas ici le refus de voir les anticipations en notre monde du Royaume ?
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B
Peut-être bien que ma génération - j'ai 32 ans - a plus de mal que celles qui l'on précédé à entrer dans une logique d'espérance. Et je ne pense pas qu'aux chrétiens. D'où la difficulté, probablement réelle, chez beaucoup, d'identifier des anticipations du Royaume dans notre monde présent; et l'accusation facile, du Concile Vatican II, d'avoir versé dans un optimisme illusoire.
B
Hauerwas et Metz, c'est probablement l'intérêt de ce livre, incarnent deux tendances, parfois conflictuelles, que l'on retrouve dans l'Eglise catholique bien au-delà des théologiens de métier. Entre une parole chrétienne insoucieuse des &quot;signes des temps&quot; qui lui sont adressés et une &quot;Eglise qui se fait conversation&quot; au point de négliger l'indispensable travail de discernement, le difficile est de trouver la juste articulation.
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