Le vice est aussi nécessaire à l'État, que la faim l'est pour le faire manger
Le dogme de cette religion procède d’un axiome central : “les vices privés font la vertu publique” que l'on doit à Bernard Mandeville (1740). Cet axiome déstructure les autres grandes fonctionnalités humaines : politique, symbolique, sémiotique et psychique. Dany-Robert Dufour.
L’article di 11 février : Les chrétiens s’habillent comme tout le monde… a suscité d’heureux commentaires qui manifestent mon ignorance sur ces questions alors que je crois avoir déjà pas mal d’acquis. Je souhaite donc donner ici quelques informations qui ne peuvent que compléter le nécessaire à mettre en avant pour bien traiter le thème de la Création dans ses répercussions au quotidien de chacun.
Selon la révélation biblique, la création n’est pas sacrée dans le sens où il serait blasphématoire d’y porter la main pour l’orienter au service de l’homme. La lecture des prophètes, par exemple, montre que seul Dieu, l’unique est intouchable ; et l’homme, étant à son image, n’est pas loin de Dieu. Même la Loi ne peut être sacralisée dit Jésus ; elle est conçue pour l’homme et non l’inverse. Il y a une idolâtrie de la terre, de la montagne, de la forêt qui ne sied pas à Dieu. Cela dit, jamais la révélation chrétienne n’ordonne de faire de la nature une matière première exploitable sans aucune limite. L’homme est gardien de la Planète, non son exploiteur. Il nous faudrait reprendre ici, avec soin, une théologie biblique de la création. On y verrait que les données de la nature se développent indépendamment tant de l’intervention divine que de celle de l’homme, et que les sciences qui étudient les phénomènes naturels sont autonomes. On verrait également que cette indépendance n’entraîne pas une autonomie radicale. Le Concile Vatican II en parle (Gaudium et spes N° 36) : « Si, par autonomie des réalités terrestres, on veut dire que les choses créées et les sociétés elles-mêmes ont leurs lois et leurs valeurs propres, que l’homme doit peu à peu apprendre à connaître, à utiliser et à organiser, une telle exigence d’autonomie est pleinement légitime : non seulement elle est revendiquée par les hommes de notre temps, mais elle correspond à la volonté du Créateur… Mais si, par “autonomie du temporel”, on veut dire que les choses créées ne dépendent pas de Dieu et que l’homme peut en disposer sans référence au Créateur, la fausseté de tels propos ne peut échapper à quiconque reconnaît Dieu. En effet, la créature sans Créateur s’évanouit. »
Or, c’est cette autonomie complète que les hommes depuis siècles revendiquent. Ils se veulent leur propre créateur, leur unique responsable. Je ne dépends que de mes propres décisions, estime-t-il. L’homme se veut libre de toutes entraves extérieures, de toutes limites, de tout récit préétabli qui le dominerait. Étant sa propre histoire, il est sans Histoire, sans récit tenu absolument pour vrai. Radicalement autonome de toute réalité transcendante.
Cette « croyance » est contenue dans la phrase que je citais le 11 février :
« Le libéralisme, dans ses différentes formes et versions, présuppose que la société peut être organisée sans aucun récit communément tenu pour vrai. En conséquence, nous sommes tous tentés de croire que la liberté et la rationalité sont indépendantes d’un récit – autrement dit que nous sommes libres à tel point que nous n’aurions pas d’histoire. Le libéralisme est de ce fait, particulièrement pernicieux au point de nous empêcher de saisir combien nous sommes profondément prisonniers de sa conception de l’existence ». (Hauerwas Reader, 2001, cité par P.Y. Materne, p. 194)
Or, me signale un correspondant, ce récit existe pourtant bien.
Pour éclairer la question, disons de suite qu’il y a deux récits.
Quand je parle du récit biblique soulignant l’indépendance des réalités humaines sans qu’il soit possible d’imaginer une autonomie complète, je développe un récit qui est refusé par les libéraux de toutes tendances. Donc pour eux il n’y a pas de récit.
Mais, voilà, me dit-on, que cette absence de référence historique est comblée par un autre récit qui, lui, est créé de toute pièce par l’homme. En effet, « il n'empêche, Michel, m’écrit ce correspondant, que le libéralisme a bien au moins un « grand récit » qu'il tient pour vrai : « Vices privés, vertu publique ». Et il est amusant d'observer des catholiques “droitards” louer un Ferry qui a la cohérence de détester leur religion. Mais ce qui leur plait (à ces droitards) c’est le conformisme bourgeois de ce philosophe médiatique libéral ; cela leur plait autant qu'ils détestent la subversion de l'ordre social bourgeois exprimée par l'Évangile ». Ce discernement est apporté avec une preuve à l’appui, un article du Figaro en date du 9 août 2008 que je joins à cette page, plein d’admiration pour le classement des fiches en sachant les ressortir au bon moment. Je n’en suis pas capable.
Bref, pour comprendre cette sentence, il m’a fallu me renseigner sur « le grand récit », « Vices privés, vertu publique ».
Renseignement pris, me voilà face à la Fable des abeilles, de Bernard Mandeville, texte paru en 17O5, sous la forme d’un poème intitulé La Ruche mécontente ou les coquins devenus honnêtes, puis 1714 avec un commentaire et 1729.
En voici le paragraphe intitulé Morale :
Cessez donc de vous plaindre : seuls les fous veulent
Rendre honnête une grande ruche.
Jouir des commodités du monde,
Être illustres à la guerre, mais vivre dans le confort
Sans de grands vices, c'est une vaine
Utopie, installée dans la cervelle.
Il faut qu'existent la malhonnêteté, le luxe et l'orgueil,
Si nous voulons en retirer le fruit.
La faim est une affreuse incommodité, assurément,
Mais y a-t-il sans elle digestion ou bonne santé?
Est-ce que le vin ne nous est pas donné
Par la vilaine vigne, sèche et tordue ?
Quand on la laissait pousser sans s'occuper d'elle,
Elle étouffait les autres plantes et s'emportait en bois ;
Mais elle nous a prodigué son noble fruit,
Dès que ses sarments ont été attachés et taillés.
Ainsi on constate que le vice est bénéfique,
Quand il est émondé et restreint par la justice ;
Oui, si un peuple veut être grand,
Le vice est aussi nécessaire à l'État,
Que la faim l'est pour le faire manger.
La vertu seule ne peut faire vivre les nations
Dans la magnificence ; ceux qui veulent revoir
Un âge d'or, doivent être aussi disposés
À se nourrir de glands, qu'à vivre honnêtes.
Traduit de l’anglais par Lucien et Paulette Carrive, (ed. J._Vrin, 1988)
Les commentateurs voit en ce récit un précurseur du libéralisme économique. Que les vices privés fassent le bien public a inspiré Adam Smith, disent-ils. Comment alors, un catholique de haute morale familiale peut-il défendre cette optique libérale ?
Dany-Robert Dufour, découle de cette religion de la libérale consommation 10 commandements.
Luc Ferry - La gauche et l'argent...