Les destinataires privilégiés de l’évangélisation demeurent les « pauvres ». Le groupe des catacombes aurait voulu qu’ils soient l'axe principal du Concile

Publié le par Michel Durand

Christoph Theobald

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L’attention à celles et ceux qui sont loin de l’Évangile, de l’Église est grande dans la pensée de François et de nombreux chrétiens. J’en parlais en 2019 (voir icinotamment en citant le pacte des catacombes.

Comme je l’indiquais le 9 novembre en ce lieu, j’ai entrepris avec bonheur la lecture de le Courage de penser l’avenir.

Aujourd’hui je ne peux me retenir de publier quelques pages qui, justement, ont réveillé ma mémoire à propos de l’option évangélique, préférentielle envers les très loin du Christ dont celles et ceux qui sont à divers niveaux marqués par une sévère pauvreté.

 

- Il n'est pas étonnant que Paul VI mette l'évangélisation et la mission au cœur de ses préoccupations postconciliaires, le plus beau fruit de son engagement étant l'exhortation Evangelii nuntiandi (1975)

Ce texte tente de proposer une clé de lecture de l'ensemble de l'œuvre conciliaire, précisément à partir de son fil kérygmatique et en mettant Ad gentes au centre du dispositif : avec douze citations, ce décret sur l'activité missionnaire de l'Église vient en tête et représente en quelque sorte la matrice du texte pontifical mettant réellement l'Évangile et l'évangélisation au principe, il renverse l'ordre conciliaire qui, en 1963, avait fait de l'Église « l'argument principal » du Concile. Or, désormais, l'Église est abordée à partir de sa mission*, comme l'indique le premier chapitre d'Evangelii nuntiandi : « Du Christ évangélisateur à une Église évangélisatrice ».

Des accents communs entre les deux exhortations de Paul VI et de François

Cette inversion et ce lien intime entre l'évangélisation ou la mission et l'Église représentent le premier point commun entre l'Exhortation de Paul VI et celle de François. Il faut le relier à un deuxième accent, également commun aux deux textes ; il remonte, lui aussi, à Vatican II et concerne les destinataires privilégiés de l'évangélisation, à savoir les « pauvres ». Le cardinal Lercaro, avec Dom Hélder Câmara et le patriarche Maximos IV, un des fondateurs du groupe conciliaire appelé « l'Église des pauvres », aurait même voulu en faire l'axe principal du Concile, comme il ressort de son grand discours du 6 décembre 1962. Ce ne sera pas le cas; mais ce groupe d'une quarantaine d'évêques qui conclura, le 16 novembre 1965, le « pacte des catacombes » (lors d'une eucharistie célébrée dans les catacombes de Domitille) - pacte de pauvreté signé peu après par 500 pères conciliaires -réussira au moins à introduire cette thématique dans plusieurs textes conciliaires, en particulier dans Lumen gentium, 8, dans Gaudium et spes, 1 et dans Ad gentes, 3. La scène messianique de Luc 4, qui montre Jésus, l'oint, annoncer l'Évangile aux pauvres, reste la matrice principale de cette intuition qui relie, selon les mots de Lercaro, l'Évangile éternel et la plus grande actualité historique.

Restée cependant marginale dans le corpus conciliaire, cette attention « messianique » aux destinataires privilégiés de l'Évangile que sont les pauvres trouve son droit de cité dès le n°6 d'Evangelii nuntiandi, attention qui ouvre son premier chapitre et structure ensuite l'ensemble du texte. Dix ans après le Concile, le groupe de « l'Église des pauvres » a essaimé en Amérique latine et conduira son Église, par Medellín et les conférences générales suivantes de l'épiscopat latino-américain, vers « l'option préférentielle pour les pauvres ». Il est impossible de comprendre la force de l'Exhortation Evangelii gaudium du pape argentin si l'on ne perçoit pas à quel point ce texte est l'héritier du développement historique souterrain qu'on vient de rappeler à grands traits : dès l'Exhortation Evangelii nuntiandi, il aboutit à la jonction entre l'inversion qui met l'évangélisation et la mission au principe de l'Église, d'un côté, et le déplacement du projecteur ecclésial sur les destinataires privilégiés de l'Évangile que sont les pauvres, de l’autre.

L'insistance spécifique d'Evangelii gaudium

Ce socle commun étant repéré, il ne faut pas pour autant sous-estimer les différences entre les deux textes, différences de taille qui proviennent, pour une part, du changement de contexte depuis le Concile et depuis 1975, mais aussi, d'un autre côté, d'une perception théologique passablement différente ; perception qui se repère dès le premier chapitre de l'Exhortation Evangelii gaudium, précisément dans sa manière de combiner le noyau central, l'évangélisation, en particulier celle des pauvres, et l'exigence de réforme.

Une double difficulté est en effet discernée par François, résultat de sa perception évangélique des «signes des temps», en particulier dans la deuxième partie du chap. n, qui traite des « tentations des agents pastoraux » (EG, 77-86).

1. Si Ad gentes et Evangelii nuntiandi ne s'interrogent guère sur le « pourquoi » de la mission - Ad gentes amorce cependant une réflexion sur cette question dans son n° 7 -, cette question est devenue centrale aujourd'hui. Qu'on pense à une certaine conception de la « tolérance », renforcée par l'amalgame courant entre religion et violence: l'opinion publique en Occident accepte certes la pluralité des « communautés » ou religions sur un même territoire, veillant à leur traitement égal par les pouvoirs publics ; mais, dès qu'elles manifestent la moindre prétention à une validité ou une vérité ultime ou mettent en œuvre ce qu'elles considèrent comme leur « mission » au sein des sociétés, on les accuse volontiers de « prosélytisme ». L'équation entre « mission » et « prosélytisme » est tellement intégrée dans la conscience occidentale que la plupart des chrétiens eux-mêmes ne comprennent plus le lien intrinsèque entre l'Évangile et sa diffusion ou la mission. On doit même se demander si la manière assez subtile (ou dialectique) du Concile de distinguer entre, d'un côté, l'Église, « peuple messianique aux apparences d'un petit troupeau », et, de l'autre, « 'universalité des hommes » (LG, 2, 9 et 14) ou (pour parler un langage plus classique) entre la gratia baptismatis et la gratia Christi (ibid. ; AG, 7 ; GS, 22 § 5) est comprise par les chrétiens, menacés souvent par une subtile relativisation de leurs propres convictions ou, à l'inverse, par une conception fondamentaliste, voire militante d'une présence ecclésiale au sein de la société. C'est à cette difficulté majeure, nouvelle par rapport aux années soixante et soixante-dix, que se confronte l'Exhortation Evangelii gaudium : dans le chap. il, la discernant clairement sous des expressions spirituelles et intellectuelles très diverses (EG, 77-86), et dans les chap. I et II en tentant de convaincre les chrétiens par un langage expérimental, voire mystique. C'est l'ultime sens de l'évocation de la « joie » et du lien, établi par François, entre la «sortie» et cette « joie » : « La joie de l'Évangile qui remplit la vie de la communauté des disciples est une joie missionnaire » (EG, 21). Dans le chap. II, ce sont surtout les n° 87 à 92 qui initient à une « mystique du vivre-ensemble » ou une « fraternité mystique », fondée sur Jésus, « Fils de Dieu fait chair » : expression la plus concrète du « style missionnaire » que le pape désire promouvoir. Ce langage proprement « initiatique » est certes préparé par ce que Vatican II dit, dans Dei verbum, de la Révélation comme autocommunication de Dieu ; mais sa mise en œuvre est originale et bien éloignée du style de Vatican II. C'est en tout cas sur ce « retour » expérimental à la source de la « sortie » et d'une Église « en sortie » que se fonde la nécessité de relier intrinsèquement évangélisation ou mission et conversion pastorale ou « réforme ».

2. L'autre difficulté, discernée par François, porte sur les institutions ecclésiales, menacées par « l'auto-préservation », mais pouvant aussi « favoriser un dynamisme évangélisateur ». C'est l'autre versant de la « réforme permanente » de l'Église, déjà prônée par Vatican II et reprise par Evangelii gaudium, donnant pour la première fois à cette réforme un critère et une finalité clairement missionnaires (EG, 26).

C'est ici que la distance par rapport à Paul VI est la plus grande. En 1975, la différenciation interne de l'Église catholique en Églises particulières est encore à ses débuts et l'Exhortation Evangelii nuntiandi reste marquée par une certaine crainte de particularisation ecclésiale, notamment en Amérique latine; ce qui ressort de la règle proposée par Paul VI :

L'évangélisation perd beaucoup de sa force et de son efficacité si elle ne prend pas en considération le peuple concret auquel elle s'adresse [...]. Mais d'autre part, l'évangélisation risque de perdre son âme et de s'évanouir si l'on vide ou dénature son contenu, sous prétexte de le traduire [...]. Plus une Église particulière est attachée par des liens solides de communion à l'Église universelle [...], plus cette Église sera capable de traduire le trésor de la foi dans la légitime variété des expressions [...]. Plus aussi elle sera véritablement évangélisatrice […] [EN, 63 et 64].

En 2013, le risque discerné par le pape argentin n'est plus du tout le même. S'il craint quelque chose, c'est l'assèchement de la source de joie et le réflexe d'auto-préservation des institutions ecclésiales ; dans le premier chapitre, il les traverse toutes, y compris celle de la papauté, la soumettant aux mêmes critères de réforme : « Il me revient », écrit-il, « de rester ouvert aux suggestions orientées vers un exercice de mon ministère qui le rende plus fidèle à la signification que Jésus Christ entend lui donner, et aux nécessités actuelles de l'évangélisation » (n° 32). Face à la crainte d'une « particularisation » de telle ou telle Église continentale, François s'affronte plutôt - non sans le soutien de Vatican II - à une «excessive centralisation» qui « au lieu d’aider », dit-il, «complique la vie de l'Église et sa dynamique missionnaire» (n° 32).

 

Christoph Theobald, Le courage de penser l'avenir, Cogitatio fidéi, Le Cerf, p. 157-161.

 

 

* Voir la formule centrale d''Ad gentes, 5 : « La mission de l'Église s'accomplit donc par l'opération au moyen de laquelle, obéissant au mandat du Christ et mue par la grâce de l'Esprit-Saint et la charité, elle devient en acte plénier présente à tous les hommes et à tous les peuples, pour les amener par l'exemple de sa vie, par la prédication, par les sacrements et les autres moyens de grâce, à la foi, à la liberté, à la paix du Christ, de telle sorte qu'elle leur soit ouverte comme la voie libre et sûre pour participer pleinement au mystère du Christ. »

 

 

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