Etre chrétien, c'est se convertir. C'est toujours se convertir à Dieu qui nous envoie et toujours se convertir aux autres à qui on est envoyé
François Laborde, prêtre du Prado en Inde
source des photos - et invitation à lire ce qui accompagne les photos : œuvres pontificales missionnaires.
La joie parfaite
En regardant l’histoire de la revue pradosienne Quelqu’un parmi nous, j’ai été amené à lire (relire) un témoignage de François Laborde. Celui date de janvier 1973, n° 53 de la revue. François avait alors 46 ans.
La lecture de cette page accompagne judicieusement ce qui était publié en 2019. Voir ici.
Et en 2016. Voir ici.
Cet homme s'appelle François Laborde. Il vit à Pilkana, banlieue de Calcutta, en Inde, depuis sept ans. Pilkana est un « slum », c'est-à-dire une zone surpeuplée et insalubre, dans laquelle vient se réfugier toute une masse de population plus ou moins marginale. 40 % des habitants de Calcutta vivent dans dès slums.
Nous avons essayé de comprendre ce qui a conduit ce prêtre à vivre dans un tel cadre. Laissons-le parler.
«Ces gens, ils souffrent. Ils souffrent injustement. Pourquoi ? Ici, il y a 52 000 habitants. Mettez qu'il y en ait 45 000 qui ont des conditions vraiment très dures pour élever leur famille. Des conditions très, très dures, avec un espoir très limité. Pourquoi ? Alors qu'ils sont des pères et mères de famille aussi méritants que n'importe quel autre père ou mère de famille en Europe ou dans Calcutta, là où existent des conditions meilleures ».
L'Inde a une population de 580 millions d'habitants, pour une superficie de six fois la France. Le revenu moyen par habitant y est de 500 F par an. Au nord-est se situe le Bengale, avec sa capitale : Calcutta. Pour une population égale à celle de Paris, Calcutta compte en permanence un million de chômeurs déclarés et 500 000 sans abri. C’est de l'autre côté de la rivière Ougli, un des bras du Gange, qu'on trouve Pilkana. Sur une superficie de moins de 1 km2, ce slum regroupe 52 000 habitants. C'est la plus forte densité de population du monde
« Voyez dans ce slum, où il y a une majorité écrasante de musulmans : et d'hindous, eh bien, la somme de prière, le nombre de gens qui sont vraiment de saintes personnes, c'est extraordinaire !
Il y a des gens qui veillent la nuit autour du Coran ou qui vont passer toute la nuit en chantant des hymnes hindous. Il y a des gens qui vont passer des heures et des heures en prière pour accepter (non pas pour s'évader), pour trouver dans leur foi, dans, leur remise d'eux-mêmes à Dieu, la force de lutter jour après jour.
D'ailleurs, vous pouvez le voir si vous observez les gens du slum, le ressort humain n'est pas cassé. Et si le ressort humain n'est pas cassé, s'il y a encore une certaine trempe humaine qui leur permet de lutter, c'est parce que justement, il y a une foi très profonde qui les anime, la foi du pauvre au sens évangélique du mot. Ça, j'en suis sûr. Et ça ne peut pas ne pas nous confondre... Moi personnellement, moi d'abord qui suis au milieu d'eux, je me dis : je suis bien loin d'en être là. Certainement je suis loin d'en être là.
Et ça peut paraître bizarre pour nos contrées européennes de plus en plus marquées par un certain athéisme: quelqu'un qui n'a pas de religion, pour eux, c'est vraiment l'étranger, c'est quelqu'un qu'ils ne peuvent arriver à comprendre. Quand vous interrogez quelqu'un ici, sa première réponse, c'est de dire : « Moi. je suis musulman », « moi, je suis hindou », « moi je suis chrétien». C'est sa première identité. Son identité fondamentale. Si bien que quand vous dites à quelqu'un : « Moi, je ne crois pas en Dieu », ça leur semble un être qui descend de la planète Mars ! » (François éclate de rire.)
À Pilkana, une maison abrite souvent 150 personnes. Dans le slum, la présence d'une quarantaine d'étables rend inefficace le réseau des égouts de plein air. De juin à octobre, pendant la mousson, les ruelles et beaucoup de maisons sont inondées. Pour vivre, une partie des habitants , tire les pousse-pousse, ou ritchos, dans les rues de Calcutta. D'autres vivent de récupération de vieux métaux, de capsules de bouteilles qui seront fondues, de plaques de fumier séchées au soleil pour le chauffage, ou bien la fabrication d'objets artisanaux : valises en tôle, récipients en terre cuite. La plupart meurent de tuberculose.
« Ce qui me , semblait être, comme appel, c'était d'essayer de rejoindre et de vivre au milieu de ces hommes affrontés à la. pauvreté en Inde. Alors, j'étais en train de visiter comme ça les différents slums et puis, ici, un prêtre et un laïc m'ont invité : «Père, c'est ça, qu'on voudrait depuis longtemps. On voudrait qu'il y ait un prêtre qui puisse venir et vivre parmi nous, connaître notre situation exactement. Par conséquent, vous êtes le bienvenu. On a trouvé une chambre pour vous ». Il n'y avait pas de fenêtres, pratiquement, pas d'ouverture. La porte devait être toujours ouverte, et tout le monde pouvait voir ce que je faisais. Et vraiment, ça a été providentiel. Les huit premiers mois, j'ai vécu dans cette chambre, la porte toujours ouverte on peut dire nuit et jour ».
Depuis quelques années, les habitants de Pilkana essayent de s'organiser par eux-mêmes. Plusieurs crèches, un dispensaire, différents ateliers sont en place, pris en charge par les gens du slum. Le Père Laborde participe à cette action.
« Si l'on regarde toute l'histoire du monde, je pense qu'il n'y a jamais eu autant de densité de pauvreté, de misère et de souffrance.
Alors, il faut qu'aujourd'hui aussi le Christ soit présent, qui regarde cette foule avec son regard de compassion, qui n'est pas du tout quelque chose de sentimental, mais qui est le regard du Père. Il regarde cette masse tentée de désespérer, pour voir ce qu'on peut faire pour libérer ses enfants et puis les sauver.
Comment c'est possible qu'il y ait tant de gens qui souffrent, qui n'ont pas de quoi se loger ! Des pères de famille qui ne peuvent pas assurer le pain de leurs enfants, qui ne peuvent pas soigner leurs enfants, qui ne peuvent pas les nourrir ! Alors qu'on voit dans le monde un tel amas de richesses et que déjà on court à la lune. On va à la lune, mais on dépense tellement pour tuer et démolir ! Si on regarde le budget de guerre de certaines nations, il y a un mystère de péché dont je dirais : c'est répugnant ! On ne peut pas accepter ça. Ce serait révoltant si ça nous satisfaisait ».
À Pilkana, le revenu moyen est de 6 F par personne et par mois.
« C'est bien, il faut travailler au développement. Je pense que c'est très important. Il faut que les chrétiens soient présents à ce travail de développement, ça peut servir pour le meilleur comme pour le pire. On peut développer des armes nucléaires, ou le bien-être des gens dans un esprit matérialiste, comme on peut développer vraiment la personnalité humaine et libérer les gens de tout ce qui les rend esclaves. Par conséquent, île développement c'est ambigu. Encore une fois, je pense qu'il n'y a rien à renier : oui, il faut travailler beaucoup au développement, mais il n'y a pas que cela, cela,. Il faut bien faire cela, mais il me semble qu'il y a autre chose ».
D'après certaines estimations, un slum comme celui de Pilkana existera encore dans trois cents ans.
« L'évangile ne peut pas être en dehors de la masse, mais le levain de l'évangile respectera toujours la personne humaine. Parce que le Seigneur ne veut pas sauver sans nous, sans le consentement de la personne humaine. Le Christ dit toujours : « Si tu veux ». Et si une action apostolique ou sociale ne fait pas appel à ce « si tu veux», si on n'invite pas à la responsabilité des gens, on fait du placage, mais on n'aura pas éduqué, on n'aura pas vraiment libéré ».
Au centre du slum, une école musulmane. On entend les cris des enfants et leurs chants.
« C'est une prière patriotique. Il est demandé que Dieu nous donne la lumière et que cette lumière se répande sur tout le monde au point que, par notre vie, on puisse réjouir Iles autres comme les fleurs, dans un jardin, réjouissent les yeux. On demande d'être attentifs à aider le pauvre. On s'adresse enfin à Dieu en lui demandant de nous délivrer du mal, de nous aider à faire le bien.
S'il y a tant de sainteté dans ce slum, je pense que c'est parce qu'ils sont appelés à communier d'une façon spéciale au mystère de la passion du Seigneur. Certainement... De même que le Seigneur nous a sauvés en faisant une offrande d'amour, ces gens-là aussi sont appelés à quelque chose comme cela.
Quand on parle d'un homme pour qui Dieu tient la première place, pourquoi donc le présente-t-on comme quelqu'un d'étranger à ses frères qui luttent ? Pourquoi ? Pourquoi il serait étranger ? Pourquoi ça supprimerait son dynamisme pour lutter avec ses frères ? Pourquoi ?
Est-ce que ce n'est pas ça, justement, la mission de l'Église, avec une certaine tension que ça demande, parce que, des fois, on peut s'évader, c'est vrai, on peut être trop mystique en l'air, mais il peut y avoir le danger qui me paraît le plus courant : réduire l'homme à un horizon humain. Or les gens qui sont ici savent qu'ils vont mourir. Ils le voient. Eh bien, ils ont peut-être quelque chose à nous apprendre. Il y a peut-être à redécouvrir cette autre dimension qu'on fait tout ce qu'on peut pour oublier en Europe.
On s'installe pour bien vivre ici. C'est bien. Mais est-ce suffisant ? Est-ce tout le problème humain ? Est-ce qu'on ne va pas escamoter un problème humain fondamental ? Si je leur promettais seulement ici : « On va travailler ensemble et on va avoir un slum meilleur. Comme ça vous serez heureux »... Est-ce que vraiment je vais leur révéler le vrai bonheur ?
Je ne dis pas qu'ils doivent accepter l'injustice. Mais il leur faut, comprendre que, de souffrir dans l'injustice, ce n'est pas un horizon bouché. Je n'ai que cette image-là : l'image du Christ en croix « Père, pardonne-leur. Ils ne savent pas ce qu'ils font ».
Eh bien, si les pauvres, ici, tout en luttant sans se résigner, font de leur condition un acte d'amour, ça peut sauver ceux qui « ne savent pas ce qu'ils font ».
Si un hindou refuse la corruption, par souci d'honnêteté, de justice pour ses frères et de justice devant Dieu, je pense qu’inconsciemment il se laisse travailler par Jésus Christ.
C'est une préoccupation constante pour moi, de penser que 99 % des gens ne connaissent pas Jésus Christ. Si j'aime Jésus Christ, si ma vie veut être fondée tout entière sur Jésus Christ, comment pourrais-je l'oublier ?
Et en même temps, je les reconnais profondément comme, mes frères. Plus on vit ici, plus on a l'impression que les gens, c’est comme dans l'Évangile : on retrouve la même simplicité. On retrouve des gens qui, comme dans l'Évangile, ne peuvent s'en tirer. On retrouve la même foi, au sens profond d’« enfance spirituelle ». On découvre un peu ce que peut être la pauvreté spirituelle: « Bienheureux les pauvres ! »
On découvre jour après jour qu'on a un tas de choses à apprendre. On a l'impression que l'Évangile qu'on avait lu dans un livre, on le lit dans la vie de ces gens. Si bien que c'est paradoxal : d'une part, on voudrait leur révéler Jésus Christ et puis, d'autre part, c'est eux qui nous révèlent Jésus Christ (François se met à rire)... C'est bien vrai, c'est extraordinaire, c'est extraordinaire !
Etre chrétien, c'est se convertir toujours. C'est toujours se convertir à Dieu qui nous envoie et toujours se convertir aux autres à qui on est envoyé (rire de François). Oui, certainement... avant de penser qu'on va convertir les autres (nouveau rire). Et on n'en aura jamais finie.
Alors, si on est converti à Dieu, si on est converti aux autres, les autres seront en contact avec Dieu.
Vous avez toujours ce rire quand vous dites ces choses-là. Qu'est-ce que ça veut dire ?
« Oui, d'abord je ris parce que c'est tout simple, en un sens. Et puis je ris aussi parce qu'on sent qu'on en est tellement loin ! Alors, il faut que le Seigneur nous aide ! (Et le rire de François fuse à nouveau)... C'est très facile à dire. Mais pour le vivre, eh bien !... »
François, Inde