Tertullien affirme que la même substance divine se distribue sans discontinuité, sans séparation, du Père dans le Fils et du Fils dans l’Esprit

Publié le par Michel Durand

Tertullien

Tertullien

source de l'image : texte sur Tertullien

 

Comme promis, j’invite à lire cette page de Joseph Moingt. En lisant lentement, et en se forgeant des « images » pour chaque mot presque, afin de concrétiser le récit, le rendre vivant, le texte, le récit prend sens. Oui, il faut suivre progressivement la pensée de l’auteur et ne pas se dire que ce n’est que du charabia abstrait. Autrement dit, il importe de « tendre l’oreille » et se mette à l’écoute de Joseph Moingt qui explique comment il perçoit sa vision de Dieu, du Fils, du Père.

Patience ! Le théologien aborde toutes les phases de la question ; suivons-le. Écoutons-le. IL est aussi possible de visualiser en un schéma la pensée exprimée.

 

La seconde branche de la réfutation du monarchianisme, celle qui est à visée métaphysique, complète et corrige ce qu'il y a de déficient dans l'explication de type politique, sans échapper toutefois, du point de vue philosophique qui est aujourd'hui le nôtre, à de nombreuses et graves difficultés. Ici intervient pour la première fois dans la théologie chrétienne le concept de substance, mais les gnostiques en avaient fait un usage abondant, qui ne clarifiait pas ces nouveaux débats. Le raisonnement sur la substance suit le même processus que le précédent, dont il prend le relais en argumentant sur l'origine et à nouveau sur la notion d'« économie ». L'identité d'origine fait l'identité de la substance : le pouvoir divin ne se divise pas, car il se communique avec la substance divine, et c'est une même substance qui se communique du Père au Fils et à l'Esprit, qui vient d'une seule source, le Père, et qui se tient dans les deux autres en gardant la marque de son origine unique, de sa provenance d'un seul, de son appartenance propre à celui d'où elle provient. Le nombre et l'altérité sont mis au compte d'une « économie » comprise au sens d'une distribution interne par opposition à toute séparation ou division : Père et Fils sont autres « par disposition et non par division », ils sont deux « non par séparation de la substance mais par une disposition ».

Le motif qui détermine l'usage du concept de « substance » nous intéresse particulièrement, du fait qu'il concerne l’origine du Fils. Justin disait que le Verbe devient Fils quand il naît de Marie, sans s'interdire pour autant de l'appeler Fils avant son incarnation. Irénée emploie alternativement l'un et l'autre nom, tout en refusant de spéculer à la manière des gnostiques sur l'origine du Fils. Nous avons vu Tertullien affirmer que le Verbe devient Fils quand il sort du Père (ex utero) pour créer. Le nom de Fils exclut par lui-même toute confusion entre Père et Fils, mais les monarchiens faisaient ici une objection préalable : le Fils, c'est le Verbe, c'est-à-dire une parole de Dieu, mais qu'est-ce que la parole ? Ce n'est rien de subsistant, rien d'autre qu'un son émis, flatus vocis. C'est ainsi que Tertullien fut provoqué à réfléchir sur l'origine du Fils et il le fait de cette manière : avant d'être proférée, la parole est le discours intérieur qui se forme dans la raison ; or il n'en va pas du statut de la raison en Dieu comme en nous, Dieu est tout entier raison, il est en lui-même raison, la raison de Dieu est esprit, l'esprit est la substance de Dieu ; et donc le Verbe, Logos ou Sermo, est inhérent à la raison de Dieu et formé de cette raison qui est subsistante ; en conséquence, il est lui aussi quelque chose de : subsistant, res substantiva, aliqua substantia. Quand donc il sort du Père, le Verbe devenu Fils n'est pas dépourvu de substance, et il faut le compter comme une réalité subsistante (res) qui fait nombre avec le Père.

Ici surgit la célèbre analogie du verbe mental, promise à une longue postérité. L'idée d'une génération immanente, substantielle et éternelle se fait jour, mais elle ne fait que balbutier ; l'idée de génération reste attachée à la représentation d’une sortie à l'extérieur de Dieu ; ce qui se passe en Dieu est un processus de formation, d'éduction du Verbe à partir de la Maison divine ; tant qu'il reste immanent à Dieu, le Verbe n’est pas encore compris comme Fils engendré, sa réalité est affirmée, sa distinction n'est pas clairement conçue ; le problème du nombre ne se pose pas à ce stade-là, mais quand le Verbe est « émis », « proféré », et c'est alors seulement, c'est-à-dire au moment de la création, qu'il devient Fils engendré et que Dieu devient Père. Quoi qu'il en soit de ces déficiences, nous enregistrons l'énorme progrès que la réflexion théologique vient d’accomplir : jusqu'ici l'être préexistant du Christ était laissé par rapport à Dieu en situation d'extériorité, le lieu de son existence était le monde et l'histoire, il restait de ce côté-ci de la barrière du « commencement » ; il l'a franchie maintenant et il est considéré comme existant avant le temps dans l'intériorité de l'être divin. La notion de préexistence fait place à celle d'immanence et de génération en Dieu.

Comment apprécier ce « progrès » ? Il est décisif sans être définitif. En effet, l'idée de la formation du Verbe par la discursivité de la Raison divine n'est pour le moment qu'une théorie de théologien. Tant que sa génération reste liée à sa « sortie » de Dieu elle-même liée à l'acte créateur, il n'est pas absolument interdit de penser que sa venue au monde relève également de la création. La théologie est bien sur la voie qui la conduira à la définition du concile de Nicée, elle n'est pas encore au bout du chemin ; peut-être même serait-il plus juste de dire que son progrès consiste à faire surgir des difficultés qu'il faudra affronter pour réaliser une nouvelle avancée doctrinale. Si l'on se place du point de vue de la théologie spéculative, le « progrès » est certain. Mais il est acquis au prix d'une sortie des cadres de la narrativité biblique. Voilà précisément le premier raisonnement purement déductif sur la lancée duquel va bientôt sortir une définition de la foi. Nous avons bien souligné la motivation de foi qui préside à ce raisonnement ; la foi qui s'exprimait dans la notion de préexistence va maintenant passer dans la notion de génération immanente. Mais cette notion, pas plus que la précédente, ne manifeste pas sa nécessité pour la foi tant qu'elle reste déduite sans s'imposer par la force même de la révélation historique du Christ : il restera à vérifier si et comment elle y est « présupposée ».

Tertullien s'est acquis la gloire d'avoir élaboré le premier la formule trinitaire : « une substance, trois personnes. » Il s'en faut toutefois qu'il ait réussi à concilier en un même concept les deux parties de la formule, car ce qu'il désigne (sans vraiment le définir) par le mot « personne », il le conçoit comme une « chose » particulière, une « partie (portio) de la substance » du Père, qui pourrait être comprise comme une substance détachée de celle du Père. Tertullien ne ménage pas ses efforts pour écarter cette interprétation ; il affirme sans ambiguïté que la même substance divine se « distribue » sans discontinuité, sans séparation, du Père dans le Fils et du Fils dans l'Esprit ; il s'en explique en recourant à des images, elles aussi promises à un grand avenir : il en va de cette « procession » (prolatio) de la substance divine comme il en est de l'eau qui s'écoule de la source dans le fleuve et dans le lac où il se déverse, ou de la lumière du soleil qui s'étire jusqu'à la pointe du rayon, ou de la substance de l'arbre qui jaillit de la racine, se promeut dans le tronc et se ramifie dans les branches. Cette « éduction » résulte d'une disposition (« économie ») et se produit sans déchirure de l'être.

Ces images seront utilisées tout au long du siècle, chez les théologiens grecs comme chez les latins, sans apporter une réelle clarification, puisque les uns les emploieront dans un sens modaliste, tandis que d'autres y dénonceront une résurgence dés théories gnostiques « émanatistes ». Elles montrent surtout que le concept de substance n'a pas été abstrait de la représentation de l'étendue, pas plus que le concept d'existence individuelle n'a été abstrait de l'idée de substance particulière pour définir la personne divine. La même remarque est à faire ! propos de la formule grecque : « une substance, trois subsistants » qu'on trouve un peu plus tard chez Origène. Toutes ces obscurités forment le contentieux dont aura à débattre le concile de Nicée.

Pour Tertullien, l'affirmation de l’una substantia ne représente pas vraiment un enjeu de la foi, c'est seulement le moyen de réfuter la conséquence que les monarchiens prétendent tirer de la distinction du Père et du Fils, à savoir l'existence de plusieurs dieux. L'intérêt de la foi pour lui porte directement sur l'affirmation de cette distinction qui concilie la divinité du Christ avec la monarchie du Père. Plus précisément, il fait prévaloir le principe christologique de la foi sur la défense du principe monothéiste de la religion chrétienne. Ainsi le ressort de sa théologie trinitaire est christologique, et c'est ce qui la conduit logiquement à traiter expressément de l’incarnation.

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