Il faut être conscient que 2 000 ans après la mort du Christ, souffrant du péché des hommes, les crucifiés sont de plus en plus nombreux

Publié le par Michel Durand

Christian Delorme, à Lyon, le 27 juin 2025. Bruno Amsellem/Divergence pour La Croix L’Hebdo

Christian Delorme, à Lyon, le 27 juin 2025. Bruno Amsellem/Divergence pour La Croix L’Hebdo

Christian Delorme : « La vocation d’un chrétien est de contribuer à l’unité du genre humain »

 

 

 

Christian Delorme, à Lyon, le 27 juin 2025. Bruno Amsellem/Divergence pour La Croix L’Hebdo

 

 

On me demande souvent des nouvelles de Christian Delorme. La page que La Croix,L’Hebdo vient de publier semble être la meilleur réponse. La voici :

 

 

 

 

Entretien

 

Christian Delorme : « La vocation d’un chrétien est de contribuer à l’unité du genre humain »

Recueilli par Marguerite de Lasa

Publié le 17 octobre 2025

 

 

L’un des artisans de la première grande manifestation contre le racisme en France en 1983, le père Christian Delorme est une figure du dialogue islamo-chrétien. Six mois après l’assassinat dans une mosquée du jeune Malien Aboubakar Cissé, il livre son regard d’espoir sur les fractures qui traversent le pays.

 

Depuis que vous avez été diagnostiqué d’un cancer du pancréas, en avril dernier, vous avez passé des semaines à l’hôpital et près de 300 personnes sont venues vous rendre visite. Elles reflètent la diversité des aventures que vous avez vécues dans votre vie. Qui est venu vous voir ?

- D’une certaine manière, je n’ai jamais fait autant d’interreligieux qu’à l’hôpital ! En voyant tous ces gens de religions différentes, j’ai eu le sentiment de récolter tout ce que j’avais essayé de semer depuis cinquante ans. Bien sûr, il y a eu des amis prêtres, des chrétiens engagés. Un ami bouddhiste tibétain. Un prêtre orthodoxe roumain, très fidèle. Plusieurs imams, dont un Sénégalais tidjane, une confrérie soufie. Ce sont toutes des personnes avec qui j’avais une histoire.

J’ai, par exemple, bien connu le père de cet imam sénégalais, Cheikh Mamadou Diallo, quand j’étais permanent à « La Cimade », au début des années 1980. Mamadou Diallo habitait au 15e étage d’un foyer de travailleurs immigrés du quartier de Gerland à Lyon, avec tous les Sénégalais tidjanes. J’ai aidé son fils à avoir ses papiers. On s’aimait beaucoup. En venant me voir, cet imam renouait avec l’histoire que j’avais eue avec son père.

 

Votre vie a été rythmée par les engagements aux côtés des jeunes issus de l’immigration, des personnes sans papiers, et dans le dialogue interreligieux. D’où vous vient cette sensibilité ?

- J’ai été très marqué dans mon enfance, entre 1957 et 1962, par les retombées de la guerre d’Algérie à Lyon. J’habitais alors le quartier de la Guillotière, qui était un peu le Barbès lyonnais. Et je voyais de jeunes Maghrébins, tous suspectés d’être des militants indépendantistes, se faire arrêter dans la rue et parfois malmener par la police. Cela me choquait beaucoup. J’ai acquis de cette expérience à la fois un refus viscéral de la violence et une empathie pour le monde maghrébin.

Et puis, entre 13 et 15 ans, je découvre Martin Luther King. Ce personnage m’a fasciné parce qu’il venait répondre à mes questions sur la manière de concilier mon refus de la violence et mon refus de l’injustice. Il me donnait un chemin de libération en vue d’un monde réconcilié. Dès l’âge de 15 ans, j’ai dit que j’essaierai de conduire ma vie dans le sillage de cet homme.

 

Comme lui, vous avez mené plusieurs luttes non-violentes, comme la grève de la faim que vous entamez en 1981 contre les expulsions de jeunes Algériens. Vous avez toujours dit que la non-violence avait une dimension spirituelle. Comment l’avez-vous vécue ?

- Quand j’ai fait la grève de la faim, j’avais 31 ans, un âge où on veut vivre. Je n’imaginais pas que je puisse mourir. Mais j’ai eu la sensation de m’abandonner, de dire au Seigneur : « Que ta volonté soit faite. » (Silence.) Aujourd’hui, en prenant de l’âge et atteint d’une maladie grave, je vis encore davantage ce sentiment d’abandon à Dieu.

Ce n’est pas rien de devenir dépendant, que quelqu’un vienne faire votre toilette, de ne plus tenir sur vos jambes parce que vous avez perdu 30 kg… Je ne le vis pas comme une épreuve parce que j’ai eu une vie tellement riche en rencontres humaines, en aventures incroyables… (Il sourit.) En ce moment, j’ai la grâce d’une immense tranquillité intérieure.

 

Aujourd’hui, on constate parfois dans les milieux militants une forme de désillusion par rapport à la non-violence, parfois considérée comme inefficace. Qu’en pensez-vous ?

- -J’entends bien les critiques en France parce que pendant le mouvement des gilets jaunes, on s’est aperçu que les pouvoirs publics étaient tentés de céder dès que des affrontements avec la police devenaient durs. La violence peut donner un sentiment d’efficacité. Mais sur la durée, elle conduit à une société de plus en plus fracturée, amère.

La lutte non-violente, elle, instaure un rapport de force, mais avec deux préoccupations : ne jamais humilier l’adversaire et garder toujours le désir, même s’il est lointain et hypothétique, de la réconciliation. Ce sont deux règles absolues, présentes aussi bien chez Luther King que chez Gandhi.

 

Vous êtes d’abord connu pour avoir coorganisé en 1983, avec des jeunes de la cité des Minguettes, à Vénissieux, la Marche pour l’égalité et contre le racisme, première manifestation antiraciste en France, qui rassembla alors 100 000 personnes à Paris, le 3 décembre. Comment avez-vous été reconnu et accepté par ces jeunes ?

- Ce qui a vraiment rendu possible cette aventure, c’est le lien humain que j’avais pu tisser avec quelques familles des Minguettes. Ces relations, je les avais nouées en passant du temps avec les jeunes, en m’inquiétant du devenir de ceux qui étaient en prison. Toumi Djaïdja, la figure emblématique de la marche, je l’avais défendu deux ans auparavant quand il était accusé par la police d’avoir foncé sur une voiture.

En fait (il réfléchit…) J’ai remarqué qu’on devient crédible quand on se mouille avec les gens. Si les juifs ont commencé à croire que les chrétiens pouvaient ne plus représenter des adversaires, c’est parce que des chrétiens se sont engagés au secours des juifs pendant la guerre. Sinon, y aurait-il eu la confiance nécessaire pour dialoguer ? Je n’en suis pas sûr.

 

Les raisons pour lesquelles vous avez organisé cette marche sont-elles toujours d’actualité ?

- Les formes de racisme ne sont plus les mêmes aujourd’hui. En 1983, des jeunes Maghrébins se faisaient tuer par des voisins irascibles, des policiers et d’anciens militaires : on sentait encore tout le poids de la guerre d’Algérie et de la colonisation. Le racisme aujourd’hui est davantage lié à la peur ou au rejet de l’islam. Un islam fondamentaliste et radical a pris possession de toute une partie du monde musulman. Nous en avons connu des retombées ici avec les attentats. Et la stigmatisation générale des musulmans devient assez courante, notamment sur certaines chaînes de télévision.

Mais avec un paradoxe extraordinaire : aujourd’hui, les gens issus de l’immigration postcoloniale sont installés, partout. Ce sont eux qui font tourner nos hôpitaux ; une grande partie des militaires français sont d’origine maghrébine. Et on ne compte pas le nombre de sous-préfets, de commissaires de police, d’enseignants issus de l’immigration… Il y a quelque temps, j’ai eu recours à un médecin et – cela m’a réjoui – je suis tombé sur un docteur d’origine algérienne qui avait grandi aux Minguettes ! Il avait entendu parler, quand il était gamin, de la Marche pour l’égalité. (Sourire dans la voix.) Il y a comme ça des boucles dans la vie, des choses qui s’accomplissent.

 

Vous voulez dire que l’intégration a eu lieu ?

- Oui. Parmi ceux qui ont des discours racistes – au-delà des idéologues – on trouve des gens qui sont en souffrance parmi les électeurs de milieux très populaires, ou les petits paysans qui se sentent emportés par la mondialisation. Mais dans les classes moyennes notamment, les gens ont tellement l’habitude d’être ensemble. C’est pour cela que je suis extrêmement confiant vis-à-vis de la société.

 

Vous avez toujours eu une parole forte contre l’extrême droite, et avez publié en 2017 et en 2022 des tribunes pour appeler les évêques à faire de même lors des élections présidentielles. Pourquoi avez-vous pensé qu’il fallait les interpeller ?

- Autant je pense que les évêques aujourd’hui ont raison de ne pas stigmatiser les électeurs du Rassemblement national, autant je pense qu’ils manquent de courage par rapport à ces médias détenus par des milliardaires catholiques qui instillent dans la société des idées absolument contraires à l’Évangile, tout en s’en réclamant. J’estime qu’il y aurait une parole forte à avoir. Cela demanderait aux évêques de travailler sur le contenu de ces chaînes de télévision et d’être capables de pointer ce qui est inacceptable au regard de la pensée chrétienne.

 

 

Alors que vous aviez reçu le diagnostic de votre cancer quinze jours auparavant, vous avez tenu à vous rendre, le 30 avril dernier à Lyon, au rassemblement en mémoire d’Aboubakar Cissé, ce jeune Malien assassiné dans une mosquée.

Pourquoi ?

- Ce crime était absolument odieux. De la même manière qu’on ne peut pas ne pas se manifester quand des juifs sont tués parce qu’ils sont juifs, on ne peut pas ne pas protester quand des gens sont tués parce que noirs, ou musulmans. C’est cela qui est terrible. Aujourd’hui, tout le monde se sent abandonné : les Français des milieux populaires, les gens issus des immigrations postcoloniales, les juifs, qui vivent dans la peur.

Dans une société où les groupes humains ont peur, ils se replient sur eux-mêmes. Et je crains vraiment que la société, se repliant de plus en plus sur ses groupes particuliers, finisse par s’habituer à tout cela et à ne plus rien faire. Je me souviens des crimes de Mohammed Merah en 2012. Des enfants juifs ont été assassinés et il n’y a pas eu de grandes manifestations. Les juifs ont été laissés tout seuls. (Silence.)

Parfois, je crains aussi que les musulmans ne s’enferment dans une identité musulmane persécutée, ne comptent plus sur les autres, ce qui les fermera sur eux-mêmes et entraînera encore plus de rejet. Les images de Martin Luther King me reviennent. Dans son combat pour les droits des Noirs aux États-Unis, il a réussi à faire bouger ensemble des gens très différents. Il s’est appuyé sur la communauté juive, sur les différentes communautés chrétiennes. Dans les formes d’action qu’il menait, il était rassembleur et pas diviseur. Aujourd’hui, c’est de cela que nous avons besoin. Il faut que tous ceux et toutes celles qui ont envie d’une république heureuse et fraternelle aient le souci de faire ensemble.

 

Beaucoup de jeunes se sentent déprimés, abattus, entre le massacre à Gaza, la crise écologique… Le sentiment d’impuissance est très grand. Qu’est-ce qui vous donne espoir aujourd’hui ?

- Il y a plusieurs raisons d’être accablé : ceux et celles qui ont peur de l’évolution du monde et de ne pas y trouver leur place. Ceux et celles qui sont sensibles à certaines tragédies humanitaires de la planète. Je pense qu’il faut toujours essayer de réfléchir aux raisons de son engagement. Pourquoi est-ce que la cause palestinienne, qui est une cause éminemment respectable, m’émeut plus que les millions de morts dans la région du Congo ces dernières décennies ?

En réfléchissant, je pense qu’on s’aperçoit que nos engagements ont presque toujours à voir avec notre histoire personnelle. Et si on veut être juste, il faut en être conscient et capable de se décentrer. Il faut crier pour le peuple gazaoui qui est l’objet d’une incommensurable vengeance. Il faut en même temps entendre la souffrance juive et ne pas être caricaturale dans ses dénonciations. C’est comme cela que je me situe.

Ce qui me donne espoir aujourd’hui, ce sont ces très nombreux jeunes qui font des maraudes. Cela me met dans une vraie joie. À Lyon, beaucoup de groupes sont constitués de jeunes musulmans. Ce qui est formidable chez eux, c’est qu’ils vont à la rencontre de tout le monde, sans se préoccuper de savoir si les gens sont musulmans ou pas. Et ils acceptent dans leurs rangs des non-musulmans. Je pense que l’avenir est là : il faut faire ensemble, pour une France sans discriminations.

 

Vous qui avez beaucoup lutté, vous avez dit récemment qu’un chrétien ne pouvait jamais être totalement militant. Pourquoi ?

- Je le crois depuis longtemps. On ne peut pas être l’homme d’un parti. Je pense qu’un chrétien sait qu’il ne peut pas regarder le monde en noir et blanc. Il sait que l’ivraie pousse avec le bon grain. Sa vocation est de contribuer à l’unité du genre humain et à la concorde entre les gens et les peuples.

Christ de pitié dans la chambre de Christian Delorme, à Lyon, le 27 juin 2025.  Bruno Amsellem pour La Croix L'Hebd

 

Tout en luttant pour la justice ?

- Oui, c’est pour ça que la non-violence m’a donné la réponse. C’est-à-dire qu’on peut parfois dénoncer fortement les injustices mais en ayant toujours la conviction que ceux qui sont vos adversaires peuvent changer. J’ai pu le faire grâce à Luther King et Gandhi.

 

Et au Christ ?

- Bien sûr, il est au départ de tout. On est chacun et chacune sensible à une dimension différente du Christ. Moi, j’ai toujours été saisi par la Croix. Pourquoi ? Parce qu’elle est le signe que Dieu ne se moque pas de la souffrance des hommes, qu’il n’ignore pas leur violence. Il fait le choix de rejoindre les crucifiés du monde. (Silence.)

Certaines théologies disent que le Christ continue de souffrir aujourd’hui du péché des hommes. Je pense plutôt qu’il faut être conscient que 2 000 ans après sa mort, les hommes crucifiés sont toujours de plus en plus nombreux. Et quand je demande à Dieu « Pourquoi ça ne s’arrête pas ? » – on aurait envie qu’il fasse quelque chose –, je regarde la Croix, et je comprends. Parce que lui aussi, il est crucifié avec ces Palestiniens qui meurent, ces Juifs et ces Iraniens qui meurent. (Sa voix se brise, long silence.)

 

C’est un Christ impuissant ?

- Oui, la puissance de Dieu c’est le choix de l’impuissance. Autrement, nous ne serions que des jouets d’un Dieu qui ferait avec sa création ce qu’il a envie de faire. Au moment de la Shoah, beaucoup de juifs se sont demandé : « Mais où était Dieu quand nous étions dans les camps d’extermination ? » Beaucoup ont perdu la foi à ce moment-là. Et d’autres ont eu cette intuition qui est au cœur du christianisme : « Mais Dieu était bien là. Simplement il était dans la chambre à gaz. » (Silence.)

On a beaucoup de chance d’être chrétien. Parce que le Christ est l’ami, il n’est indifférent à aucune de nos situations de détresse. Le passage d’Évangile qui m’est le plus cher c’est en Matthieu 11 : « Venez à moi, vous tous qui peinez sous le poids du fardeau, et moi, je vous procurerai le repos. Prenez sur vous mon joug (…). Je suis doux et humble de cœur, (…) et mon fardeau est léger. » Si je devais retenir une seule phrase de l’Évangile, c’est celle-ci.

À suivre, éventuellement une enquête à Lyon sur les catholiques et la droite / extrême

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