Une école pour le temps libre
Comme je l'ai indiqué précédemment, dans cette catégorie "anthropologie", je donne diverses réflexions sur le sens, ou non sens, du travail.
Textes qui me semblent d'une grande importance alors qu'on veut augmenter la durée du travail salarié tout en critiquant "mai 68".
Cette semaine, je vous propose la réflexion de Paul Moreau. Paul Moreau, philosophe, se présente lui-même au début de son intervention. Celle-ci fut donnée au cours du Colloque "travail et temps libre" organisé par L'Association Confluences.
7. Paradoxe sur l’école
L’école c’est sans doute un temps pour les enfants, pour les adolescents, mais c’est également un temps pour tous, pour ceux qui ne travaillent pas ou qui ne travaillent plus. Chaque année, rue du Plat, à l’Université Catholique, deux à trois mille personnes de 55 à 85 ans, s’inscrivent pour des cours d’université. On dira : mais c’est ridicule, qu’est-ce que ça veut dire ? Tout simplement ce sont des gens qui sont en mesure de consacrer ce temps libéré, ce temps libre, à l’étude, à la recherche de la vérité, à la recherche de la beauté. On peut d’ailleurs se demander de ce point de vue-là s’il est facile pour des gens qui ne travaillent plus de trouver le chemin de l’Université s’ils ne l’ont jamais connue. Je dis souvent à mes étudiants : ce que vous étudiez aujourd’hui à l’Université c’est une façon de préparer votre retraite. Je le dis avec humour, parce que ce n’est pas très mobilisant pour eux, mais je crois que c’est tout à fait évident.
On aboutirait ici à un renversement tel que l’exprime Bachelard à la fin de “La formation de l’esprit scientifique”. Jusqu’à maintenant l’école est faite pour la société et c’est ainsi que nous l’entendons. Voyez comment le Ministère de l’Education Nationale a toujours en vue des objectifs sociaux. Bachelard préconise un renversement : que la société soit faite pour l’école, c'est-à-dire pour la scholè, c'est-à-dire pour cette activité libre dans laquelle l’homme découvre son humanité.
Travail/Temps libre/esclave ; loisir/détente ; loisir/humain
Je vais terminer. Je crois que l’alternative n’est pas forcément entre loisir et travail salarié ou emploi. Il nous faut essayer de pousser un peu plus loin, au-delà de la dichotomie entre travail salarié et loisir parce que pour différentes raisons il ne serait pas facile d’organiser cela. Je préconise qu’on puisse, pour reprendre une expression hégélienne, “fluidifier les concepts” de telle sorte qu’ils puissent s’interpénétrer et qu’on puisse penser le loisir comme travail et le travail comme loisir. Je crois qu’il faut avancer un peu, au-delà de ce que nous avons à trouver pour l’aménagement des loisirs, bien entendu.
D’abord le loisir : le loisir, c’est une activité qui procure du plaisir, mais non pas sans une investigation, une ascèse, un effort. Par exemple, qui veut apprendre à marcher sur une poutre, qui veut danser, qui veut jouer du piano, doit travailler. On le dit et on n’a pas tort, car il s’agit bien d’un travail, non pas un travail salarié mais un vrai travail. Il faut être très vigilant pour que, dans notre exploration du loisir pour demain, nous puissions donner toute sa place à ce qui est nécessairement encore travail. D’ailleurs, de ce point de vue-là, on peut très bien confirmer la distinction entre ce loisir qui demande un effort et ce qui n ‘est que délassement. Par exemple, on peut passer ses vacances en restant tout l’après-midi sur la plage, on peut passer ses vacances si on aime la mer en faisant du bateau ou de la plongée sous-marine. On peut passer ses vacances en montagne en faisant de l’escalade, de la haute montagne. Ce n’est pas tout à fait la même chose ; il y a là un critère très précis. Inversement - je n’en ai pas beaucoup parlé, mais il faut quand même en parler - on doit pouvoir aussi penser d’une certaine façon certaines formes du travail professionnel comme pouvant participer aux loisirs, et retrouver ce que l’on appelait autrefois l’activité libérale. Voilà un mot qui n’a plus beaucoup de sens.
Qu’est-ce qu’un travail libéral ? C’est un travail non aliéné, un travail qui n’est pas marqué par la cadence, un travail dans lequel le travailleur a la possibilité de s’organiser librement, de disposer librement des produits de son travail. C’est le contraire du travail aliéné. La critique de Marx contre le travail aliéné est liée à une philosophie du travail : le seul travail, quelles qu’en soient les formes sociales, qui mérite d’être considéré comme bon, c’est celui dans lequel l’homme développe son humanité. Il ne faut pas exclure le fait qu’il puisse y avoir des formes de travail professionnel qu’on puisse vivre comme le loisir, c'est-à-dire telles qu’elles procurent par elles-mêmes, selon des modalités diverses, non sans effort, le plaisir, le bonheur, la félicité. Un artiste peut vivre de son travail. Mais l’artiste prendra tout le temps qu’il lui faut pour terminer son travail, alors même que le client va le sommer de rendre la commande dans les temps. Il n’y a pas de temps pour l’artiste. Heureusement certains artistes, mais pas tous, peuvent vivre de leur travail.
Je m’arrête ici. Ce sont quelques pistes qui ont été données. A l’évidence je suis parfaitement l’intuition qui a été présentée dans l’exposé préliminaire. Il nous faut inventer effectivement, et redécouvrir une activité de loisir dans laquelle l’homme puisse vivre vraiment humainement. Peut-être tout de même faut-il penser aussi à ce que le travail qui demeure une nécessité, puisse s’articuler correctement avec le loisir, peut-être aussi ne faut-il pas perdre de vue le modèle que nous offrent certaines formes de travail professionnel dans lesquelles, on peut vraiment vivre son humanité.
Si les développements technique, économique et financier, comme on le voit encore aujourd’hui, sont pris pour le progrès en soi, lorsqu’on ne se demande plus pour quelle fin supérieure ils existent, on peut, avec un philosophe dont on a parlé il y a 5 ou 8 ans, Michel Henri, dire que l’on assiste sous une forme nouvelle, et peut-être toujours ancienne, au retour de la barbarie.
Cette semaine, je vous propose la réflexion de Paul Moreau. Paul Moreau, philosophe, se présente lui-même au début de son intervention. Celle-ci fut donnée au cours du Colloque "travail et temps libre" organisé par L'Association Confluences.
Intervention de Paul Moreau
7. Paradoxe sur l’école

L’école c’est sans doute un temps pour les enfants, pour les adolescents, mais c’est également un temps pour tous, pour ceux qui ne travaillent pas ou qui ne travaillent plus. Chaque année, rue du Plat, à l’Université Catholique, deux à trois mille personnes de 55 à 85 ans, s’inscrivent pour des cours d’université. On dira : mais c’est ridicule, qu’est-ce que ça veut dire ? Tout simplement ce sont des gens qui sont en mesure de consacrer ce temps libéré, ce temps libre, à l’étude, à la recherche de la vérité, à la recherche de la beauté. On peut d’ailleurs se demander de ce point de vue-là s’il est facile pour des gens qui ne travaillent plus de trouver le chemin de l’Université s’ils ne l’ont jamais connue. Je dis souvent à mes étudiants : ce que vous étudiez aujourd’hui à l’Université c’est une façon de préparer votre retraite. Je le dis avec humour, parce que ce n’est pas très mobilisant pour eux, mais je crois que c’est tout à fait évident.
On aboutirait ici à un renversement tel que l’exprime Bachelard à la fin de “La formation de l’esprit scientifique”. Jusqu’à maintenant l’école est faite pour la société et c’est ainsi que nous l’entendons. Voyez comment le Ministère de l’Education Nationale a toujours en vue des objectifs sociaux. Bachelard préconise un renversement : que la société soit faite pour l’école, c'est-à-dire pour la scholè, c'est-à-dire pour cette activité libre dans laquelle l’homme découvre son humanité.
Travail/Temps libre/esclave ; loisir/détente ; loisir/humain
Je vais terminer. Je crois que l’alternative n’est pas forcément entre loisir et travail salarié ou emploi. Il nous faut essayer de pousser un peu plus loin, au-delà de la dichotomie entre travail salarié et loisir parce que pour différentes raisons il ne serait pas facile d’organiser cela. Je préconise qu’on puisse, pour reprendre une expression hégélienne, “fluidifier les concepts” de telle sorte qu’ils puissent s’interpénétrer et qu’on puisse penser le loisir comme travail et le travail comme loisir. Je crois qu’il faut avancer un peu, au-delà de ce que nous avons à trouver pour l’aménagement des loisirs, bien entendu.
D’abord le loisir : le loisir, c’est une activité qui procure du plaisir, mais non pas sans une investigation, une ascèse, un effort. Par exemple, qui veut apprendre à marcher sur une poutre, qui veut danser, qui veut jouer du piano, doit travailler. On le dit et on n’a pas tort, car il s’agit bien d’un travail, non pas un travail salarié mais un vrai travail. Il faut être très vigilant pour que, dans notre exploration du loisir pour demain, nous puissions donner toute sa place à ce qui est nécessairement encore travail. D’ailleurs, de ce point de vue-là, on peut très bien confirmer la distinction entre ce loisir qui demande un effort et ce qui n ‘est que délassement. Par exemple, on peut passer ses vacances en restant tout l’après-midi sur la plage, on peut passer ses vacances si on aime la mer en faisant du bateau ou de la plongée sous-marine. On peut passer ses vacances en montagne en faisant de l’escalade, de la haute montagne. Ce n’est pas tout à fait la même chose ; il y a là un critère très précis. Inversement - je n’en ai pas beaucoup parlé, mais il faut quand même en parler - on doit pouvoir aussi penser d’une certaine façon certaines formes du travail professionnel comme pouvant participer aux loisirs, et retrouver ce que l’on appelait autrefois l’activité libérale. Voilà un mot qui n’a plus beaucoup de sens.
Qu’est-ce qu’un travail libéral ? C’est un travail non aliéné, un travail qui n’est pas marqué par la cadence, un travail dans lequel le travailleur a la possibilité de s’organiser librement, de disposer librement des produits de son travail. C’est le contraire du travail aliéné. La critique de Marx contre le travail aliéné est liée à une philosophie du travail : le seul travail, quelles qu’en soient les formes sociales, qui mérite d’être considéré comme bon, c’est celui dans lequel l’homme développe son humanité. Il ne faut pas exclure le fait qu’il puisse y avoir des formes de travail professionnel qu’on puisse vivre comme le loisir, c'est-à-dire telles qu’elles procurent par elles-mêmes, selon des modalités diverses, non sans effort, le plaisir, le bonheur, la félicité. Un artiste peut vivre de son travail. Mais l’artiste prendra tout le temps qu’il lui faut pour terminer son travail, alors même que le client va le sommer de rendre la commande dans les temps. Il n’y a pas de temps pour l’artiste. Heureusement certains artistes, mais pas tous, peuvent vivre de leur travail.
Je m’arrête ici. Ce sont quelques pistes qui ont été données. A l’évidence je suis parfaitement l’intuition qui a été présentée dans l’exposé préliminaire. Il nous faut inventer effectivement, et redécouvrir une activité de loisir dans laquelle l’homme puisse vivre vraiment humainement. Peut-être tout de même faut-il penser aussi à ce que le travail qui demeure une nécessité, puisse s’articuler correctement avec le loisir, peut-être aussi ne faut-il pas perdre de vue le modèle que nous offrent certaines formes de travail professionnel dans lesquelles, on peut vraiment vivre son humanité.
Si les développements technique, économique et financier, comme on le voit encore aujourd’hui, sont pris pour le progrès en soi, lorsqu’on ne se demande plus pour quelle fin supérieure ils existent, on peut, avec un philosophe dont on a parlé il y a 5 ou 8 ans, Michel Henri, dire que l’on assiste sous une forme nouvelle, et peut-être toujours ancienne, au retour de la barbarie.