Pauvreté volontaire, historique

Publié le par Michel Durand

L’Eglise est dite constantinienne.703-.jpg
Cela signifie que depuis l’édit de tolérance (313) dit édit de Milan, signé par Constantin l’Eglise du Christ agit en toute liberté et légalité appuyée par les finances du pouvoir en place. Certes la Révolution française a profondément bouleversé ce schéma. Mais n’en reste-t-il pas, aujourd’hui encore quelques traces ?
Reprenons l’Histoire. La fin du IVe siècle connaît le passage d’une communauté chrétienne tolérée à une institution soutenue par l’Etat. La romanité et la religion chrétiennes sont désormais liées. De persécuté, le christianisme devient religion officielle de l’Empire. La radicalité de l’Evangile commence à se soumettre aux exigences de la société.
Les moines du désert signifient, dès ce moment, l’inquiétude d’une vie s’éloignant de la force évangélique. Il faut se retirer du monde pour garder toute sa présence à la présence de Dieu.

Les premiers monastères
Il me semble que c’est dans ce courant monastique qui nous devons comprendre, à la suite d’une Institution ecclésiale influencée par le goût du monde et de ses richesses, les nombreuses tentatives à obtenir plus de pureté évangélique. La pauvreté selon l’Evangile étant une des marques essentielles.
Chaque nouvelle époque, devait engendrer de nouvelles sociétés de chrétiens volontairement pauvres, car la tendance à s’enrichir est, de siècles en siècles, permanentes. Ainsi, à la suite de la radicale pauvreté des moines du désert, on vit s’installer d’opulents monastères caractérisés par de riches propriétés foncières. Charlemagne, nouveau Constantin, dans la suite des moines irlandais, favorisa l’implantation de ces riches propriétés de moines travailleurs, habiles tant dans le domaine intellectuel que dans la maîtrise des forces sauvages de la nature.

Je dessine ce rapide rappel historique pour présenter les « mouvements de pauvreté » propre à l’Eglise occidentale à partir du XIIe siècle. Il me semble, notamment avec les recherches de chrétiens du XXIe siècle favorables à l’objection de croissance, les anti-pubs et autres mouvements alternatifs favorables à la décroissance, que nous sommes dans une dynamique identique. L’Eglise-Institution est interrogée dans son attachement trop grand au pouvoir en place. Elle se montre tellement liée au pouvoir de l’Argent (Mammon, Satan, dit Jacques Ellul) qu’elle en perd sa crédibilité évangélique. Une soif de pureté, un désir de retour à la source de la pauvreté évangélique agite les consciences et modèle les existences.

Citons quelques exemples.
Les franciscains
Les origines du franciscanisme dépendent de ce courant chrétien appelé le « mouvement de pauvreté ». Selon, W. C. Van Dijk (Encyclopædia universalis), « en pleine époque féodale, des chrétiens prirent conscience de l'enrichissement et de la politisation dans lesquels était tombée l'Église d'Occident, tant par l'essor de l'État pontifical que par la restauration de l'Empire romain (querelle des Investitures) et l'accession des prélatures à la grande propriété foncière (menses épiscopales et abbatiales). Non sans peine une réaction s'amorça, mais elle était vouée d'avance à un quasi-échec lorsqu'elle demeurait cléricale et seigneuriale, avec saint Bernard ou saint Robert, comme lorsqu'elle se séparait par trop du « monde », avec Robert d'Arbrissel ou Étienne de Muret. Aussi, d'orthodoxe qu'il fut à ses origines, le « mouvement de pauvreté » se compliqua bientôt d'aspirations manichéennes et millénaristes plus ou moins confuses, qui le transformèrent en un mouvement révolutionnaire et anticlérical s'écartant passablement de la foi commune. Ainsi eut-on d'un côté les ordres religieux réformés ou nouveaux, comme les Cisterciens et les Prémontrés, et de l'autre les sectes bientôt suspectées et persécutées par l'État comme par l'Église : vaudois, albigeois, cathares. L'Europe du Nord semble alors dominée par le courant orthodoxe, tandis que l'Europe du Midi, sans ignorer celui-ci, paraît avoir été davantage atteinte par le flux hétérodoxe. Quoi qu'il en soit, l'ordre franciscain apparaît dans ce climat socioculturel et il en sera profondément marqué ».

Regardons l’engagement évangélique des Vaudois.
Valdo Vinay explique (Encyclopædia universalis) : « Valdès ou Valdo (le prénom de Pierre n'est attesté qu'en 1368) était un riche marchand de Lyon qui, ardent à lire les Saintes Écritures, fut amené, vers 1175, à se convertir à la suite de la méditation des paroles de Jésus au jeune homme riche (Matth., XIX, 16-22). Ayant vendu tous ses biens, il donna la moitié du produit à sa femme et à ses deux filles, consacrant l'autre moitié à secourir les gens les plus pauvres ainsi qu'à faire traduire la Bible en langue vulgaire et à en faire établir des copies. Il se mit alors à prêcher l'Évangile, faisant bien vite de nombreux disciples, qu'il rassembla en une fraternité soumise aux trois vœux monastiques et consacrée à la prédication itinérante, mais cette mission leur fut soudain interdite par l'archevêque de Lyon. Durant le IIIe concile du Latran, une délégation des vaudois fut reçue par le pape Alexandre III, qui approuva leur règle de vie, mais ne leur fit aucune concession particulière touchant au droit de prêcher et se contenta de les renvoyer, pour cela, à leur archevêque. N'ayant pas obtempéré aux injonctions de la hiérarchie, ils furent alors excommuniés par le concile de Vérone en 1184. Dès cette époque et au cours des XIIIe et XIVe siècles, ils n'en continuèrent pas moins de se répandre en France, en Italie, dans les territoires de la Suisse actuelle, en Autriche, en Allemagne, atteignant les régions de la Baltique et, à l'est, la Bohême, la Moravie, la Hongrie et la Pologne. Au début du XIIIe siècle, un certain nombre d'entre eux - le groupe des Pauperes catholici - revinrent dans le sein de l'Église romaine. Au synode de Bergame en 1218, les vaudois se divisèrent, selon les tendances qui se manifestèrent dans cette assemblée, en un rameau français - les Pauperes de Lyon - plus conservateur, et en un autre - les Pauperes lombards - plus ouvert à l'idée du travail. »

Les Franciscains radicaux
Avec les fraticelli, nous observons le désir de vivre une profonde proximité du Christ pauvre quitte à se détacher de l’Eglise officielle, voire à lutter « violemment » contre elle. La permanence de ce combat me fait dire que le problème de la pauvreté dans l’Eglise n’a jamais été résolu. Peut-il l’être ? L’Eglise étant aussi une société d’hommes et de femmes ayant des exigences réalistes ne pouvant ignorer les contraintes économiques.
Raoul Waneigen écrit (Encyclopædia Universalis) : « L'appellation de fraticelles, de l'italien fraticelli, désigne les dissidents les plus radicaux de la faction dite « spirituelle » qui, dans l'ordre franciscain, oppose à l'aile conventuelle ou orthodoxe la volonté de pratiquer la pauvreté volontaire selon la règle intangible de saint François. Bien que, dans sa condamnation, Jean XXII applique le terme à l'ensemble des spirituels, ceux-ci n'ont jamais manqué d'attaquer vivement les idées du Libre-Esprit qui séduisent bon nombre de fraticelles, à vrai dire plus proches des bégards et des apostoliques, avec lesquels ils sont parfois confondus. Leur origine s'explique par la lutte de tendances qui déchire l'ordre après la mort de François d'Assise, par la vogue du millénarisme joachimite et par les progrès, parmi les plus déshérités, d'une pratique de type libertaire où est exaltée la liberté de nature. »

Laïcs « libertaires »
Chez les laïcs, au XIIIe et XIVe siècle le mouvement populaire marqué par un idéal de pauvreté volontaire, un ascétisme unis à des espérances millénaristes, prendra une allure insurrectionnel.
A Parme, en 1260, Gherardo Segarelli réédite l’option de Pierre Valdo. Comme lui,  « il vend ses biens, distribue l'argent aux pauvres ». S'identifiant au Christ, il « entend revenir à une conception de l'Église primitive, avec ses apôtres errants. La secte atteint bientôt trois cents membres, auxquels s'ajoute une communauté de sœurs apostoliques, et essaime dans l'Europe entière. Plusieurs raisons expliquent le succès des ségarellistes. Le franciscanisme, qui avait repris à son compte, en le ramenant dans le giron de l'Église, l'exemple de l'évangélisme vaudois, condamné comme hérésie et durement réprimé, s'éloigne de plus en plus des préceptes de son fondateur. Une lutte intestine y oppose les partisans d'une inconditionnelle fidélité au pouvoir pontifical et les « spirituels », fidèles au vœu de pauvreté de saint François, mais respectueux des privilèges de l'ordre. À la date de 1260, donnée par Joachim de Flore comme début du règne des Saints, les apostoliques apportent la conviction d'être le véritable ordre mendiant qui ouvrira les portes du troisième âge. Une partie des spirituels leur est acquise, que le pape condamnera sous le nom de fraticelles »
(Cf Raoul Vaneigen, Encyclopædia Universalis).

Beguines et begards
Pour compléter, ce tableau, il convient, sans prétendre à l’exhaustivité, de citer les femmes et les hommes laïcs qui voulaient se consacrer à l’Evangile sans pour autant « subir » les contraintes de la règle monastique ou religieuse. Marie-Madeleine Davy rappelle que nous ne pouvons pas être assurés de l’origine du mot « béguin » qui apparaît à la fin du XIIe siècle. Bégard lui est postérieur. Urbain V (1365) emploie l’un ou l’autre (beghardi seu beguini).
Les femmes sont les plus nombreuses. Ce groupe se donne très souvent une tâche caritative pour répondre aux besoins des mendiants venus de la campagne dans les villes en pleine expansion. C’est l’époque où se constitue un nouvel art de vivre, orienté par le commerce des bourg. Dominicains et Franciscains, qui voyaient chez les béguins des concurrents incontrôlables, accompagneront les nouveaux « bourgeois », alors que les bénédictins gardaient leurs racines dans la société rurale des propriétés foncières de l’aristocratie.
Selon Raoul Vaneigen : « Indépendantes des ordres monastiques et placées sous la seule surveillance de l'évêque, les communautés jouissent d'une liberté d'action et de pensée qui suscite bientôt l'animosité du clergé séculier, des franciscains et des dominicains dépossédés, par le zèle des béguines, de riches donations et d'affaires rentables, en particulier l'ensevelissement des morts. En 1240, Jeanne de Flandre ordonne à ses magistrats de les défendre contre toute spoliation. Innocent IV les prend sous sa protection en 1245. Dix ans plus tard, Urbain IV recommandera encore au doyen de Louvain « de les protéger contre les téméraires qui les affligent, et de ne pas permettre qu'on les moleste par des procès ni dans leur personne ni dans leurs biens ». Cependant, les idées de Libre-Esprit allaient trouver aisément audience dans ce milieu de marginaux que ne liait aucune règle conventuelle et qu'une relative oisiveté prédisposait aux choses de l'amour, telles que le courant courtois les avait privilégiées dans le Languedoc ».

Persécutions
Bien que l’autorité ecclésiale reconnaisse « dans le choix de la pauvreté volontaire un facteur de paix sociale et une arme contre l’avidité et la superbe de ses propres dignitaires », elle ne soutint pas jusqu’au bout ce mouvement qui la remettait trop en cause. Par ailleurs, des réflexions spirituelles, qui s’éloignaient très nettement du message évangélique, ne tardèrent pas à se mêler au désir de la pauvreté volontaire. « Le dépouillement de l'avoir, écrit Raoul Vaneigen, s'identifiait peu à peu à la recherche d'une qualité de l'être, le détachement des biens garantissant une richesse spirituelle qui portait tantôt à la vision béatifique et mystique, tantôt à la prétention de s'égaler à Dieu, et donc de ne connaître, quoi qu'on fît, ni péché, ni contrainte».
Les persécutions commencent en 1239 contre « les béguines mal famées d’Eichtadt ».
Le concile de Trèves (1310) entre en guerre contre « un certain nombre de laïques appelés bégards, du nom d'une congrégation imaginaire à laquelle ils feignent d'appartenir. Ils se présentent en public vêtus de longues tuniques ornées de grands capuchons et fuient tout travail manuel. À certaines époques, ils tiennent entre eux des réunions dans lesquelles ils se donnent, en présence de personnes crédules, l'apparence de profonds interprètes des Écritures sacrées. Nous désapprouvons leur association comme étrangère à toute congrégation reconnue par l'Église, et leurs habitudes de mendicité et de vagabondage ».

Le concile de Vienne se prononce en 1311 contre béguines et bégards. Clément V écrit contre « ceux qui veulent introduire dans l'Église un genre de vie abominable qu'ils appellent la liberté de l'esprit, c'est-à-dire la liberté de faire tout ce qui leur plaît ».

Conclure
Bien sûr, je manque de précisions en ne faisant qu’aligner quelques tranches de vies de ces assoiffées de pauvreté selon l’Evangile. Une déviance spirituelle, mystique a coupé l’élan de leur engagement dans la pauvreté évangélique volontaire. Mais, ne devrions-nous pas nous interrogé sur les ordres religieux bien en place qui ne sont pas, ou peu, inquiétés par l’Institution. Il n’y a pas chez eux de déviance spirituelle. Est-ce que l’engagement du fondateur à la radicale pauvreté demeure ? L’enseignement historique laisse toujours un peu rêveur.
Enfin, pour terminer, rappelons que les actuels tenants de vie volontaire pauvre ne doivent ni oublier les leçons de l’histoire, ni l’enracinement de l’Eglise dans une société particulière. Telle est la pointe d’un débat que je trouve important en une époque où l’on semble beaucoup s’occuper de visibilité ecclésiale pour laquelle un certain pouvoir financier est nécessaire. Peut-être je demeure trop elliptique dans ma formulation. C’est que je ne voudrais pas enfermer l’échange dans une seule orientation. Ouvert doit être le débat.

Publié dans Anthropologie

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