Tout le mal est dans la croissance ! Toujours plus !

Publié le par Michel Durand

L'ESSENTIEL PASSE AVANT L'URGENT

Maurice Bellet, psychanalyste et prêtre, philosophe et théologien


Bonnes gens c'est un vieil homme qui vous écrit ces lignes. J'en ai vu. J'ai vu les nazis à Paris, la libération, les guerres d'Indochine et d'Algérie, les Trente glorieuses ( ? ) Vatican II, l'effondrement du communisme... et les fabuleux progrès de nos chères technologies. Et je suis écœuré. Il y a de quoi désespérer de l'humanité. Bêtise et cruauté : voilà les deux grandes déesses qui règnent sur notre panthéon. Et si je ne veux pas désespérer de l'humanité (car je crois en Dieu et en l'homme et plus précisément dans ce Dieu qui s'est fait homme) si donc j'espère malgré tout, alors je suis furieux. Et comme la rage n'engendre rien de bon, j'essaie de transformer cette énergie destructrice en vouloir et en action. Et si vous en êtes là, je vous invite à en faire autant.


Que faire ? Peut-être qu'il convient d'abord d'essayer de voir clair. Ce monde est malade, il est difficile de le nier. On dit : « Voyez ses performances ! » Très réelles, en effet. Mais il en est un peu comme d'un brillant sportif qui, au moment où il fête ses victoires, apprend qu'il a un cancer. Le cancer ne supprime pas ses exploits, mais il faut tout de même s'en préoccuper.

Où est la maladie ? Qu'est-ce qui fait que nos progrès eux-mêmes peuvent être progrès de la catastrophe ? Hiroshima est un grand progrès dans l'art du massacre - on s'en passerait ! Toutefois, les analyses peuvent se multiplier à l'infini, enrichir colloques et publications. Le moment de vérité est un peu plus loin : quand on fait quelque chose pour que ça change. C'est au pied du mur qu'on connaît le maçon.

Un diagnostic grave et des solutions insuffisantes


Changer quoi ? On est d'abord porté à répondre aux urgences. Et il le faut. Ceux qui meurent de faim ont besoin de manger. Disserter sur la nature du besoin ou les exigences de la rentabilité leur est une insulte. Soit. Mais se contenter de répondre aux urgences, c'est faire du vélo le nez sur le guidon. On ne voit plus vraiment où l'on va. Et l'on dépend de ce monde même que l'on déteste.
Il y a l'action politique des gouvernements et des grandes machines administratives. Indispensable. Mais durement contrainte par l'état de fait, le rapport des forces en présence. Quel gouvernement pourrait contraindre l'argent à se faire généreux ? Le système continue sur sa lancée. Il est (jusqu'à présent) capable d'encaisser les chocs, d'intégrer même ce qu'on lui oppose - l'écologie offre sûrement de grandes possibilités à des industries très rentables. Mais le cœur du problème reste intact.
Et il y a tout ce qui tient, en quelque sorte, à la marge : les ONG, les initiatives en tous genres. Indispensables. Mais finalement relatives, elles aussi, à l'état de fait. Ce n'est pas révolution, c'est plutôt compensation des dégâts commis par le système dominant. Du coup, on risque encore d'en dépendre sans même s'en apercevoir. Tout ce qui répare les dégâts (tâche nécessaire) a aussi cet effet de permettre au système de perdurer.

Alors, la révolution ?
Mais quelle révolution ? S'il s'agit d'une mutation de la société humaine, il se pourrait bien qu'il faille aller jusque là. Mais s'il s'agit de répéter les exercices violents de 1917 et aventures semblables, merci : on a déjà donné. Et pour des résultats affligeants. Et notre puissance technique est devenue telle qu'un risque de chaos social est à éviter absolument. Vous imaginez une Europe en guerre civile, sans surveillance des installations nucléaires ? (La chute de l'URSS nous a fait froid dans le dos. Pas question de recommencer.) Les pays dits « développés,, ne peuvent plus se permettre ni la guerre ni la révolution.

Alors quoi ? Il faudrait une volonté commune des populations, suffisamment forte pour infléchir le cours des choses - de quoi créer une démocratie assez courageuse et assez lucide pour aller au cœur de l'affaire. Et c'est où ? L'écologie ? L'écologie est un aspect. Mais si elle fait si fortement question, c'est en fonction bien sûr de ce qui la menace. On peut répondre et la réponse se répand : tout le mal est dans la croissance ! Toujours plus ! Toujours plus loin ! Une boulimie effrénée, une expansion qui ne connaît plus de limites, une publicité féroce qui excite, excite, excite en réduisant le désir aux envies. « Si vous en avez envie, dites que vous en avez besoin. J'ai envie d'avoir envie. X... (marque de charcuterie en boîte) crée l'envie » : publicités authentiques. Voilà l'ennemi ! Cette folie gloutonne, qui ferait sauter la planète plutôt que de renoncer à ses 4 x 4 et à sa grande bouffe.
Alors, certains disent : il faut vouloir la décroissance. On voit bien le motif, on voit bien l'intention. Mais... la décroissance réfère à la croissance. Toujours dangereux, les concepts négatifs (irrationnel, incroyant, etc.) : ils se définissent par rapport à ce qu'ils refusent. Autrement dit, ils acceptent que le lieu du combat soit imposé par l'adversaire. Si vous luttez contre la croissance, votre préoccupation majeure sera la croissance et ses méfaits. Mais il faudrait peut-être se préoccuper autrement.
Ainsi s'annonce la deuxième difficulté : on ne mobilise pas les gens avec un objectif précédé du signe « moins ». On ne peut vouloir la décroissance que si l'on veut autre chose que la croissance et c'est cette autre chose qui mérite tous nos soins.

Retrouver la vérité du « désir humain »

Qu'est-ce que c'est ? Ça a rapport au désir, ce désir si follement sollicité et si farouchement dénaturé qui est au cœur du système dominant (que serait le marché si personne n'achetait ? Et pourquoi achète-t-ton ?...) D'où la question : où est la vérité du désir humain ? Je sais : ça fait métaphysique et les réalistes protestent aussitôt au nom du « concret ». Je demande bien pardon qu'y a-t-il de plus concret que le désir humain ? Et je l'entends au sens le plus vaste, qui englobe tout ce dont l'homme peut avoir « appétit » (au sens du Moyen Age). Quoi de plus concret que la faim ? Quoi de plus concret que le désir d'être aimé ? Ou même le goût de connaître, s'instruire, créer, inventer ?
En vérité, le système où nous sommes écrase le désir. Jusqu'à ces jeunes (il s'en rencontre) qui sont commandés par la compulsion -j'ai envie, je prends-, qui n'ont aucun sens du temps nécessaire, de la patience, du respect de l'autre, du respect de la loi. Étrange humanité déshumanisée qui, si elle se répandait, créerait en écologie proprement humaine des périls au moins aussi graves que ceux que nous connaissons dans le rapport à la nature.
S'il y a un « retour du religieux », du goût pour les sagesses orientales et même un attrait nouveau pour la philosophie, ce n'est pas le fruit du hasard. Bien entendu, il est très mêlé. On peut même y voir, dans bien des cas, un avatar du règne de l'envie : ça se « consomme » aussi, le spirituel. Mais c'est au moins un symptôme.
Il y a comme un mouvement, encore indécis, équivoque, dispersé, pour retrouver ce qui don¬nait à nos prédécesseurs non pas un sens de la vie (qui risque d'être un luxe pour ceux qui mangent à leur faim), mais - la vie. Une vie humaine. Avec un espace et un temps d'humanité et des relations constituantes (famille, compagnons, nation) et -don suprême- un grand Principe sûr, donnant aux humains l'assurance fondamentale qui les préservera du chaos.

Alors quoi ? Le bon vieux temps ? Le bon vieux temps était sinistre à bien des égards. Peste, faim et guerre, comme chantent les grandes litanies, pour prier Dieu de nous en préserver. Et je n'ai aucune envie de vivre comme mes braves ancêtres, sur la terre battue, à crever de faim, sans savoir lire, avec la mort qui frappe à la porte.
Mais ce même temps, misérable aux misérables, portait pourtant ce qui ne doit pas périr : un fond d'humanité, aussi précieux en son genre que le sol de notre bonne vieille terre, certes moins productif et moins protégé qu'en notre âge de l'agroalimentaire... Mais détruisez-le, tout est fini.
Pas question de retour en arrière. Aussi bien, ce n'est pas possible. On ne remonte pas le temps. Vouloir reconstituer ou faire perdurer le monde ancien fait virer à l'irréel ce qu'on voudrait sauver. On le voit en particulier pour ce qui concerne la religion. La transformer en rempart contre les errements contemporains, vouloir la garder intacte de tout ce qui viendrait y mettre question, c'est la transformer en une bulle, pieuse et théologique, où l'on peut se trouver assez bien, mais qui risque fort de devenir factice - et pour ceux même qui se trouvent dedans. J'ai entendu ce mot atroce, d'un homme qui avait quelque sympathie et beaucoup de déception par rapport à la religion : « Vous prétendez sauver vos vérités éternelles en les mettant au congélateur. Elles ne pourrissent pas, mais elles sont immangeables. »

Retrouver n'est pas répéter : une exigence de création

Alors, quoi faire ? Il paraît hors de doute que nous avons à retrouver des dimensions d'humanité qui sont en train de s'abîmer aussi durement que les forêts équatoriales ou les glaciers des Alpes. Mais retrouver n'est pas répéter. C'est une exigence immense de création, de reprise critique et créatrice de tout ce qui nous a menés jusqu'à ce que nous sommes : religions et récits, art et science, histoires et peuples ; et en séparant, autant que nous pouvons, ce qui là-dedans est vivant de tout ce qui s'y traîne de violence mortifère.
L'exigence de juste mémoire est à la hauteur de l'exigence de création. Rude et admirable programme pour ceux qui ont encore quelque foi ou quelque goût de sagesse et raison - ou les deux ? Ils y seront éprouvés. Mais c'est le signe du sérieux de l'entreprise.
Œuvre  de recherche et qui engage tout, pas seulement l'intellect. Œuvre de formation, pour que dans l'enseignement se retrouve cette « initiation à la vie humaine vraiment humaine », dont on a parfois le sentiment qu'elle s'est dangereusement absentée (on enseigne tout, sauf la seule chose absolument indispensable). Œuvre à long terme. Les grandes mutations humaines demandent des siècles.

J'entends les protestations - ou les ricanements : « Qu'avons-nous à faire de ces rêveries? Le réel, le réel ! Le chômage et la Bourse ! Les satellites et la biologie ! Nos vrais problèmes ! » Très important, pas de doute. Mais le problème de tous ces problèmes, c'est l'homme, l'être humain, dans sa chair et dans son âme, bien plus réel que tous ces fantasmes dont nos techniques de l'artifice ont su faire la réalité.
Mais il faudrait du moins avoir un plan, un programme ! Il me semble que sur ce point, il y a comme un manque. Je puis me tromper. J'espère me tromper. Je ne demande qu'à apprendre. Mais ne m'accusez pas de pessimisme. Le pessimiste est celui qui se résigne : « On n y peut rien. Mieux vaut dire que tout va bien ! »
Nous sommes comme au bord d'une tâche gigantesque. Et il se pourrait que les outils hérités de notre modernité (et dont les progrès sont galopants) y soient impuissants. Il faut travailler. La persévérance dans le travail gagne toujours. À la fin. Du moins espérons-le.


Article dans la plaquette de CCFD : campagne

 


Publié dans Anthropologie

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