Répondre aux besoins communautaires

Publié le par Michel Durand

N'est-ce pas là un service actuel que l'Église, le peuple chrétien, est capable de rendre au monde ? Ne doit-elle pas se sentir invitée par ce besoin communautaire à vivre une nouvelle forme de suppléance ?

En regardant l'histoire, nous voyons que l'Église a toujours œuvré à l'établissement de la société humaine et à son bien-être. Au Moyen Age, elle fut un facteur déterminant de progrès, de civilisation. Son rôle resta important par la suite, mais tout en s'amenuisant. Aujourd'hui, c'est tout différent : elle est plutôt considérée comme faisant obstacle à la vie. Nombreux sont ceux qui se posent la question de la légitimité d'un enseignement chimique, biologique, physique, mécanique… catholique. Il en va de même pour la santé. Les premiers hôpitaux, les premiers soins aux malades, soins gratuits, furent donnés par des chrétiens bénévoles convaincus que l'Évangile leur demandait cette forme de service, de consécration aux hommes, les plus pauvres et à Dieu. Que signifie, maintenant, un hôpital catholique, protestant ? Un Hôtel-Dieu ?

œuvre de Jo Tachon, BASA 2009, Lyon


Que toutes ces tâches passent aux mains de l'État est tout à fait normal. L'Église se doit d'ouvrir les chemins et une fois que les sociétés n'ont plus besoin de ce type de service, qu'elle songe à autre chose. Hélas, c'est trop souvent encore que nous voyons des institutions s'accrocher à leur passé glorieux. Les raisons sont toujours bonnes pour continuer : "il faut garder l'esprit de l'école" ; " les soins sont meilleurs dans telle clinique privée tenue par des religieuses " ; " nous avons quand même une position originale"… Avec beaucoup de gens, je ne suis pas du tout convaincu de ces qualités supérieures ou particulières.

Quand les terres sont couvertes de forêts ou de marécages, rendant impossible les cultures et que la famine sévit dans la contrée, c'est une réponse au commandement évangélique : "aime ton prochain comme toi-même" que de défricher, assécher, planter afin de distribuer à tous les biens obtenus. En Occident, ce fut la tâche du début de notre histoire. Les disciples de Saint-Benoît donnaient l'exemple d'une occupation régulière, constante contre les éléments hostiles de la nature. Dans le Tiers-Monde, les chrétiens se sentent tout naturellement invités à promouvoir le développement de leur pays. Évangélisation et progrès humain vont de pair, disent les théologiens qui, dans leur réflexion, passèrent d'une théologie du développement à une théologie de la libération.

En effet, tout progrès n'est pas forcément bon pour l'homme. Notre mission chrétienne est de le libérer de toute entrave à son épanouissement en commençant, peut-être, par le sous-développement matériel, mais en ne s'arrêtant sûrement pas à celui-là. Il n'y a pas effectivement, que l'absence de biens matériels qui compte. Nous ne devons pas oublier l'apathie spirituelle et l'engourdissement intellectuel qui accompagnent généralement, comme nous l'enseigne l'histoire, les pays surdéveloppés grâce à leur déjà ancestrale industrialisation. Si l'on peut dire du Tiers-Monde qu'il est, grâce à la richesse de ses relations humaines, expert en humanité, n'est-ce pas pour montrer que les riches pays industriels sont humainement sous-développés ?

La question que je me pose est celle-ci : après avoir, en des domaines plutôt matériels, accompli des tâches de suppléance désormais en partie dépassées, l'Église ne devrait-elle vivre un service pour développer, dans la société humaine, le sens des rapports interpersonnels ? Vous m'objecterez que l'école, l'université remplissent cette fonction. J'en doute, car je ne constate pas autre chose, à la sortie de ces établissements que de parfaits professionnels, compétents dans leur matière, surtout capable de répondre à la demande de notre société industrielle. S'ils sont consciemment chrétiens, arrivent-ils à jeter sur l'existence un regard modelé par l'esprit évangélique pour discerner, critiquer d'une façon responsable, afin de voir ce qui est susceptible d'édifier l'homme dans sa pleine dimension humaine ?

L'amour devance la justice dans la mesure où il rend clairvoyant.

Par amour, nous voyons comment améliorer, transformer, une situation qui, à première vue, semble bonne, à première vue seulement. Par amour, nous savons devancer les besoins et désirs des autres. L'Évangile nous montre qu'il y a toujours une révolution à tenir. Actuellement, ce serait pour redonner une âme, une vie à une humanité occidentale qui, depuis Descartes, n'en finit pas de s'enfermer dans sa stérile, bien que fructueuse sur certains aspects, rationalité. Roger Garaudy, dans un exposé sur le travail dit que "si nous nous abandonnons aux désirs catastrophiques de l'organisation présente du travail… nous serons les témoins et les victimes… impuissantes d'un long pourrissement de l'histoire… Le problème ultime est celui-ci : au-delà du modèle individualiste et du modèle totalitaire de société, serons-nous capables de concevoir et de réaliser le modèle prospectif fondé sur une conception du travail qui ne doit plus mutiler de ses dimensions les plus hautes : la poésie et l'espérance ? "

Par amour, nous pouvons voir que la famille, lit douillet où l'on se protège des agressions du monde, peut devenir le lieu clinique où les travailleurs refont leur force. Elle ne permet pas toujours à ce même amour de s'épanouir et risque de s'enfermer dans un égoïsme destructeur vécu à deux ou à trois. Par amour, nous pouvons infuser la joie de vivre dans tous les secteurs humains.

Soyez sans crainte, je ne songe pas à demander que l'Église présente au monde un projet de société. Effectivement, ce que je viens d'exprimer laisserait entendre le souhait d'une "démocratie chrétienne", nouvelle façon. Voilà un piège dans lequel je ne voudrais pas tomber. Ma pensée se porte seulement sur un aspect fondamental de la vie sociale : la famille, que contestent certaines personnes, notamment les communautaires. Même si les répercussions d'une telle réflexion sur d'autres secteurs sont multiples, je n'entrevois pas du tout pour l'Église une mission totalisante de l'existence. Cela relève plutôt du politique.

Enfin, je parle peut-être avec trop peu de nuances. Tout cela est à discuter. Avons-nous conclu le débat : l'Église et le Politique (la politique) ?

Le secteur pour lequel l'Église d'Occident pourrait vivre une suppléance est donc la famille. Suppléance d'ordre plus spirituel que matériel. Comment cela ?

La famille nucléaire, formée des parents et des enfants (un, deux, rarement plus… sans compter le chien) est mise en question par certains couples qui trouvent trop étroit, peu épanouissant leur mode de vie habituel. Sur le constat de ce manque se greffe le désir, le besoin d'une vie sociale plus large. On voudrait vivre en communauté (1) ; d'où ce genre de petite annonce publiée dans "La Gueule Ouverte" :

" On est trois ménages plus quatre enfants, plus un célibataire et on cherche quatre appartements dans un même immeuble ou une grande baraque pouvant se subdiviser en quatre appartements, dans la banlieue ouest de Lyon (maxi : 15 kms). Tout çà pour une vie pré-communautaire avec en commun: fric, bagnoles, équipements divers, prise en charge des gamins, etc '" "

Pourquoi les chrétiens, d'une façon très profonde, ne se laisseraient-ils pas, à cause de l'amour inventif, interroger par cet appel ? Car c'est un appel ! Et pourquoi, l'Église, vue alors dans son aspect institution, ne se glisserait-elle pas, momentanément, dans ce service de suppléance ? La richesse de son passé communautaire ne lui permettrait-elle pas de répondre à ce besoin, à ce désir ? Pourquoi ne prendrait-elle pas les risques, calculés, pour concrétiser cette recherche d'humanité ?

Quels risques ?

Voilà ; la vie communautaire demande une organisation de l'habitat qui lui est propre. Or, toutes les constructions actuelles sont basées sur le principe de la famille à trois, à quatre. Il ne semble pas que le permis de construire soit d'emblée délivré pour un autre type d'immeuble. Études des lois, visite des administrations, préparation des esprits sont les préalables indispensables à la construction d'un domaine pour couples et célibataires communautaires.

Quel sera le premier risque ? Que les gens qui se sont attelés à cette tâche échouent devant le monolithisme inébranlable de l'administration. En fait, je ne crois pas que l'échec soit possible. Il suffirait seulement d'avoir la patience d'attendre que les difficultés juridiques soient contournées.

Ceci fait, le permis de construire sur un plan communautaire obtenu, qui va devenir promoteur d'une telle réalisation ? Qui avancera l'argent ? Ce sera le plus gros risque. Dans mes relations, je ne vois personne d'assez fou pour s'amuser, de la sorte, avec des millions ? Est-ce que la foi chrétienne, est-ce que l'espérance serait susceptible de nous lancer dans une action dont l'issue demeurerait incertaine? Regardons l'ensemble de l'histoire de l'architecture chrétienne : monastères, hôpitaux, écoles, églises en avant-garde du progrès, statues, fontaines, places, etc… Autant d'argent transformé en pierre pour le bien de l'humanité. Nous n'oublions pas, bien sûr, tous les avatars qui ont accompagné ces réalisations.

Je sais, je rêve. D'autres ont rêvé avant moi. Ce qui apparaît comme une utopie, lorsque nous regardons de près, devient parfois réalisable. C'est pour cela qu'il serait intéressant de pouvoir conduire dans son ensemble l'étude de tout ce que met en mouvement le projet d'un habitat communautaire. Par exemple, pour six "unités" - couples ou célibataires - il faudrait :

- six appartements d’une, deux ou trois chambres, selon le nombre d'enfants,

avec une salle de séjour, une petite cuisine et des sanitaires.

- des salles communes de télévision, de cinéma, de jeux, etc .

- une salle de réunions

- une bibliothèque

- une grande cuisine avec chambre froide, congélateur, etc.

- une grande salle à manger

- une buanderie,

etc

On voit le genre

Surtout, il ne faudrait pas oublier que cette étude serait incomplète et, peut-être vaine, sans l'analyse des motivations de chacun à une vie commune : "moyen de se remettre en cause dans son quotidien… intérêt de la propriété collective… moyen d'obtenir des alternatives au salariat… préparation à la communication et aux rapports de confiance… " La connaissance de ces points, auxquels s'ajouteront un grand nombre d'autres est indispensable pour permettre le choix de ses compagnons et compagnes de communauté. On devra aussi envisager très clairement comment sera vécue la gestion de l'ensemble, impôts, frais divers, entretiens, etc. par un collectif reconnu comme personne morale devant la loi française.

Pour que les tâches les plus humbles de la vie quotidienne soient régulièrement accomplies, il me semble que l'esprit constant d'une telle maison doit être celui de l'Évangile : si tu veux être le maître, fais-toi le serviteur de tous.

En écrivant ces lignes, je songe tout naturellement à Camille Rambaud que vous connaissez peut-être par l'histoire du Prado et la vie du Père Chevrier de Jean-François Six. Cet homme, "pour abriter les familles touchées par l'inondation" du Rhône en 1856, "a conçu les plans d'une grande maison de quarante mètres de longueur, a conquis le Cardinal de Bonald à son projet, pour lequel il a recueilli en quelques jours plus de trente mille francs". Par la suite, il poussa sa réalisation dans un ensemble plus vaste qui reçut le nom de Cité de l'Enfant Jésus. Tels furent les moyens que ce laïc, ayant retrouvé la pratique religieuse après son passage au socialisme, choisit pour répondre tant à la misère matérielle qu'à la misère religieuse de son temps. Il s'est enfoncé dans la pauvreté et il n'eut pas peur de se lancer dans une aventure un peu folle.

En tout cas, celle-ci fut acceptée par la hiérarchie et provoqua l'admiration, puis d'une certaine façon, de loin, la "conversion" d'Antoine Chevrier. C'est vraisemblablement le geste qu'il fallait poser en ce milieu du XIXe siècle, geste qui ne fut pas parfait si l'on considère les nombreux échecs que connut par la suite Camille Rambaud. Mais les expériences négatives des uns sont utiles pour les créations futures des autres.

Quel geste devons-nous poser ?

Quelle "parabole de partage" deviendra signe de l'Amour universel, transcendant et immanent ?

Cette citation d'une expression souvent employée à Taizé est consciemment voulue. Je regarde souvent en direction de la "colline" pour me rappeler qu'il est possible de trouver les actions à entreprendre, à inventer afin de répondre à la soif d'absolu des jeunes, des hommes et des femmes d'aujourd'hui: soif de vie intense, soif de vie fraternelle, soif d'amour.

Croire contre toute espérance, Croire en l'inespéré.

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(1) Il serait bon de bien connaître les aspects sociologiques,-politiques, économiques des communautaires afin de dessiner le profil de leur vie d'hommes et de femmes. Pourquoi ont-ils choisi ce mode de vie ? Comment se situent-ils par rapport au travail salarié ?

Cf. à ce propos, l'étude faite avec l'aide de l'I.S.S.A. : Le septième jour ou Repos, communauté, travail, Roussas, juin 1978.

 

Publié dans Anthropologie

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