S'épanouir dans le temps libéré

Publié le par Michel Durand

Comme je l'ai indiqué précédemment, dans cette catégorie "anthropologie", je donne diverses réflexions sur le sens, ou non sens, du travail. Textes qui me semblent d'une grande importance alors qu'on veut augmenter la durée du travail salarié tout en critiquant "mai 68".

extraits de André GORZ, Métamorphoses du travail, Quête du sens, Critique de la raison économique, Galilée, 1988.

Socialisation et épanouissement personnel se réalisent hors du travail salarié.

La fonctionnalisation et la technicisation du travail ont fait éclater l’unité du travail et de la vie. Le travail avait progressivement cessé, dès avant l'aggravation de la crise présente ( années 1970-80), d’assurer une intégration sociale suffisante. La diminution progressive du volume de travail socialement nécessaire a accentué cette évolution et aggravé la désintégration de la société. Qu’elle prenne la forme du chômage, de la marginalisation et de la précarisation ou celle d'une réduction générale de la durée du travail, la crise de la société fondée sur le travail (au sens économique) oblige les individus à chercher ailleurs que dans le travail des sources d'identité et d'appartenance sociale, des possibilités d'épanouissement personnel, des activités chargées de sens et par lesquelles ils puissent gagner l'estime des autres et d’eux-mêmes.
Le travail est appelé à devenir une activité parmi d’autres, tout aussi importantes ou même plus importantes que lui. L'éthique du libre épanouissement des individualités, que Marx croyait pouvoir situer dans le prolongement d'une vie de travail de moins en moins astreignante et de plus en plus stimulante, cette éthique exige et  implique aujourd’hui qu’au lieu de s’identifier à leur emploi les individus prennent du recul, développent d’autres centres d’intérêt et d'autres activités, inscrivent leur travail rémunéré, leur métier, dans une vision multidimensionnelle de leur existence et de la société. Les activités à but économique n’ont à y être qu’une des dimensions, d’importance décroissante.
Et c’est bien dans ce sens que tendent les aspirations d’une proportion importante des individus. La crise des partis politiques - et le regain de faveur des Eglises et associations humanitaires - tient d’abord à l’incapacité des premiers à offrir à ces aspirations un débouché à la fois culturel et pratique, dans lequel leur traduction politique pourrait s’ancrer. La crise des partis n’est pas d’abord une crise du politique mais dénote que l'espace politique est laissé vacant par des organisations et appareils qui se conçoivent avant tout comme des machines à gouverner, comme des décalques de l’appareil d’État qu’ils ambitionnent de diriger, alors que le politique se situe avant tout là où le plaçaient toutes les forces politiques naissantes aux périodes de bouleversements fondamentaux : le mouvement ouvrier lui-même, ses syndicats et partis, sont issus de cercles de culture ouvrière et d’associations d’aide mutuelle, c’est-à-dire : d’un travail de réflexion et d'auto-formation faisant pièce à la culture et aux idées dominantes; de formes d’auto-organisation et de vie ébauchant une alternative à l’organisation sociale et au mode de vie dominant : une “utopie concrète”.

Peter Glotz formule avec bonheur cette prééminence du culturel en période de mutation : “Comment la gauche s’assure-t-elle l’hégémonie culturelle en tant que préalable du pouvoir politique ? Comment forme-t-elle à partir de la diversité initialement croissante des critiques oppositionnelles particulières un petit nombre d'idées que les gens accepteront, retiendront et s’assimileront comme leur conviction ?”
Pour sauvegarder ce qui faisait le contenu éthique de l’utopie socialiste, une nouvelle utopie est aujourd’hui nécessaire : celle de la société du temps libéré. L’émancipation des individus, leur libre épanouissement, la recomposition de la société passent par la libération du travail. C'est grâce à la réduction de la durée du travail qu’ils peuvent acquérir une nouvelle sécurité, un recul  par rapport aux “nécessités de la vie” et une autonomie existentielle qui les porteront à exiger leur autonomie croissante dans le travail, leur contrôle politique de ses buts, un espace social dans lequel puissent se déployer les activités volontaires et auto-organisées. (p. 129-131)



Publié dans Anthropologie

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