Relativiser l'économie

Publié le par Michel Durand

Comme je l'ai indiqué précédemment, dans cette catégorie "anthropologie", je donne diverses réflexions sur le sens, ou non sens, du travail. Textes qui me semblent d'une grande importance alors qu'on veut augmenter la durée du travail salarié tout en critiquant "mai 68".

extraits de André GORZ, Métamorphoses du travail, Quête du sens, Critique de la raison économique, Galilée, 1988.

A côté du travail, avec lui, il y a l'activité libre, terrain de l'épanouissement.

Les travailleurs ne découvriront les limites de la rationalité économique que si leur vie n’est pas entièrement occupée et leur esprit préoccupé par le travail; si, en d’autres termes, un espace suffisamment ample de temps libre s’ouvre à eux pour qu’ils puissent découvrir une sphère de valeurs non quantifiables, celles du “temps de vivre”, de la souveraineté existentielle. A l’inverse, plus le travail est contraignant par son intensité et sa durée, moins le travailleur est capable de concevoir sa vie comme une fin en elle-même, source de toutes valeurs; et plus par conséquent il est porté à la monnayer, c’est-à-dire à la concevoir comme le moyen de quelque chose d'autre qui vaudrait en lui-même, objectivement : l’argent. (p. 148)


L’ouvrière ne travaille pas au même sens que la bonne, ni la soignante, la prostituée, le pompier, etc., au même sens que l’ouvrière. Il ne peut y avoir de société ni de vie sans “travail”, mais toutes les sociétés et toutes les vies ne sont pas des vies et des sociétés de travail. Le travail et la société de travail ne sont pas en crise parce qu’il n’y a pas assez à faire mais parce que le travail en un sens très précis est devenu rare et que ce qu’il y a à faire ne relève que pour une part décroissante de ce travail-là.
La crise du travail et de la société de travail ne sera pas surmontée par l’accroissement du nombre de cireurs de chaussures, comme le croyait George Gilder ; ni par l'accroissement du nombre de domestiques, d’hôtesses et d'essuyeurs de pare-brise, comme le soutenait Philippe Seguin ; ni par l'augmentation du nombre des prostitué(e)s, des mères ou des pères au foyer, des guides pour touristes et des Disneyland. Non que tous ces gens ne “travaillent” pas ; ce qu’ils font n’a pas le même sens que le travail au sens économique et il n’ est pas sans danger d'assimiler leur activité à ce dernier.
Il est vrai que le “travail” n’a pas toujours eu le sens qu’il a pris dans les sociétés de travail. En particulier, il n’a pas toujours été une activité accomplie, en vue de son échange marchand, dans la sphère publique. Il n’a pas toujours été source de citoyenneté pour les “travailleurs”. Au contraire, il a été tenu pour incompatible avec la citoyenneté dans la Grèce antique. C'est que la plus grande partie de la production du nécessaire y était accomplie dans la sphère domestique privée (dans l’oikos). Jusqu’à la naissance du capitalisme, il n’ existait pas de sphère économique publique au sens que nous donnons aujourd’hui à ce terme. Les membres de la maisonnée produisaient leur nourriture, leur fil, leur drap, leurs vêtements, leur chauffage, etc. Ils ne comptaient pas leur temps, ne savaient d'ailleurs pas calculer et vivaient selon deux évidences : “Il faut le temps qu’il faut” et “Ce qui suffit suffit”.
J’appelle travail pour soi cette production de valeur d’usage dont nous sommes nous-mêmes à la fois les artisans et les seuls destinataires. Il est l'une des deux principales formes d'activité non marchande.  (p. 190-191)


Publié dans Anthropologie

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