Ambiguïté de l’agir humain. Le monde, qui est bon, est donné à l'homme pour son usage : il peut s'en servir, mais il peut aussi s'en rendre esclave
J’ai rédigé ce texte le 21 février 2012 au cours de mon retirement à Béni Isguen (désert algérien). Il me semble propice de le publier à la suite des diverses méditations précédentes.
L’analyse des prises de position et affirmations proposées par les objecteurs de croissance conduit inéluctablement à poser le problème de l’origine du mal. D’où vient le fait que l’homme n’arrive pas à se limiter dans son désir de conquête ?
Pourquoi n’arrive-t-il pas à s’autolimiter ?
La capacité de toujours progresser, d’avoir sans cesse plus, propre à l’homme (et non à l’animal) est-elle le fruit des actions d’un tentateur ? L’Évangile inviterait à penser cela : récit des tentations de Jésus au désert ; parole de Jésus affirmant que l’on ne peut en même temps adorer Dieu et l’argent-Mammon. Il y aurait donc et Dieu et le Diable.
Mais, toutes les études sur le mal ont de longues dates prouver que le Mal ne peut sortir d’un bien, soit de Dieu qui est essentiellement bon et que le monde ne peut résulter d’un combat entre deux forces opposées : le Bien contre le Mal et réciproquement le Mal contre le Bien (manichéisme), car Dieu ne serait pas l’Unique.
Il importe de souligner que les études anthropologiques, théologiques, morales… réalisées à l’intérieur de l’Église montrent, généralement, que l’argent, le capital, et le système économique qui lui est attaché, ne sont que des outils. On dit qu’il ne faut pas diaboliser l’argent qui n’est pas mauvais en lui-même. Seul l’usage que les hommes en font est mauvais. Si l’argent n’est pas le diable est-ce que l’homme qui en fait un usage pervers serait possédé par le diable à moins qu’il ne soit lui-même Satan ?
Nous nous trouvons au cœur du problème du mal et de son origine. Si l’argent n’est qu’un outil, ni bien ni mal, en lui-même neutre, d’où vient cette accumulation de maux, de perversion, de mépris de l’homme non-possesseur du Capital que l’on observe depuis l’origine des temps ? D’où vient le regard méprisant sur les pauvres, pays ou personnes ? Notons aussi ceci : Nombreux économistes aujourd’hui interrogent tellement le système économique, affirment avec une grande force qu’il faut radicalement le transformer qu’on se demande, s’ils ne jettent pas non seulement le baigneur avec l’eau du bain, mais aussi la baignoire. Rejeter le contenant serait largement justifier si celui-ci pouvait être prouvé « diable », l’Être à l’origine du mal. Or, dans les études connues, il n’en est pas ainsi jusqu’à preuve du contraire.
Lisant l’œuvre de Marcel Neusch, Saint Augustin splendeur et misère de l’homme, cerf 2011, j’ai relevé quelques réflexions alimentant à merveille cette interrogation. En prendre connaissance ne nous conduira pas à accepter l’affirmation d’un péché originel en Adam, désormais largement contestée, mais peut nous éclairer. Marcel Neusch parle de la situation médiane de l’âme entre Dieu et le monde,
p. 156
« L'anthropologie d'Augustin se caractérise par une hiérarchie ontologique à trois étages : Dieu, l'âme, le monde (le corps). Ces trois niveaux ou degrés d'être sont reliés entre eux en sorte que tout s'y trouve subordonné à Dieu, l'Être même, à qui tous les êtres doivent d'exister et qui seul peut les combler. Tous crient leur dépendance à son égard (Conf X, 6, 9), et ne peuvent trouver leur bonheur qu'en lui. L'âme (intus), par sa position médiane, est en relation d'un côté avec Dieu, plus intime que l'intime de moi-même (interius), et de l'autre côté avec le monde extérieur (foris) auquel elle est liée par le corps. Cette relation ontologique doit être assumée existentiellement. Grâce au libre arbitre dont elle dispose, l'âme peut se tourner soit vers Dieu qui habite au plus profond d'elle-même, soit vers le monde sensible, au risque de s'aliéner. D'un côté, elle gagne en plus-être, de l'autre elle sombre dans un moins-être. Augustin l'interpelle ainsi en l'invitant à se situer en vérité devant Dieu :
Je t'adjure, nature rationnelle, souffre d'être un peu au-dessous de Dieu, d'autant plus qu'après lui on ne peut trouver rien de meilleur que toi, souffre cela, dis-je, et fais-toi humble envers lui, de peur qu'il ne te fasse tomber aux abîmes […] Dieu, qui seul a une nature supérieure à la tienne, a créé d'autres biens qu'à ton tour tu surpasses [...] Les biens terrestres, en tant qu'ils te servent, te montrent que tu en es maîtresse, et en tant qu'ils te sont pénibles, t'enseignent à servir ton Seigneur (Saint AUGUSTIN, C. Epist. Fund. 37, 43. BA 17, p. 495 s).
Cette structure fondamentale de l'existence s'articule d'un point de vue éthique autour du couple: uti/frui ! Le monde, qui est bon, est donné à l'homme pour son usage (uti = user de) : il peut s'en servir, mais il peut aussi s'en rendre esclave. Dieu seul est en mesure de combler l'âme (frui = jouir de, être comblé par...) et lui procurer le bonheur. La perversion apparaît quand l'âme inverse ces deux termes, utilisant Dieu au service de ses intérêts, et se mettant à jouir du monde comme s'il pouvait la combler et assurer son bonheur. Or nulle part ne se trouve pour elle la stabilité et le repos, sinon en Dieu. Un choix s'impose donc. Il appartient à chaque âme de choisir son orientation. Ontologiquement « orientée vers Dieu », l'âme n'est en équilibre que si elle assume existentiellement cette situation médiane entre Dieu et le monde.
S'il va de soi pour Augustin que l'âme doit son existence à Dieu, il est tout aussi clair qu'elle est le siège d'un déséquilibre, visible dès l'enfance. D'où vient ce déséquilibre ? Si le mal affecte l'âme avant qu'elle ne soit capable de choisir, il ne peut venir que d'une volonté antérieure. Or il est exclu que le responsable de ce déséquilibre initial soit Dieu : ce serait introduire le mal dans la nature de Dieu. Le responsable doit donc être cherché dans le monde.
Marcel Neusch apporte également ce commentaire où il est précisé que, selon Augustin, la solution au problème ne peut se trouver que dans le Christ : Incarnation.
p. 164
« Augustin, qui n'est certes pas indifférent aux séductions du monde sensible, sait par expérience que rien n'y est comparable à cette beauté dont le cœur garde le souvenir, souvenir qui l'empêche de s'attacher ou de s'arrêter à la beauté des créatures. À la différence de Plotin, plus encore des manichéens, pour qui le monde est mauvais, Augustin sait que le monde est bon. C'est l'usage que nous en faisons qui est mauvais. Le mal a ses racines dans les trois convoitises qui ont leur siège en nous : l'orgueil, la curiosité, la chair. Toutes les trois sont centrées sur le soi : volonté d'être en soi (orgueil), de connaître par soi (curiosité), de posséder pour soi (chair). Elles sont une perversion de l'agir qu'il s'agit de neutraliser. Mais, s'écrit saint Augustin à la suite de saint Paul : « Dans ma misère, qui donc aurait pu me délivrer de ce corps de mort, sinon ta grâce par Jésus-Christ notre Seigneur ? » (Conf. VIII, 5, 12.) Ce que l'homme a défait, seule la grâce peut le refaire. »
A l’époque d’Augustin la philosophie, métaphysique, platonicienne et plotinienne, était unanimement acceptée comme explication du réel. Il était donc efficace de se glisser dans cette forme de pensée pour développer la perception d’un monde bon dont l’usage est perverti par la faute de l’homme qui s’est éloigné de l’unique vérité – Dieu : vérité, sagesse, but et origine de l’homme.
Aujourd’hui, cette référence transcendantale n’est plus admise. Certes, les objecteurs de croissance ont conscience que la résistance à l’absolutisation d’une croissance illimitée se fonde sur des valeurs qui s’imposent à l’humain. Que sont ces valeurs ? Qui les imposeraient comme devant être inéluctablement respectées ? Se pose la question de l’origine du Bien, de l’Être. Si Dieu n’est pas, sur quoi construire une anthropologie invitant l’homme à s’autolimiter ? Si l’argent n’est qu’un outil, il faudrait savoir s’en servir sans en devenir l’esclave, en user seulement tout en jouissant de la Vérité : fondement des Valeurs Universelles. Comment faire admettre par tous et en tout temps que l’homme n’est que le gestionnaire de la terre ?