Comment les chrétiens peuvent-ils s’approprier la démarche de l’art contemporain ?
Au cours de la biennale d'art sacré actuel de 2011 organisé par Confluences-Polycarpe, nous avons tenu une conférence-débat. Pierre Benoit* a donné son avis que je suis heureux de pouvoir reproduire ci-dessous. Voir ici le présentation de cette conférence - et aussi un clic ici.
L’art actuel diffère de
l’art contemporain dans sa démarche. Il faut aussi reconnaître qu’une bonne partie des arts actuels, même de formes classiques (peinture, sculpture, etc.), se sont renouvelés grâce à la démarche
contemporaine. Ils ne sont plus « sages ». Il est difficile de définir la démarche de l’art contemporain. Je le ferai en rapport avec la philosophie nietzschéenne de l’affirmation de la
vie comme une performance et un acte du corps. Cette démarche est iconoclaste en ce qu’elle brise les normes, les valeurs, les conventions. Elle révèle les fonds (support-surface), s’installe
dans des espaces, use de déchets, de réalités industrielles ou d’exudation corporelles, etc. Les chrétiens ont parfois du mal avec cette démarche iconoclastes et se sentent violentés ou menacés
par elle. Il faudrait expliquer pourquoi. Comme le remarquait la revue Communio il y a deux mois, la dissociation entre l’art et le beau, la relation entre l’esthétique contemporaine et
la transgression, la fixation sur un art kénotique, sont des sources majeures de tension entre les catholiques et la démarche de l’art contemporain.
On l’a constaté autour de la démarche de Piss Christ, sculpture plaçant un Christ dans le l’urine. La démarche de l’art contemporain n’est pas contraire à la foi chrétienne. Il y aurait plusieurs manières de le montrer : objectivement, quant aux concepts ; subjectivement, quant aux relations que les sujets entretiennent avec l’œuvre ; socialement, quant au processus communautaires de reconnaissances définissant l’appartenance ou l’exclusion de la sphère commune. Je voudrais montrer que cette démarche d'appropriation réclame un équilibre difficile. Elle ne se satisfait pas d'une continuité objective ou subjective. Sa clé est dans une culture commune entre chrétiens et artistes.
Une correspondance objetive. La première manière de penser la correspondance entre l'art contemporain et la foi chrétienne est objective. Il faut démontrer que les dogmes fondamentaux de la foi ne s’opposent pas aux concepts artistiques mis en œuvre. La dogmatisation de l’art a été longtemps pratiquée. Cette démarche repose sur la possibilité d’une réduction ou d’une expression conceptuelle de l’art, ce qui ne va pas de soi (Hegel n’a pas nécessairement raison !). Mais on peut tenter de percevoir une correspondance symbolique entre une œuvre et le dogme exprimé dans le Credo. L’humilité du Christ peut être rendu par des voies qui déroutent les conventions de l’art sacré.
Par exemple, le placement de l’autel et du chœur plus bas que la nef, dans la chapelle des maristes construite par Adilon.
L’acte du don de l’Esprit Saint trouve une très belle expression dans l’œuvre Le cri primal de François Horn. L’enfant transpercé par la croix, hurle dans le cri du nouveau né à la sortie du ventre maternel. Dans ces situations, l’art sert la foi, lui permet d’être plus consciente et subtile.
Une difficulté et un intérêt de cette lecture se trouve particulièrement dans la représentation de la kénose du Christ. La kénose est une éclipse de Dieu qui, paradoxalement, doit le manifester. C’est un paradoxe de la représentation. Elle est portée par le Christ dans le samedi saint. Le Musée de la Shoah à Berlin est un exemple intéressant de cette manifestation de la déréliction. Mais il n’est pas explicite, bien sur. La difficulté de la manifestation de la croix sera dans l’absence de foi et la complaisance dans la déréliction interprétée comme incapacité à retrouver une parole. Le kyrie de la Messe de Liverpool de Michel Henry commence dans l’infralangage, dans la brisure du langage. Il veut certainement rejoindre la brisure de l’homme jusqu’à son incapacité à supplier.
Pourquoi, pour beaucoup de catholiques, ces représentations ne semblent pas satisfaisantes ? Laissons de côté l'argument de l'inculture, puisque ce jugement est aussi énoncé par des croyants cultivés. Pour l'Eglise, le problème posé par le kyrie de M. Henry et des manifestations exclusivement kénotique du mystère chrétien est plus sérieusement lié à l'acte de foi. Ces représentations ne manifestent pas la foi de l'Eglise mais seulement l'état de l'homme individuel. Ce sont des témoignages individuels. Apparaît alors le décalage entre l’expression individuelle de la foi (le balbutiement dans la déréliction) et la foi de l’Eglise (dans la beauté et l'équilibre). La représentation ou l'expression du mystère est séparée de sa représentation dans l'Eglise. Le croyant est séparé de l'Eglise et le Christ est séparé de l'Eglise, son corps. La foi individuelle, qu'on peut prêter souvent à l'artiste ou aux institutions qui l'exposent, se détache alors de la foi de l'Eglise. Cette distance s'exprime aussi dans le fait que de nombreuses oeuvres sacrées contemporaines n'assument pas la tradition iconographique ou plastique de l'Eglise, ne permettant pas aisément une reconnaissance du lien entre une représentation et le mystère qu'elle signifierait.
Ce détachement de l'Eglise se caractérise aussi souvent dans la séparation entre les mystères chrétiens pourtant théologiquement liés. On sépare la croix de la résurrection, la croix de la vie publique ou de la vie cachée, le mystère du Christ de celui de la Trinité, etc. Or, la foi chrétienne est profondément symphonique. Et le jeu d'un seul instrument est clairement rattaché à l'orchestre des mystères. L'explicitation de ce lien est essentielle au mystère qui, sans quoi, demeure seulement une idée qui pourraient agresser les chrétiens. La croix, sans la résurrection n'est que souffrance et perversité. La résurrection, sans l'incarnation, n'est qu'un mythe. Le Souffle de l'Esprit Saint, sans son lien avec le Christ, n'est qu'une énergie anonyme. La représentation de la croix, du Christ dans de l'urine, et donc des chrétiens avec lui, sans un lien à l'intention du salut peut s'interpréter comme une agression. La manifestation d'un Souffle sans rattachement au Christ serait une forme de panthéisme et donc une torsion de la vérité chrétienne. Les chrétiens peuvent s'en trouver offusqué, comme tout groupe qui se trouve blessé par l'image mensongère qu'on donne de lui.
Si l'art contemporain est ainsi un témoignage individuel ; s'il se concentre sur la kénose ; s'il est un langage de la séparation et non de l'unité des mystères, alors il peut apparaître problématique pour les chrétiens, quand bien même existerait une continuité objective entre la représentation et un aspect du dogme.
Une correspondance subjective. On pourrait rétorquer qu’elle est subjective. J’entends par là qu’elle dépend du rapport qu’un sujet entretient avec l’œuvre. En ce sens, ce n'est pas d'abord l'œuvre qui devrait prétendre à exprimer la foi de l'Eglise, plutôt que le croyant qui aurait le devoir de lire toute œuvre d'art dans la foi de l'Eglise. Prenons un exemple trivial. J’écoute une chanson de variété de Jean-Jacques Goldman, Il suffira d’un signe en la lisant dans la foi. Le signe attendu le matin, est celui de la résurrection au matin de pâque ou au dernier jour. Ainsi, la lecture symbolique à partir du symbole du Christ incarné, mort et ressuscité, a pour effet de sauver tout ce qui peut l’être dans le regard de l’homme. Tout peut être transfiguré. Tout est porté par la résurrection. Tous les abaissements de l’homme sont portés par le Fils de l’homme sur la croix. Personne n’est jamais allé aussi bas que Jésus.
La continuité subjective cache une objectivité cachée. Son présupposé implicite et objectif est qu’existe déjà une parole constitué et un acte de foi, celui de la Vierge Marie et des saints. Son présupposé est l'existence du christianisme. Si cet acte de foi n'existait pas, si l'Eglise n'avait pas une liturgie du samedi saint, une liturgie du silence, alors des propositions kénotiques apparaîtraient simplement blasphématoires et agressantes. Elles ne le sont pas si la kénose vécue dans la foi est déjà portée par Jésus, et par la foi de Marie. Dans ce cas, la représentation artistique rejoint et nourrit la foi en lui proposant une représentation pour s'approfondir. Les tableaux noirs lumineux peints par Rothko dans une chapelle octogonale de Huston disent à la fois les ténèbres et la lumière du mystère pascal. Le fait même d'exister dans une chapelle, et donc l'institution qui porte et permet l'identification de ces œuvres comme des œuvres liturgiques.
De même, la Cathédrale de verre exposée par Danielle Bonettin dans le cadre de la biénnale d'art sacré à Lyon, n'est pas lisible seulement comme une ascension d'hommes sur du verre, et elle dit avec profondeur l'ascension spirituelle chrétienne et la difficulté de tout hommes en prise avec sa propre lumière.
Ou encore la composition florale japonisante de Nicole Tribondeau-Naton pourra exprimer cette présence universelle, belle et tranquille de l'Esprit, dans tous les éléments de l'univers visible.
Plus radicalement, est-ce que la foi au Christ peut-être légitimement manifestée sans rapport à l'Eglise ? Beaucoup d'artistes donnent un témoignage individuel de leur intérêt pour le Christ séparé d'une loyauté explicite en l'Eglise. Ils se veulent même tout à fait libre de cette appartenance. Celle-ci n'est pas dépourvue d'intérêt. En effet, si une coupure s'opère dans la vision ou l'audition entre le témoignage individuel et son expression ecclésiale, en revanche semble renforcée l'identification imaginaire entre le sujet et le Christ, partageant un même état. La dimension mystique de ces représentations saute aux yeux.
L'Inspiration de René Favre (Favrene) dit le Souffle dans la technique, la colombe dans la machine. C'est à l'évidence une contemplation colorée de la gloire de Dieu. Elle n'a rien de dogmatique : voie qui aura des yeux pour voir ! N'est-ce pas la responsabilité du chrétien de voir la gloire de Dieu là où elle n'est pas explicite ? De discerner le mouvement du cœur vers le Christ de tout homme de bonne volonté, même lorsque celui-ci n'est pas explicite ? Ce que le théologien Karl Rahner appelait dans son Traité fondamental de la foi, est la responsabilité des chrétiens dans leur regard. Ce regard est celui qui constitue la communion des saints et l'harmonie de la foi. C'est la foi du croyant qui restitue la séparation apparente des mystères à l'unité du Christ et de l'Eglise. C'est sa responsabilité d'abord, et non celle de l'artiste, de discerner le Christ avec un regard pur, là où il est caché. La rencontre avec l'art contemporain est ainsi un exercice du regard de foi, comme toute rencontre et tout expérience esthétique. On y voit "les signes des temps", comme le suggérait la constitution Gaudium et spes du concile Vatican II.
Alors, n'est-ce pas le chrétien à la foi faible qui se sent agressé par ce qui n'est pas explicitement ou totalement chrétien ? Ne serait-ce pas un manque de foi qui entrainerait la perception d'un manque de continuité subjective entre l'oeuvre contemporaine et la foi de l'Eglise puisque, dans cet acte de foi, qui est aussi un acte d'espérance, toute apparence de vérité ne pourrait-elle pas être reprise et mesurée ?
Ce serait bien naïf de le penser. Manifestons le par un exemple extrême. Marylin Manson, qui use d'une esthétique musicale sataniste, se prétend dénonciateur de la violence lors d'interviews. Il la dénoncerait en l’exprimant. De fait, cette dénonciation peut être effective parce qu’un ordre symbolique le précède et signifie ce qui est bien ou mal. Certes, si les blasphèmes satanistes de Marylin Manson ne peuvent pas être objectivement considérés comme des dénonciations du satanisme mais comme des complaisances ; subjectivement, ils peuvent être ressaisis. Mais, à accepter cet extrême divorce entre l'apparence (le satanisme) et la réalité (une dénonciation morale) ne risque-t-on pas, tout simplement de reproduire un dualisme manichéen, l'apparence et le corps appartenant au mal et la bien spirituel à Dieu ? La conséquence de ce dualisme est en fait contradictoire avec la réalité de l'art chrétien. L'art est en définive une apparence de vérité ou une manifestation de ce qui est vrai. Il faut ainsi que l'apparence soit reprise et déterminée de l'intérieur.
D'ailleurs, dans cette inflation d'une lecture symbolique christique, tout deviendrait christique ; Harry Potter ou Frodon deviennent des figures messianiques, et Nietzsche devient un prophète anti-pharisien. Tout est alors inféodé au Christ, sans respect pour l'intention des artistes. Et puisque toute œuvre peut être lue christiquement, elle peut aussi être lue antichristiquement : tout peut aussi devenir, dans une inversion symbolique, opposition au Christ. Le symbole d’Apple, par exemple pourra être interprété comme celui du péché originel, la pomme croquée, et Apple sera considérée comme une firme antichrétienne. En réalité, la biographie de Steve Jobs raconte que ce symbole provient du hasard du goût des pommes du fondateur d'Apple. Par conséquent, il n'y aurait plus ni art chrétien ni art non chrétien, tout étant dans tout… sauf la médiocrité.
Pour que l'art contemporain soit porté par les chrétiens, il ne suffit donc pas d'une continuité objective (un art dogmatique) ni d'une continuité subjective (un acte de foi reprenant toute oeuvre dans le Christ). On ne pourra se passer d'une réflexion sur ce qui est tolérable ou pas. Les polémiques de ces derniers mois autour d'œuvres jugées "blasphématoires" ont eu cet intérêt de contraindre à réfléchir sur la nature d'un juste positionnement. Une culture apaisée est celle où chacun se sent reconnu et non pas menacé. Les artistes devraient pouvoir se savoir regardés avec bienveillance et intérêt ; les chrétiens devraient pouvoir compter aussi une attention responsable à leur sensibilité. L'appropriation de l'art contemporain par les chrétiens est ainsi une question de culture commune entre les artistes et les chrétiens. Comment travailler des deux côtés à ce pont ? La rencontre est sans doute ce que Dieu à inventé de plus beau pour se rapprocher de nous.
*Pierre Benoit, professeur de philosophie, diacre du diocèse de Lyon.