BABEL

Publié le par Michel Durand

Une société, qui laisse parfois si peu de choix, et qui ramène tout, ou presque, à l’argent, au calculable, au planifiable, au prévisible, au gérable...

babelHPIM3383.jpg 

Lorsque vous quittez en voiture la ville de Fontaine pour vous rendre à Grenoble, vous avez le choix entre trois ponts routiers, l’un d’eux se nome le « Pont des martyrs de la Résistance ». C’est celui que j’ai emprunté la semaine dernière, et qu’elle n’a pas été alors ma surprise (il est vrai qu’un rien peut me surprendre…) ; ce pont, donc… je laisse une bretelle d’autoroute sur ma droite pour m’engager dans un virage à gauche… et là : deux panneaux, deux panneaux de signalisation, ainsi qu’un panonceau – quoi de plus normal, à vrai dire, sur le bord d’une route ?… Je vous les décris ; dans un triangle : danger, virage à droite ; au-dessous et dans un rond : vitesse limitée à 30 kilomètres-heure, et juste en dessous : un panonceau où il est inscrit « RAPPEL » ; « RAPPEL » donc, et une main ingénue était venue lui apporter quelques modifications, à ce panonceau, à ces six lettres, plus exactement… à l’aide d’une bombe de peinture noire, cette personne inspirée n’avait ni plus ni moins que bouclé et fermé certaines lettres… « RAPPEL » était devenu « BABBEL », le « R » et les deux « P » ayant été transformés en « B ». Bon. « BABBEL », donc. Les biblistes – et mêmes les autres – me diront que dans Babel, que dans la Tour de Babel, on ne lit qu’un seul « b » entre les lettres « a » et « e », mais vous ne m’empêcherez pas de penser que notre personnage des bas-côtés a bel et bien voulu signifier ici : Babel – la Tour de Babel. L’Ancien Testament, dans le Livre de la Genèse, nous raconte dans le Chapitre III (du Déluge à Abraham) l’épopée qui concerne la Tour de Babel ; pour faire court : les hommes se mettent d’accord, tous ensemble, pour construire « Allons ! Bâtissons-nous une ville et une tour dont le sommet pénètre les cieux ! […] »… rêve de grandeur, rêve d’indépendance, de totale indépendance des hommes… vis-à-vis de Dieu. Le Seigneur met fin à cette chimère en brouillant les langages, les hommes ne se comprennent plus, et finissent par se disperser sur toute la surface de la Terre. Ils abandonnent la ville, la Tour… De nos jours, nous parlons si souvent un seul et même langage également, nous avons parfois – et fréquemment d’ailleurs, l’occasion ou tout du moins l’envie (irrésistible ?!) de congédier Dieu, de ne plus y penser… nos projets sont grands, parfois pharaoniques, et nous nous disons finalement que c’est l’homme et lui seul, que ce sont nous, et nous seuls, qui sommes à même de réaliser pareilles choses – indépendamment, une fois encore, de notre Créateur. Je pense sincèrement qu’aujourd’hui, même chez les personnes qui ne croient pas en Dieu (peut-être le tagueur ?), il y a parfois, et même souvent, une prise de conscience réelle qui s’opère chez elles : une réaction se fait, face à certains projets « communs » qui semblent certes grands et attrayants, mais qui décidément nient ou bien bafouent la personne humaine dans toute son entièreté et dans sa dignité – dans sa sacralité. C’est un constat que nous sommes nombreuses et nombreux à faire au jour d’aujourd’hui. Le fait de vivre avec les autres, en commun, semble devenir de plus en plus difficile pour bon nombre d’entre nous. Au jour d’aujourd’hui, nous parlons encore toutes et tous le même langage… mais finalement de moins en moins… l’état de confusion règne, ou en tout cas il s’étend de plus en plus… nous avons été dispersés sur toute la surface de la Terre.

Le Sommet de Copenhague peut être un exemple récent et bien parlant en ce qui concerne cette confusion, il a une fois encore mis en lumière la difficulté qu’avaient les Nations et les hommes à se mettre d’accord sur des lois et des contraintes qui puissent nous permettre de vivre sur cette terre encore pas mal de temps… des intérêts personnels divergents… entre pays du Nord, du Sud, etc., et l’on ne se comprend plus, ou bien si mal – insuffisamment en tout cas, compte tenu de l’urgence écologique, compte tenu de la sauvegarde même de notre Planète et donc de notre vie sur Terre, oui. Un seul et même langage… puis… brouillage, et nous sommes dispersés… chacun dans sa corporation, dans sa bulle, dans son espace privé… dans sa manière de voir et d’espérer les choses, les événements… dans sa manière de vivre, finalement… mais cela change, cela commence à changer.

Là, maintenant, je pense aux jeunes, aux jeunes générations, aux 20, aux 25 ans, à celles et ceux qui vont être en mesure de travailler (en principe, mais il y a un chômage important…) pour notre société et notre monde aussi (pour le rendre meilleur – en principe). Eh bien ces jeunes – moi, grand garçon de 46 ans, qui suis de la génération suivante –, je souhaiterais leur dire ceci, leur formuler ceci, et ce sont des excuses : oui, notre génération et peut-être nos aïeux également, pour une partie d’entre-nous en tout cas, n’avons fait que penser à nous-mêmes ou alors si souvent ; oui, nous n’avons parfois pas eu le courage d’appuyer certains projets porteurs d’humanité, et par là même, avons favorisé implicitement des positionnements mortifères ou d’un immobilisme destructeur ; d’autre part, nous n’avons parfois fait, j’en conviens, que ce que nous pouvions faire avec nos petits moyens, mais sans foi, ou tout du moins sans cette foi qui nous fait [qui devrait nous faire] « déplacer les montagnes » ou en tout cas voir un peu plus loin que le bout de notre nez… je suis peut-être un peu sévère… pardonnez-moi. Dieu est bon, Il nous pardonne, mais il serait temps alors – et grand temps ! – de revisiter profondément notre manière de vivre, de vivre avec nous-mêmes, avec les autres, et avec Dieu qui nous aime tendrement et qui nous a créé. Quelle société et quel monde avons-nous laissés et sommes-nous en train de laisser aux générations futures ? Tout le monde pose cette question aujourd’hui, ou en tout cas beaucoup de personnes. Sur quelles valeurs ces (nos) sociétés s’appuient-elles en priorité ? Sur le rendement – et uniquement le rendement ? Sur la compétition – et uniquement la compétition ? Sur le non-partage dans bien des cas, finalement… sur la domination des plus nombreux sur les moins nombreux… des plus forts sur les plus faibles – je vous laisse le soin de réfléchir à tout cela… Pour en revenir aux jeunes qui ont hérité de cette sorte de Babel que nous avons construite pour la majorité d’entre-nous, avec tous ses dangers – pour en revenir à ces générations pour lesquelles nous aurions dû œuvrer un peu plus correctement et humainement – eh bien je repense au tram, au tram de ce matin : il est tôt, peu de gens sont dans la rame… une jeune femme s’assied à ma droite… elle sort de son sac un ouvrage, elle l’ouvre… le lit, elle s’applique… je vois des camemberts, des graphiques, des paragraphes de différentes couleurs… sur la couverture, un titre : BTS Gestion de la clientèle. Rien de mal à priori. Mais là où le bât blesse, il me semble, c’est que de plus en plus de jeunes sont aujourd’hui attirés – ou bien se voient orientés (par manque de débouchés ailleurs ?) – vers ce genre de filières : le commercial… (Où se trouve alors la liberté de choix dans ce cas de figure – le libre arbitre si ce n’est la liberté d’être ?). Et puis je me dis également, et c’est là peut-être tout aussi important, que la clientèle : c’est quoi ? C’est qui ?... Ne sommes-nous que des clients dans notre société, les uns vis-à-vis d’autres… seulement et rien que des clients ? Clients de ceci… clients de cela… et en dehors de l’aspect marchand et commercial des choses, des échanges, de ces rapports que nous avons si souvent les uns avec les autres, les unes avec les autres – que reste-t-il ?... Quelle gratuité existe-t-il donc encore entre les personnes, entre nous ?... Quelle proportion et quelle importance a-t-elle encore dans chacune de nos vies, cette gratuité ? Oui : cet espace non gérable et même non prévisible, il est très important, il nous permet de vivre, de vivre tout simplement, de vivre en ôtant de nos têtes, de nos cœurs, cette idée que pour faire quelque chose, il faut qu’il y ait un résultat, un profit, immanquablement un résultat et un profit, et que s’il n’y en a pas – ou que si celui-ci ne nous satisfait pas… ou plus, ou qu’il tarde à venir – alors nous passons à autre chose… dans une autre activité, dans un autre business, sur un autre coin du globe, que sais-je encore ?… Sur un autre marché. Décidément, oui : pardon à ces jeunes, à ces générations présentes et futures, pour leur avoir laissé un monde, une société, qui laisse parfois si peu de choix, et qui ramène tout, ou presque, à l’argent, au calculable, au planifiable, au prévisible, au gérable – j’arrête là !

Il y a des exceptions, certes, mais c’est alors parfois si difficile, si difficile de tenir dans une tout autre voie… Alors peut-être que finalement, nous n’avons pas encore été dispersés sur la surface de la Terre, peut-être que nous parlons encore et toujours un seul et même langage, langage de management et de gestion à outrance, laissant finalement assez peu de place pour parler d’autre chose… et agir autrement ; alors un temps viendra – et il est peut-être finalement tout de même bien là, ce temps, où ce langage sera (est) brouillé (il commence, oui, à l’être sensiblement…), et nous irons résolument, – nous l’espérons bien fort – vers un ailleurs qui peut décidément nous réserver de bien belles et agréables surprises… un ailleurs où il ne sera plus tant nécessaire de « combattre » à ce point pour des marchés, de la clientèle, des clients, et finalement si souvent les uns contre les autres !… Ce temps n’est peut-être pas si loin, je veux dire, ce temps où l’harmonie régnera largement, plus forte, en tout cas, que le chaos et la loi du plus fort ; plus forte que la désespérance… Les jeunes, les jeunes générations (et les moins jeunes aussi) doivent entendre cela, et y croire également : ce temps meilleur, il vient ! – Moi : j’y crois.

 

P.-S. Ce matin, la jeune femme du tram avait, tout en lisant, un visage triste… triste…

 

Jean-Marie Delthil. 22 janvier 2010

 

 

Et puis ceci : hier, dimanche 24 janvier, je me suis rendu à la Messe de la Pastorale des Migrants à Saint Pierre du Rondeau (Grenoble), et là, il y avait beaucoup d’amitié, beaucoup de gratuité !... Eucharistie… repas offert et partagé (très bon et très copieux)… temps de témoignages, de parole et d’écoute … jeux pour les enfants… sourires échangés… musiques et danses… – oui, beaucoup de gratuité – de bonté !

 

Jean-Marie Delthil. 25 janvier  2010

Publié dans J. M. Delthil

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article