Jean-Claude Guillebaud

Publié le par Michel Durand

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Sans négliger les revendications traditionnelles liées à la justice sociale et à l'inégalité, la « Résistance de l'intérieur » est donc conduite à formuler des critiques d'un autre ordre, mieux ajustées que celles des partis traditionnels. Elles visent non plus seulement l'iniquité du système, mais la « maladie » de l'entendement qui s'y répand. Des thèmes comme la frugalité volontaire, la décroissance équitable, l'effet rebond, le microcrédit, la sortie du nucléaire, la journée sans achat, la prise en compte des coûts invisibles, la convivialité ou le « voisinage » visent les racines de la maladie et pas seulement ses symptômes. On peut comprendre qu'ils suscitent, du côté des politiques, une ironie ou une fureur particulières. On veut y voir, bien à tort, un simple retour de la « décroissance » des années 1960, époque du Club de Rome et de la « croissance zéro ». On a tort. Certes, tout n'est pas recevable dans la nouvelle décroissance. Les constats sur lesquels insistent ses avocats nous invitent néanmoins à « polir nos lunettes », comme disait Spinoza. « Il y a beaucoup à apprendre, murmurent ces "décroissants", de l'éthique de vie propre aux pauvres, de ce que Gille Deleuze appelait leurs devenirs minoritaires » (Majid Rahnema et Jean Robert, La Puissance des pauvres, Actes Sud, 2008).

 

Richesse ou sagesse?

 

«Les maîtres du judaïsme ont eu raison de dire, il y a vingt siècles, que nul homme ne peut profiter en même temps de la table de la fortune et de celle de la sagesse (traité Brakhtor 2 b). Être riche ou sage, il faut choisir. Ils ont même ajouté, en forme de parabole, que si la fortune se trouve au nord, la sagesse, elle, séjourne à l'opposé : au sud. [ ... ] Pour l'antique légende juive, en naissant, le bébé arrive au monde les poings fermés comme pour dire "je veux posséder". À l'heure de la mort, le vieillard s'en va les mains ouvertes. Comme pour dire : je n'emporte rien avec moi ! »

Victor Malka, Journal d'un rabbin raté, Seuil, 2009, p. 52, 71.

Résister

Au bout du compte, on comprend mieux pourquoi les « résistants de l'intérieur » n'ont pas encore de « programme politique ». Sans négliger la politique, ils ne luttent pas à cet échelon. Ils agissent à la fois en amont et en aval. En amont, quand ils font l'exégèse des nouveaux lieux communs (pour reprendre la formule de Léon Bloy revue par Jacques Ellul) afin de les déconstruire. En amont aussi quand ils nous aident à débusquer les complicités « objectives » qui soudent entre elles les nouvelles dominations, d'où qu'elles viennent. À l'inverse, ils travaillent en aval quand ils s'intéressent à l'air du temps, à l'idéologie invisible, au main stream de la culture populaire. Faisant cela, ils touchent à ce que le sociologue Ulrich Beck appelle la subpolitique*.  En proposant ce concept, Beck cherchait à définir les modes technoscientifique et médiatique de transformation sociale, qui obéissent encore - de manière quasi reptilienne - à une définition strictement calculatrice du « progrès » humain. Il désignait de cette façon le bavardage vibrionnant qui dissimule, comme derrière un rideau de fumée, le découragement ambiant. Pour lui, à ce titre, lasubpolitique est donc la première ennemie de la démocratie. C'est à son niveau qu'il faut résister.

Tout est dit.

*Ulrich Beek, La Société du risque. Sur la voie d'une autre modernité [1986], trad. de l'allemand par Laure Bernardi, rééd. Flammarion, «Champs», 2003.

 


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