L'esclave du travail

Publié le par Michel Durand

Si un homme s'avère incapable d'arrêter son travail, de mettre une limite à sa puissance de transformation du monde, n'est-ce pas au fond qu'il en est l'esclave ?

 Celui qui n'admet pas de limite au déploiement de sa puissance ou de son avidité, pourquoi une vie humaine l'arrêterait-elle ? Ce ne sont pas les exemples qui manquent, ni dans le domaine de l'économie, ni dans celui le la politique !

 

Autre texte d’André Wenin

 

Exode 20, 8-10

Que du jour du sabbat on fasse un mémorial en le tenant pour sacré.

Tu travailleras 6 jours, faisant tout ton ouvrage,mais

le septième jour, c'est le sabbat du Seigneur, ton Dieu.

Tu ne feras aucun ouvrage, ni toi,

ni ton fils, ni ta fille,

pas plus que ton serviteur, ta servante,

tes bêtes ou l'émigré que tu as dans tes villes.

Car en 6 jours, le Seigneur (Adonaï) a fait le ciel et la terre, la mer et tout ce qu'ils contiennent,

mais il s'est reposé le septième jour.

C'est pourquoi le Seigneur a béni le jour du sabbat et l'a consacré.

 

André Wenin écrit :

En s'arrêtant (shabbat), le Créateur met une limite au déploiement de sa propre puissance, montrant ainsi qu'il en a la maîtrise et ne lui est donc pas soumis, et libérant du même coup un espace d'autonomie pour la créature, en particulier l'humanité. S'il en est ainsi, que signifie le sabbat prescrit ici à Israël ? Le texte du décalogue est clair : il s'agit en quelque sorte de faire mémoire de l'agir divin en vivant le septième jour comme un jour saint, un jour différent. Et la mémoire dont il est question ne se résume pas à une pensée, un souvenir. C'est une mémoire vivante, active, qui consiste à imiter Dieu.

Ainsi, six jours durant, l'Israélite « sert »*, travaille pour « faire tout son ouvrage », mettant en œuvre son dynamisme, sa puissance propre. Mais le septième jour, il se voit invité à mettre une limite à sa puissance de travail, de production, d'organisation, de création, à l'image du Créateur. Car celui qui sait suspendre son travail montre qu'il garde la maîtrise de sa propre puissance puisqu'il lui fixe librement une limite. De la sorte, il ouvre comme Dieu un espace pour autrui, créant un lieu pour des relations échappant aux lois du travail et du profit. Or, c'est aussi dans la gratuité de la relation à l'autre que la vie trouve à s'épanouir. Dans ces conditions, on comprend en quoi le sabbat est un jour béni, jour de vie et de fécondité : en ce qu'il met en place une condition essentielle de l'épanouissement de la vie dans le bonheur.


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Est-il besoin d'ajouter que l'autre à qui l'Israélite ouvre un espace en faisant sabbat peut être aussi Adonaï - ce Dieu qui, en cessant d'œuvrer le septième jour, montrait précisément son souci de faire place à l'autre ? Le septième jour devient alors plus explicitement un « sabbat pour Adonaï », un jour d'alliance par excellence entre deux partenaires qui se font place mutuellement. Or, n'est-ce pas dans cette alliance qu'Adonaï peut devenir réellement « ton Dieu », comme le souligne le verset 10 ?

Mais au fond, au-delà de l'imitation du Dieu créateur, quel est l'enjeu profond de ce précepte du sabbat dont la place en fait le cœur des dix Paroles ? On le percevra mieux, je pense, en raisonnant par la négative. Si un homme s'avère incapable d'arrêter son travail, de mettre une limite à sa puissance de transformation du monde, n'est-ce pas au fond qu'il en est l'esclave ? Esclave de son travail, mais aussi de ce que le travail permet et cache en même temps : le déploiement d'une certaine puissance et la recherche d'un profit - qu'il s'agisse d'argent, de pouvoir ou de fierté personnelle. Ainsi, celui qui ne peut s'arrêter est esclave de lui-même, ce qui est la définition de l'idolâtre.

Or, telle qu'elle apparaît dans le premier Testament, l'idolâtrie recouvre souvent d'une manière ou d'une autre la peur du manque, l'insécurité existentielle qu'éveille la conscience des limites personnelles, de la finitude humaine, de la mort certaine. En ce sens, ne pas pouvoir arrêter le travail peut être un signe que l'on accepte difficilement des limites à son pouvoir et à son désir de profit. Ce peut être une tentative inconsciente pour se voiler à soi-même cette limite qui fait peur. À l'opposé, la loi du sabbat invite l'Israélite à s'arrêter d'œuvrer, à mettre ainsi un terme au désir de puissance et à la recherche de profit et de prestige qui s'expriment légitimement dans le travail. Ce qu'elle lui propose, c'est en quelque sorte de consentir à sa limite, en l'assumant librement et en se réconciliant ainsi avec elle.

On peut même aller plus loin dans la ligne tracée par Paul Beauchamp**. Au chapitre 1 de la Genèse, on le sait, l'être humain est créé à l'image de Dieu (Gn 1,26-28). Mais cette image est inachevée, de sorte que la vocation de l'humain est précisément de s'achever comme image de Dieu. Si donc un croyant cherche à se réaliser en déployant une puissance qui se voudrait sans limites, il révèle par là même quelle est en vérité son image de Dieu : un Dieu surpuissant et sans limite. Or, on l'a vu, ce n'est pas là le Dieu de la Genèse. Comment, du reste, un tel Dieu pourrait-il être un Dieu d'alliance ? Il s'agit plutôt d'une de ces idoles que le premier Testament dénonce avec vigueur. Et comme toute idole, elle est potentiellement meurtrière, puisqu’aux idoles, ce sont des êtres humains qu'on offre en sacrifice. Or, c'est bien là ce qui se passe, malheureusement. Celui qui n'admet pas de limite au déploiement de sa puissance ou de son avidité, pourquoi une vie humaine l'arrêterait-elle ? Ce ne sont pas les exemples qui manquent, ni dans le domaine de l'économie, ni dans celui le la politique ! À l'opposé, le précepte du sabbat indique un remède à ce type d'idolâtrie : il propose à l'être humain d'assumer positivement ses imites en en faisant un lieu de rencontre et d'alliance avec l'autre. C'est alors qu'en vérité, il s'accomplit à l'image de Dieu.

 

 

 

* Le verbe 'avad employé ici signifie en même temps œuvrer, travailler et servir, mais aussi être esclave.

 

** P. BEAUCHAMP, D'une montagne à l'autre, la Loi de Dieu, Paris, 1999, pp. 55-57, note que l'interdit de l'idolâtrie et le précepte du sabbat comportent une même défense : « Tu ne feras pas » (vv. 4 et 10). Cette caractéristique les rapproche d'autant plus que l'idolâtrie consiste souvent à se prosterner devant ce que l'on a fait en attribuant une valeur infinie au produit de son propre travail, ce qui n'est pas sans lien avec une absolutisation de celui-ci.


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