Nécessaire dissensus face au capitalisme
Jean-Luc Marion a un profil bien différent de celui de Dany-Robert Dufour, dont j’ai parlé il y a peu. Pourtant, je trouve que sur la question qui m’importe pour la société d’aujourd’hui, à savoir l’illusion face au capitalisme libéral, la nécessaire entrée en dissidence, la lucidité que l’Eglise devrait avoir (et n’a pas) sur ces questions, ces deux philosophes, me semble-t-il, se rapprochent. Pour s’en assurer, il conviendrait de les placer au sein d’un débat contradictoire, l’un se disant croyant, l’autre signalant son attachement au Marx philosophe.
mirage de la croissance et nécessaire dissensus ! Voilà les deux points qui m’ont incité à publier ici même, ces notes prises au cours d’une rencontre avec l’ensemble du presbyterium lyonnais.
J.-L. MARION : Relecture de la crise que traversent notre Église et la société
Introduction
Je voudrais essayer de proposer une analyse de la situation dans laquelle les chrétiens se trouvent en matière d’évangélisation.
« La crise » : se représente et se décrit de la façon suivante :
Il y a une crise dans laquelle les chrétiens en général, la hiérarchie catholique en particulier, s’enfoncent faute de capacités à s’adapter à l’innovation de la société contemporaine.
Cela présuppose
- Que nous sommes dans un temps d’innovation sans précédent
- Que ce que nous vivons n’a pas de précédent
Beaucoup de choses devaient tout changer et n’ont presque rien changé : le 11 septembre devait tout changer, l’ordinateur devait tout changer… Il y a une rhétorique de l’innovation qui ne veut pas dire que le changement soit l’innovation. Je ne suis pas sûr, par exemple, que les problèmes des 15/20 ans soient si différents de ce qu’ils étaient il y a 50 ans.
Choix, pour les chrétiens, entre 2 attitudes possibles :
- Soit ils survivront en s’adaptant
- Soit ils persisteront dans la résistance et l’immobilisme, et ils disparaîtront
Sophisme, car dans les 2 cas les chrétiens disparaissent. Soit ils s’adaptent, et ils disparaissent, car ils ne font plus de différence. Soit ils ne s’adaptent pas, et ils disparaissent aussi. (= il n’y a plus de chrétines)
Le mirage de la « vocation majoritaire » de l’Église
L’horizon général est ce dilemme. Mais peut-être cette façon de poser la question n’est-elle pas la bonne. Mais ce dilemme a pourtant nourri des débats féroces chez les catholiques français, entre « progressistes » et « conservateurs », qui partageaient une conviction commune : que l’Église catholique avait vocation majoritaire, ou du moins que son statut minoritaire devait être considéré comme l’indice d’un échec spirituel.
Dans cette perspective, la première urgence était de corriger cette faillite spirituelle, de sorte que le catholicisme se trouve au centre de la société et non pas aux marges. Dans cette lecture, le centre est soit dans la conservation, soit dans les forces de progrès.
Cela a produit, au XXe siècle, deux quasi schismes, partant de l’idée que l’Église doit « choisir son camp » si elle veut avoir sa place dans la société française.
Ce qui est discutable là-dedans, c’est le présupposé général, consistant à dire que l’Église a vocation majoritaire, et qu’il faut prendre les moyens de sa politique. Vu ainsi, si elle n’est pas majoritaire, c’est qu’elle est à côté de la société française.
J. L. Marion pense que ce raisonnement est spécieux. Mais est-ce une façon de justifier par la théorie l’impuissance sur le terrain ? Il dit : « Je suis conscient du caractère problématique de mon hypothèse ».
Diagnostic sur la crise de la société et de l’Église
L’inadéquation de la problématique habituelle vient de l’idée que si l’Église est en crise, la société, elle, n’est pas en crise, mais en « évolution ». Permettez-moi un deuxième paradoxe (le premier portant sur la vocation majoritaire) : la crise est globale, et si l’Église est en crise, c’est parce qu’elle reflète une crise globale.
Jean Marie Lustiger considérait que cette crise était une crise de la transmission. Après la guerre, la transmission culturelle s’est affaiblie, et la génération qui est arrivée au pouvoir en 68 a encore moins bien réussi la transmission. C’est la crise de la tradition au sens non d’un contenu, mais d’un acte.
Cette régression se manifeste dans toutes les institutions : l’école, la justice (où les décisions sont souvent vues non comme des décisions de justice, mais comme des décisions arbitraires), la vie de l’entreprise (qui n’est pas un lieu de socialisation, mais de désocialisation), l’armée (qui a cessé d’être un lieu de socialisation). Toutes les institutions qui assuraient la transmission sont entrées dans une crise durable.
Nous sommes dans une société an-archique, sans principe, où les pouvoirs tendent à disparaître. Le pouvoir est de l’ordre du symbolique, c’est pourquoi il n’est jamais une contrainte (s’il devient une contrainte, il n’est plus un pouvoir).
Quelle est la situation de l’Église ? Elle est la seule institution qui ne souffre pas de la crise de la tradition ! En France, il y a très longtemps que l’Église catholique n’a pas été dans une situation aussi favorable. Il n’y a qu’un seul pape, il y a assez d’évêques, il y a trop peu de prêtres mais le maillage est beaucoup plus étroit qu’à d’autres époques, il n’y a pas de schisme ou d’hérésie qui prolifèrent sous nos yeux, la cohésion des catholiques est globalement très forte. Techniquement parlant, la situation de l’Église catholique est très positive. Revue historique : il y a peut-être eu de meilleures périodes que maintenant, mais pas beaucoup. Et surtout : l’Église est indépendante du pouvoir politique.
Pourquoi l’Église est-elle dans cette situation ? Parce qu’elle a œuvré pour l’être. Semper reformanda, elle s’est réformée avec le Concile Vatican II. Les autres institutions en crise passent leur temps à résister à toute réforme (cf. Éducation nationale) : l’Église est la seule institution, non seulement à vouloir se réformer, mais à considérer que la réforme est une nécessité vitale pour elle. Pourquoi ? Parce qu’elle est fondée sur le principe de sa propre sainteté. Pourquoi de nouveau ? Parce qu’elle se sait pécheresse (alors qu’on n’a jamais dit que la justice ou l’école étaient pécheresses – elles ne pourraient être pécheresses que si elles étaient appelées à la sainteté !). L’appel à la sainteté produit le péché comme la lumière produit l’ombre : nous sommes dans la lumière, donc il y a de l’ombre. C’est l’Église elle-même qui « fait » son péché en essayant de s’en défaire : cf. la pédophilie. Dans les autres institutions, on ne fait pas l’enquête ; et si on fait le procès de l’Église catholique, c’est l’hommage que l’on rend à la vertu. L’Église catholique est censée être parfaite, puisqu’elle appelle à la perfection, donc il faut qu’elle en paie le prix, ce qu’elle fait.
Toutes les institutions sont basées sur l’idée qu’elles sont inattaquables. La seule institution qui ne se « prenne pas au sacré » est l’Église, car elle est fondée sur des gens qui ne sont pas adaptés à sa fondation, qui ne sont pas au niveau. C’est pourquoi elle est toujours dans la nécessité de se réformer.
La conséquence, c’est que si l’Église ne se réforme pas, elle n’est pas. Dans la crise, elle est comme un bateau qui flotte dans une tempête. La capacité de l’Église à affronter les crises lui est consubstantielle, à la différence des autres institutions, qui doivent rester stables parce qu’elles reposent sur elles-mêmes.
Je voudrais montrer à quel point l’Église est capable d’affronter des problèmes que la société n’est pas capable d’affronter.
- L’avenir de l’Éducation nationale sera d’imiter l’enseignement catholique, qui fait mieux avec moins de moyens.
- La réforme Pécresse donne comme objectif à l’Université d’État d’imiter ce que font déjà les Instituts catholiques.
- La « pastorale de la santé » a pour but de montrer que seule la mort rend la vie supportable.
- Les problèmes d’éducation sont essentiellement des problèmes spirituels.
On peut donc se demander si l’Église n’est pas l’une des rares instances qui peuvent aider la société à se réformer. Le Parti communiste a fait cela avec nous pendant longtemps : il n’est plus là pour le faire avec nous, il nous faudra donc trouver d’autres alliés !
Comment peut-on ré-identifier la crise ? Elle est le résultat de la confrontation entre deux réponses possibles à une crise.
La crise généralisée, qui affecte la totalité de la société, incapable d’y répondre parce qu’elle est incapable de l’identifier.
La crise de l’Église catholique, très différente parce que la crise lui est consubstantielle.
Deux manières de vivre la crise : comme une voie de la résistance à la réforme, ou comme un groupe qui porte dans ses gènes la capacité de devoir se réformer.
Le nihilismeDe quelle crise s’agit-il ?
J. L. Marion pense qu’il faut faire confiance à une analyse qui remonte à Nietzsche. Nous sommes dans une situation caractérisée philosophiquement par le nihilisme. C’est « le moment où les plus hautes valeurs se dévalorisent » (Nietzsche). Le vrai nihilisme n’est pas que les valeurs se dévalorisent, c’est que les choses deviennent des valeurs. Le propre de la valeur, c’est qu’elle est toujours soumise à une évaluation qui lui vient d’ailleurs. Le pétrole n’a pas la même valeur qu’il y a 10 ans, mais c’est le même pétrole. Le nihilisme, c’est de considérer que tout n’est qu’une valeur : le bien et le mal sont des valeurs, la sécurité est une valeur. Toute valeur peut être réévaluée ou dévaluée, ça dépend du groupe qui se réfère à cette valeur. Dans le culte du sondage, ce qui est majoritaire, et donc positivement évalué, tient lieu de valeur ou de norme. Et, comme dit Heidegger, le plus grand blasphème qu’on puisse proférer, c’est de considérer Dieu comme une valeur ! Du coup, c’est nous qui décidons de l’existence de Dieu. Il existe parce que nous l’avons décidé, selon les principes de notre logique, dont le résultat a été proclamé au préalable par nous.
Le nihilisme qui aboutit de manière triviale dans la religion des sondages, suppose la dévaluation universelle. Quand les partis politiques se battent sur leurs valeurs, ces valeurs ne valent que ce que vaut la puissance qui les soutient. La dévaluation n’est pas plus nihiliste que l’évaluation positive. Le vrai centre de force du nihilisme n’est jamais dans la valeur, mais dans la puissance qui l’évalue – c’est ce que Nietzsche appelle la « volonté de puissance » (c’est-à-dire la volonté d’affirmer la puissance pour elle-même, la volonté de volonté) : que veut-elle ? Elle ne veut rien, elle veut vouloir.
C’est le mirage de la « croissance ». Elle ne crée plus rien. Le développement n’est pas un développement de la richesse, mais une production d’argent. Pourquoi produisait-on plus de luxe dans des sociétés infiniment plus proches que les nôtres ? Nous ne savons plus produire que de la volonté, et la volonté qui produit le nihilisme des valeurs ne produit que de la volonté, et rien d’autre.
Le nihilisme consiste à suspendre l’affirmation du monde et à ne produire que de la volonté vide. Il n’y a aucune finalité dans la croissance : il y a encore quelques années, elle était au service du nationalisme ou d’un projet de domination du monde. Elle n’est même pas au service de l’enrichissement. Le nihilisme aboutit au fait que rien n’est plus par soi, sauf la volonté qui veut sa propre croissance et qui meurt de sa propre affirmation.
Où est la force de la révélation chrétienne ? Dans l’expérience qui a été faite par le Christ en croix, que la volonté peut ne pas se vouloir elle-même : « pas ce que je veux, mais ce que tu veux » (Mt 26, 39). La force de la croix, c’est qu’on puisse faire une autre volonté que la sienne. La thèse chrétienne est d’une simplicité biblique : c’est en ne se voulant pas soi-même que l’on ressuscite (« qui perd sa vie… »). Ce paradoxe se joue dans les faits. Les gens qui veulent comme le Christ veut sont donc les seuls à pouvoir surmonter le nihilisme.
Le nihilisme est la découverte terrifiante qu’il n’y a pas de chose en soi, que rien ne vaut en soi. Toutes choses, même les plus grandes, méritent ce commentaire : « et puis après ? »
Rien n’a une valeur en soi, donc tout se plaide. On peut argumenter, et c’est ce qu’on fait, en évaluant le coût de toute chose. Et le désespoir du nihilisme, c’est que tout est soumis au « après tout », « pourquoi pas », « et alors ».
Devant la revendication « je veux qu’on m’aime », qui est la revendication de fond, la réponse est : « désolé, mais on ne peut pas », ou « pas si fort », « pas si longtemps ». On va être prêt à tout pour en avoir quand même un petit peu. On va aimer ainsi une équipe de foot, ou un groupe de rock.
La seule résistance au nihilisme, c’est de réussir à être aimé. Mais elle nous fait entrer dans un autre monde, un monde totalement étranger à la volonté de puissance. Nous ne savons pas ce que c’est, mais nous savons que le Christ le sait. Le nihilisme et cette découverte sont en rapport direct, et réciproquement.
Ce qui est en crise, ça n’est pas l’Église, c’est la société. Ce qui est en crise, c’est le nihilisme, et la réponse au nihilisme est « ta volonté, non la mienne », et « tous sont aimés ».
Toutes les idéologies sont athées, et ce sont toujours des imitations caricaturales de la foi chrétienne.
Nous en sommes sortis : on le voit au fait que personne ne fait plus la promesse de salut, d’amour et de rédemption. Le nihilisme se sent quitte de toute promesse, il ne promet plus rien, il dit simplement : je suis la réalité. Le capitalisme sauvage dit « je suis la réalité, je ne dois rien à personne, je ne fais plus de promesse, c’est à vous de vous adapter ». Mais le nihilisme en dit trop, par exemple quand une civilisation de l’image dit « je suis la réalité ».
Benoît XVI met le doigt où ça fait mal. Une société nihiliste est moniste, il n’y a pas d’exception. Je dis la réalité et il n’y en a qu’une. Il n’y a pas d’absolu, ceci est absolument certain ; il n’y a pas de vérité, et il serait temps que vous acceptiez cette vérité ; il n’y a pas de dogme, et je vous le dis dogmatiquement. C’est une contradiction très ancienne, celle du scepticisme. De quel droit prétendent-ils, ceux-là, qu’il y a une vérité, alors que nous savons, nous, qu’il n’y en a pas, et que nous ne tolèrerons pas qu’on dise le contraire ?
Le nihilisme est contradictoire : il dit qu’il n’y a pas de réalité en soi, sauf la volonté de puissance. Ceux qui désobéissent à la volonté de puissance (le Christ, les moines de Tibhirine …)
Faut-il que l’Église ait la majorité ? Mais la majorité de quoi ? Si c’est la majorité des sondages, c’est la majorité nihiliste. Nous-mêmes ne savons par à combien de pour cent nous sommes croyants : comment pourrions-nous décider du niveau d’adhésion au Christ de nos interlocuteurs ?
Quand on voit des sociologues des religions nous dire le taux de foi qu’il y a dans la population française, ce sont quand même des jean-foutre !
Quand on dialogue avec un interlocuteur, on sait qu’on ne le connaît pas.
Donc, à la question majorité/minorité, personne ne peut répondre.
Vers la culture du dissensus
En outre, si c’était vraiment décisif, le Christ l’aurait dit. Or, ce qui est frappant, c’est son indifférence à la bonne ou mauvaise réception de sa parole. À la sortie de la synagogue de Nazareth, il triomphe, puis on veut lui faire un mauvais parti, alors, il passe au milieu d’eux sans qu’ils le touchent.
Le serviteur n’est pas plus grand que le maître : si la question majoritaire était fondamentale, le maître l’aurait dit. Nous ne savons jamais le moment où notre parole est efficace ; nous ne sommes pas tenus à des résultats, et ce que nous pourrions considérer comme des résultats serait de toute façon une illusion.
Imaginons que nous soyons de nouveau dans une situation majoritaire : qu’en ferions-nous ? C’est une question très angoissante. Imaginons que l’Église soit aux manettes, soit en position d’assumer une position politique et sociale en plus de sa position spirituelle… C’est toujours dans ce genre de situation que tout s’écroule.
Nous devons donc apprendre à garder une certaine indifférence par rapport aux résultats de ce que nous faisons.
Nous devons apprendre à nous distinguer des politiques sur un point précis. Un politique a le culte et l’obligation du consensus. En politique ce n’est pas négociable, sinon on sort d’une situation démocratique. L’Église doit avoir une culture du dissensus. Certes, il faut tout faire pour que les gens comprennent ce que nous avons à leur dire, mais cette évangélisation doit passer par le fait de « faire une différence ».
Nous avons un produit qui est à la fois de luxe et low coast, et qui implique un gros investissement du consommateur. Une de nos chances, c’est que notre produit est réellement actif, testé en laboratoire, peu coûteux, et, quand c’est bien fait, plutôt chic. Si quelqu’un est catho et fait de la philosophie, il doit être plutôt plus fort que les autres. Si on est chef d’entreprise et vraiment catholique, il y a quelque chose de spécial.
Pourquoi y a-t-il un dissensus ? Parce qu’il est essentiel.
Le but de l’auto-manifestation de Dieu est de provoquer le oui ou le non. Et donc il s’agit du dissensus. Il est non seulement la forme de la parole à annoncer, mais le fond. Donc, ne pas nous dire que s’il y a un dissensus, nous faisons mal notre mission. Le seul problème, c’est que le dissensus soit le bon ! Nous ne sommes pas l’objet du dissensus ; l’objet, c’est le Patron. Et à ce moment-là il y a crise, c’est-à-dire jugement.
Propos recueillis par Mgr Jean-Pierre Batut