"Objection de Croissance et Christianisme."
Bientôt le colloque de chrétien et pic de pétrole ; en attendant voici une réflexion de Gabriel Piroird, évêque émérite de Constantine (Algérie)
Lors d’une retraite prêchée, fin août au Prado, j’ai fait plusieurs fois allusion à la finitude de l’homme. Michel Durand a pensé que ces quelques réflexions rejoignaient le thème du colloque "Objection de Croissance et Christianisme" organisé à Lyon en novembre prochain. Aussi m’a-t-il demandé de préciser mes réflexions. Je le fais en ayant conscience des limites et des lacunes de ce texte.
œuvre de Eric Bénéteau, 2011
La nature de l’homme.
« Dieu dit : Faisons l’homme à notre image comme notre ressemblance. » (Gn 1,26) Ce verset de la Genèse souligne deux traits caractéristiques de la nature humaine :
- Créature, l’homme n’est pas à lui-même sa propre origine ; il est soumis aux limites du temps et l’espace et à celles de son tempérament et de la culture dans laquelle il naît.
- L’homme est un être en devenir. Il ressent en lui des forces qui le poussent à se réaliser voire à se dépasser lui-même. Certains Pères de l’Église ont précisé que l’homme a été créé à l’image de Dieu pour devenir à sa ressemblance.
Cette tension entre ses limites et l’idéal qu’il poursuit exprime la grandeur et la faiblesse de l’homme : il est à la fois nature et liberté, mais d’une liberté conditionnée car chacun de nous naît dans un milieu qui est le fruit d’une histoire et d’une culture. Chacun doit construire sa propre liberté à partir de là. Même si mon point de départ est biblique, il me semble que l’ensemble des hommes peuvent s’accorder sur ces deux points :
D’où je viens ? Où vais-je ? Pourquoi y-a-t’il quelque chose plutôt que rien ? Ce sont les questions que toute personne se pose. Les réponses sont de deux types :
- Le recours à une transcendance que l’on nomme habituellement dieu ou la divinité. « Le mot dieu n’est pas un nom, disait s. Justin, mais une approximation naturelle à l’homme pour désigner une réalité inexplicable. » Les religions révélées présentent une certaine vision de Dieu précisant ainsi ce qu’elles mettent sous le mot "Transcendance". D’autres courants de pensée se refusent peut-être à employer ce mot mais ils acceptent un principe, ce qui pour notre propos revient au même : l’Être suprême, la Nature, le Destin, la Raison, le Progrès, le hasard et la nécessité, le moteur de l’histoire, etc.
- L’agnosticisme "qui déclare l’absolu inaccessible à l’esprit humain et professe une complète ignorance touchant la nature intime, l’origine et la destinée des choses." (Larousse)
Quelques réflexions d’auteurs, dont l’origine philosophique ou religieuse diffère notablement, peut confirmer ce point de vue sur la nature du dynamisme humain:
- « L’homme est un être écartelé entre l’infini de ses désirs et les limites de ses réalisations. (Pascal)
- « L’homme est trop grand pour se suffire à lui-même. » (Garaudy)
- « L’homme est la seule créature qui refuse d’être ce qu’elle est » (Camus)
- « Le malheur est grand mais l’homme est plus grand que le malheur » (Tagore)
- « Tu nous a fait pour toi, Seigneur et notre cœur est sans repose tant qu’il ne repose en toi. » (S. Augustin)
Selon Aristote, « L’homme est un animal social. ». Il vit dans une société qu’il n’a pas choisie et plus généralement dans un univers qui le dépasse. Ou pour le dire autrement dans un cadre de vie créé avant lui et pour lui. « Yahvé Dieu prit l’homme et l’établit dans le jardin d’Eden pour le cultiver et le garder. » (Gn 2,15) Essayons de préciser cela.
Un cadre de vie.
Selon la manière dont on en parle on peut lui donner des noms différents : la Nature, l’Univers, le Monde, le Cosmos, la Terre etc. Peu importe, je souligne deux caractéristiques de ce cadre qui en montre la richesse mais aussi les limites :
- Ce cadre fonctionne selon des lois qui lui sont propres et que l’homme peut découvrir et donc connaître et d’une certaine manière maîtriser. Il est rationnel, c’est-à-dire accessible à l’intelligence humaine. Sans cela aucune activité humaine ne serait possible. Lorsque le premier engin a atteint la lune, le sacristain d’une paroisse lyonnaise a réagi en disant : "Faut-il que le Bon Dieu soit intelligent pour que l’homme le soit tant" Et devant les exclamations qui saluaient cet exploit, un dominicain, opéré du cœur, a précisé : "Oui, mais le plus étonnant est que la lune, elle, était au rendez-vous." Cette rationalité du monde repose en effet sur une parole de Dieu, l’alliance première passée avec Noé dont l’arc-en-ciel est le signe. (Gn 9,8-17)
- Ce cadre a aussi soumis ses limites de temps et d’espace. "La Nasa a réussi à prendre un cliché de l’univers quelques instants après sa naissance, 380.000 ans après le bing-bang. Il bouillonnait alors à 300.000°C. On ne pourra pas obtenir d’image de l’univers plus jeune, car quelques années plus tôt, son énorme densité le rendait opaque : les particules de lumière (photons) ne pouvaient se déplacer." Cette citation provient d’un journal dont je n’ai pas malheureusement gardé la référence. On sait également que nous vivons dans un univers en expansion dont il n’est pas possible de connaître les limites.
Le développement économique.
Je ne suis pas spécialiste en la matière et je suis conscient des difficultés rencontrées pour trouver des solutions et les appliquer. La répétition des crises économiques posent quand même quelques questions que j’essaye de formuler.
1 - La première est sans doute la plus fondamentale : ces crises sont-elles conjecturelles ou structurelles ? La doctrine économique qui a prévalu au cours du siècle dernier est celle de Keynes. Elle est basée sur un accroissement de la consommation aidé par une inflation contrôlée et un investissement de l’Etat. Elle a fonctionné durant ce que l’on a appelé les "Trente Glorieuses." Depuis l’échec des économies socialistes, le système néo-libéral est alors apparu comme le seul valable. Des signes ne montrent-ils pas que ce système a atteint ses limites ? :
- Malgré l’augmentation d’un niveau de vie global, le problème du chômage n’a jamais été résolu (deux millions six cent mille en France) et l’écart entre les pauvres et les riches ne fait qu’augmenter. Les classes moyennes sont progressivement laminées.
- La mondialisation, il serait plus juste de dire la globalisation, de l’économie créé de plus en plus de tensions entre pays développés et pays en voie de développement.
- Les grandes sociétés internationales ont plus de pouvoir que la plupart des États.
2 – Sans vouloir faire une analyse complète, on peut citer quelques-unes des causes qui sont à l’origine de cette situation :
- Peut-on augmenter indéfiniment la consommation ? Le monde atteindra sept milliards d’habitants en octobre. Chacun désire avoir au moins autant que son voisin. Il ne peut y avoir de croissance infinie dans un monde fini.
- Les ressources naturelles sont en quantité limitée. Elles demandent, en tout cas, du temps et un équilibre naturel pour se renouveler. Peut-on, par exemple, pratiquer indéfiniment une pêche industrielle sans faire disparaître les ressources halieutiques ? Sans parler de la question de l’énergie et de l’eau. Selon l’ONG Global Footing Netwok, cette année, la Terre a épuisé le 21 août, les ressources naturelles qu’elle est capable de fournir en une année. (El Watan 18/08/11)
- Le principe d’entropie dit qu’il faut une source chaude et une source froide pour produire de l’énergie et donc qu’il y a déperdition de chaleur. Si on n’y prend pas garde, n’y-a-t-il pas là un cercle vicieux ? En tient-on suffisamment compte ? L’exemple le plus visible est celui des climatiseurs. Pour produire du froid, on renvoi de la chaleur dans l’atmosphère. Lors de fortes périodes de chaleur, il faut pratiquer des délestages sur les centrales, délestages qui ne sont pas toujours maîtrisés et peut-être même pas toujours maîtrisables.
- La financiarisation de l’économie à l’échelle mondiale ne donne-t-elle pas une place considérable une économie virtuelle ? L’argent est nécessaire pour vivre, toute le monde est d’accord là-dessus. Mais n’est-il-pas devenu une fin en soi ? La dette publique des USA dépasse 14.200 milliards de $ soit 95% du PIB (La Croix 29 /07/11)
3 – Une question subsidiaire. Parler de la « main invisible du marché », n’est-ce pas faire appel à une pensée magique contradictoire avec la rationalité dont on se réclame par ailleurs ? N’est-ce pas plutôt reconnaître implicitement des limites dont on ne veut pas tenir compte ?
La Tour de Babel.
Lors d’un voyage à Tours, j’ai eu l’occasion de visiter le musée des Compagnons du Tour de France. Parmi les nouveaux chefs d’œuvre reçus, l’un représente la Tour de Babel. Voici un extrait de sa présentation : « Ce compagnon pâtissier des Devoirs Unis a renouvelé le thème de la Tour de Babel. Réalisée en pastillage (sucre, glace, eau, gélatine et jus de citron) et colorants alimentaires, cette tour n’a pas l’apparence de cette sorte de cône autour duquel s’enroule un escalier. Ici il s’agit d’une tour composée de plusieurs édifices harmonieusement assemblés : une cathédrale, Big Ben, la tour londonienne, le Taj Mahal, un obélisque égyptien, les tours à bulbes du Kremlin, deux pagodes, un minaret, un gratte-ciel, le Parthénon, une cheminée d’usine en brique etc. Même la fusée Ariane et sa rampe de lancement sont présentes !
Et au sommet de cet édifice jamais achevé, car les hommes d’hier et d’aujourd’hui veulent toujours s’élancer à la conquête du ciel, le compagnon a installé des grues qui poursuivent l’œuvre sans relâche. C’est original, symbolique, humoristique et d’une extrême finesse d’exécution… »
Les compagnons du Devoir sont plutôt dans la mouvance de la Franc-maçonnerie. J’ignore quels sont les sentiments du compagnon auteur de ce chef d’œuvre. La présentation insiste sur la volonté des hommes de toujours s’élancer à la conquête du ciel. C’est une manière de se dépasser soi-même. Cette présentation retient l’aspect positif du dynamisme humain. Elle rejoint le mot de Jules Verne qui est la devise plus ou moins reconnue de nombre de chercheurs et de techniciens : « Tout ce qui est impossible reste à faire. » Peut-être que la matière dont est fait ce chef d’œuvre souligne, sans le vouloir, les fragilités et les limites de l’entreprise. Cela reste une interprétation personnelle, mais qui est la leçon même du récit de la Genèse (Gn 11,9) : Lorsque les hommes se donnent le projet de devenir par eux-mêmes les maîtres de la Création, ils s’enferment sur eux-mêmes. Alors Dieu les sauve en relançant l’histoire. Lorsque furent découverts les crimes de Staline, Antoine Wittez, directeur de l’Opéra de Paris a publié dans le Monde, un billet intitulé : "Nous n’avons pas mérité ça !" Nous, c’était les intellectuels français qui avaient été plus ou moins compagnons de route du Parti Communiste. Il disait entre autres : "Le marxisme (ou le communisme) est la plus belle promesse que l’humanité s’est faite à elle-même." Il avait raison, en partie du moins, car la plupart de ces hommes et de ces femmes croyaient sincèrement travailler à l’avènement d’un monde plus juste. La faille, me semble-t-il, est d’avoir oublier que lorsque qu’on se fait une promesse à soi-même on poursuit son imaginaire. Une promesse est reçue d’un autre et elle s’accomplit dans le temps.
Pour compléter cet essai, remarquons que l’on retrouve la même problématique dans l’épreuve de Jésus au désert. Le diable susurre à Jésus de Nazareth d’utiliser sa qualité de Fils de Dieu en prenant ici et maintenant possession du Temple et le pouvoir sur les nations. Jésus refuse de poursuivre cet imaginaire en réalisant sa vocation dans les limites de la condition humaine et les aléas de l’histoire. En le ressuscitant, Dieu authentifie qu’il a ainsi ouvert un chemin à l’humanité. Ce chemin est celui où par la parole et avec les risques de la liberté, les hommes parviennent à se comprendre, à se reconnaître, à vivre ensemble et à devenir frères.
Cette note est incomplète. Plusieurs points seraient à développer. Des chiffres sont à vérifier. Elle n’est d’ailleurs qu’une modeste contribution au colloque de novembre 2011. Elle appelle des réactions et des critiques. Il aurait fallu souligner davantage le côté positif des recherches en cours concernant, l’eau, l’écologie, les nouvelles énergies etc. mais ce n’était pas directement son objet. Je termine en rappelant des choses connues : La Terre n’est pas notre propriété, elle a été confiée aux hommes pour qu’ils la rendent habitable pour tous. Elle un héritage dont nous sommes redevables aux générations futures.
Hippone le 14/09/2011
Gabriel Piroird
évêque émérite
de Constantine et Hippone