Comment vivre la disponibilité à ce qui surprend, et construire le vivre ensemble des hommes dans les lourdeurs du réel
Après avoir observé comment la police française concluait les directives gouvernementales, je me suis dit que les « princes » de ce pays avaient une grande dévotion au dieu argent. J’entends leurs prières pour que la croissance économique augmente. La croissance, la croissance, la croissance viendra… et le chômage sera résorbé. Rien d’autre n’existe. Leur foi en une économie libérale est telle que tous les évènements qui se glissent dans l’existence des compatriotes ne peuvent que trouver une réponse positive. Il suffit de laisser faire le Libre Marché et il n’y aura plus de problème. La dévotion au dieu progrès demande que des immeubles vides soient interdits d’occupation, alors, dès que la loi de l’État le permet, expulsons les habitants. Raison d’État que personne ne peut discuter ! Interroge-t-on les technoprêtres qui sont à la solde des banques et des actionnaires ? Ce serait sacrilège. L’économie est une Science absolue devant laquelle tout être initié doit se prosterner.
Les non-initiés n’ont pas droit au chapitre. Parmi ces derniers, j’observe les étrangers, les migrants pour cause de misère, de guerre, de maladie. Sont-ils dangereux ? Possible, car sans maison, sans travail, sans nourriture leur liberté risque de trouver de s’exercer dans une débrouille pas toujours légale.
Mais, ne l’oublions pas, dans le domaine d’une autre foi que celle de la croyance en un dieu argent, le miséreux qui prend aux riches ne fait que permettre aux riches de rendre ce que ceux-ci ont dérobé aux pauvres.
Quoi qu’il en soit de la dangerosité des exclus de logements, de ceux qui voient leur habitat précaire détruit par la raison d’État, le gouvernement français n’hésite pas à vider bidonvilles, squats, à détruire tentes , caravanes, laissant sur le trottoir des familles entières. Ce que je considère comme inimaginable se produit effectivement sous nos yeux. L’État expulse des immeubles, jettent à la rue et se retire. Il ne manifeste aucun souci des gens ainsi abandonnés. Les étrangers, potentiellement dangereux, pensent certains, étaient dans une proximité de voisinage, de surveillance, de dialogue. Jetés à la rue que peut-il advenir ?
Les 160 personnes que j’ai rencontrées ces derniers temps n’avaient aucune alternative de relogement. Pas de parents, chez qui dormir, pas de connaissance. Sinon, pourquoi tous ces gens seraient-ils restés ensemble sur le trottoir, transportés d’un endroit à un autre sans aucune intimité ?
L’État n’en a que faire. L’humain n’est pas son problème puisque son dieu c’est un progrès strictement économique. En fait, j’ai entendu dire, même dans les rangs du gouvernement socialiste au pouvoir, que cette vague de migration n’est que passagère. Il n’est pas important de s’en préoccuper. C’est là que je pose un lien entre la gouvernance et la classique utopie du libre marché. La main invisible du libéralisme tant philosophique qu’économique va agir pour que les migrants abandonnés par centaines dans la rue, au pied de l’immeuble où ils avaient logement, s’évaporent dans la nature. Une force invisible, spontanément, va résoudre les difficultés. D’eux-mêmes les migrants vont disparaître du paysage.
Présentement, pour des considérations plus sérieuses, je vous invite à lire l’actualité de ces événements en suivant les liens que l’on porte à ma connaissance.
Il me plait ce terminer cette page avec un texte qu’Henri vient d’envoyer :
La vie spirituelle au risque de l’incarnation
Chronique hebdomadaire de Bernard Ginisty du 21 avril 2015
Les rapports de la vie spirituelle avec la vie économique et politique se situent au cœur de l’expérience humaine. Comment vivre à la fois la disponibilité à ce qui arrive et surprend, et construire en même temps le vivre ensemble des hommes dans les lourdeurs du réel. Trop souvent, les choix apparaissent tranchés. Ou bien il faudrait s’immerger entièrement dans les champs économiques et politiques, et si la recherche spirituelle vous habite, vous devenez vite un gestionnaire ou un militant suspect. Ou alors, il ne serait possible de vivre la quête du Tout Autre qu’à l’abri des turbulences de la société des hommes. Le christianisme, religion de l’Incarnation, refuse cette dichotomie. La dimension spirituelle y est vécue non dans un arrière monde, mais comme l’épreuve extrême du réel : l’effort de dépasser les représentations, pour vivre la présence. C’est admettre alors que le monde, les autres et Dieu peuvent toujours surprendre et défaire nos laborieuses constructions intellectuelles, sociétales, morales, religieuses.
Loin de s’épanouir dans une paisible sagesse, ce rapport est de l’ordre de l’affrontement dont la signification ultime nous est donnée dans le symbole de la Croix comme l’analyse Stanislas Breton dans son très beau livre : Le Verbe et la Croix : « La Croix nous détourne d’un être plein et magnifique dont l’être serait l’hypostase d’un avoir.(…) Ce qui est fou de Dieu ne tolère ni la disposition d’un univers ordonné à sa gloire ; ni le calcul d’architecture ou d’économie, qui ajuste au minimum de dépenses le maximum de rendement. Ce vide théologique a un nom dans nos Écritures. C’est le nom d’Amour ou d’Agape »[1] Par-delà le mensonge lisse des carrières qui se donnent comme l'idéal de la condition humaine, les blessures de celui qui se laisse sans cesse appeler à naître tracent le chemin de la vérité de l’homme. La recherche spirituelle ne s’accomplit pas dans la conquête d'états de conscience subtils, mais, par-delà les lourdeurs de l'avoir, de l'habitude et des sécurités, dans l’accueil de cette réalité première, fondamentalement radicale et simple : je me reçois à chaque instant et je reçois le monde dans son incessante nativité.
Les mystiques des grandes traditions religieuses, lorsqu’ils veulent traduire cette traversée du réel, quittent les catégories théologiques ou dogmatiques qui les ont portées pour s’exprimer dans le registre de la poésie. Le travail de « poésie », dont l’étymologie évoque le travail créateur de l’artisan, indique un engagement qui ne soit pas un enlisement, c’est-à-dire un travail de naissance. Et une naissance advient dans le risque des sécurités et des maîtrises perdues comme l’exprime le poète René Char : « Ce qui m’a mis au monde et qui m’en chassera n’intervient qu’aux heures où je suis trop faible pour lui résister. Vieille personne quand je suis né. Jeune inconnue quand je mourrai.
La seule et même Passante »[2].
Les combats contre la faim, la maladie, l’ignorance, l’exclusion, les injustices restent toujours des urgences. Cela passe par des législations nouvelles, des droits nouveaux pour les citoyens, des institutions à construire. Il faut nous y engager à condition de ne pas oublier ce que nous rappelle le philosophe libanais René Habachi, penseur de la gratuité : « Mais que l’organisation n’endorme pas l’inspiration, que l’institution n’abrite pas le manque d’imagination, que la raison ne stérilise pas la grâce et que la justice ne tue pas le don. Et surtout que l’existence d’une organisation ne dispense pas la gratuité se frayer de nouvelles issues »[3].
[1] Stanislas BRETON : Le Verbe et la Croix, éditions Desclée, 1981, pages 110-111
[2] René CHAR : « Feuillets d’Hypnos » in Œuvres complètes, La Pléiade Editions Gallimard Paris I988 p. 178
[3] René HABACHI : Théophanie de la gratuité. Philosophie intempestive Editions Anne Sigier, Québec 1986, p.183