Les écologistes dénoncent l'idéologie de la croissance et de la technique à outrance

Publié le par Michel Durand

Dominique Bourg Professeur à l’Institut de géographie et durabilité. Nicole Chuard © UNIL

Dominique Bourg Professeur à l’Institut de géographie et durabilité. Nicole Chuard © UNIL

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Sont-ils pour autant conservateurs ? 

Dimanche dernier, les membres de Chrétiens et pic de pétrole se sont retrouvés pour mettre en place une nouvelle dynamique de leur groupe. J'en reparerai. En attendant, et à l'attention de cette réflexion je repense à un article de La Vie. Sa lecture contribuera à la valeur de l'échange du prochain laboratoire de CPP.

La Vie, 26 novembre 2015
Débat : L'écologie est-elle réactionnaire ?

 

L'avis de Dominique Bourg et de Thierry Jaccaud (1).

Nécessairement progressiste pour les uns, l'écologie serait au contraire fondamentalement réactionnaire pour les autres, quand ce n'est pas carrément pétainiste. C'est en tout cas l'avis de philosophes comme Luc Ferry ou Pascal Bruckner. Bien que leurs livres respectifs, le Nouvel Ordre écologique (Grasset, 1992) et le Fanatisme de l'Apocalypse (Grasset, 2011), aient été chacun largement critiqué en leur temps, l'idée continue de faire son chemin. On aime ainsi à rappeler que des écologistes notables, au nom de leurs convictions sur la prise en compte des limites humaines et le refus de l'aliénation de l'homme par la technique, ont relayé des argumentaires contre le mariage pour tous (Fabrice Nicolino, journaliste à Charlie Hebdo) ou se sont opposés à la GPA (José Bové), quitte à susciter de furieuses controverses dans leur camp.

Alors, les écologistes seraient-ils, consciemment ou non, des alliés objectifs du camp conservateur ? Nous avons interrogé Dominique Bourg. Philosophe et vice-président de la Fondation Nicolas Hulot, ainsi que Thierry Jaccaud, rédacteur en chef de la revue trimestrielle l'Écologiste.

LA VIE : L'écologie est parfois assimilée à un retour à une vision pétainiste de la terre. Pourquoi ?

THIERRYJACCAUD : C'est tout à fait marginal. Mais il est vrai qu'il existe quelques personnes qui crient « Pétain ! Pétain ! » dès qu'elles entendent le mot « paysan ». Sur le fond, c'est d'un franchouillard consternant. La question paysanne est universelle, alors que Pétain ne concerne que la France. De plus, si la rhétorique du régime de Vichy était favorable aux paysans, la réalité était tout à fait contraire. C'est bien ce régime qui a mis en place en 1942 la planification pour le développement industriel et urbain qui sera reprise telle quelle après la guerre et qui réduira à un faible pourcentage la part des paysans dans la population. Dans le domaine agricole lui-même, la désastreuse loi du 9 mars 1941 sur le remembrement sera confirmée en 1945. Bref, du point de vue écologique, il y a une parfaite continuité entre le régime de Vichy et les décennies suivantes qui ont saccagé la France.

DOMINIQUE BOURG : Le lien entre écologie et pétainisme, et plus encore entre écologie et nazisme, a été popularisé par Luc Ferry dans son livre le Nouvel Ordre écologique, mais il mélangeait tout. Le nazisme exaltait le pouvoir des techniques et le surhomme, alors que la pensée écologique affiche un scepticisme technologique, prône une critique de l'anthropocentrisme et vise à élargir et non à réduire nos devoirs moraux. Où est le rapport ? Quant au pétainisme, il est tout aussi éloigné de l'écologie. À l'époque, il y avait en France très peu de penseurs « écologistes ». Difficile d'évoquer d'autres noms que Bernard Charbonneau et Jacques Ellul, et la « force révolutionnaire du sentiment de la nature ». Mais ils n'étaient pas pétainistes, c'est le moins qu'on puisse dire ! Quelqu'un comme Bertrand de Jouvenel, avant guerre, a adhéré au Parti populaire français de Jacques Doriot, mais c'était bien avant qu'il ne découvre les enjeux écologiques. Aux États-Unis, Jouvenel est d'ailleurs plutôt connu comme représentant du libéralisme mélancolique. Le lien entre écologie et pétainisme relève du fantasme. On ne peut pas le soutenir avec l'histoire des idées.

Si l'écologie est parfois qualifiée de réactionnaire, c'est bien qu'elle critique la vision actuelle du progrès…

D.B. : Nous continuons à croire à un progrès mécaniste extrêmement simpliste : il suffirait de continuer à accroître la richesse matérielle pour être heureux, et les moyens de production pour avoir de l'emploi. Or, force est de constater que les Trente Glorieuses sont loin derrière nous. Depuis 40 ans, le taux de croissance dans les pays anciennement industriels ne cesse de diminuer. L'histoire est d'ailleurs faite de hauts et de bas et n'a  jamais connu de croissance continue. Celle, exceptionnelle, de l'après-guerre est la conséquence d'une exploitation pétrolière qui touche à sa fin. Il faut de plus en plus de pétrole pour produire un baril. Et, compte tenu du taux de croissance des Trente Glorieuses, ce ne pouvait être qu'une parenthèse.

Quant au progrès technique, depuis déjà un certain temps, il ne tire plus la création d'emplois, et la vague numérique pourrait détruire ceux-ci par millions, et, qui plus est, des millions d'emplois qualifiés. Les économistes du bien-être le savent : à partir d'un certain seuil, l'enrichissement matériel, fruit de la croissance du PIB, n'entraîne plus un accroissement du sentiment de bien-être. Ajoutons que celle que nous connaissons encore ne bénéficie plus qu'à une toute petite partie de la population. En revanche, elle multiplie les dégradations de la biosphère.

Alors, détruire nos conditions d'existence pour ne créer ni emplois, ni bien-être, avouez que c'est absurde ! Maintenant, après deux siècles de saga du progrès qui, en Occident, ont bénéficié au grand nombre, reconnaître que cela ne marche plus n'est pas chose facile. On préfère vouer aux gémonies ceux qui révèlent la nudité du roi. On préfère traiter les écologistes de réactionnaires plutôt que de reconnaître la fin du progrès. On préfère maintenir le mythe d'un progrès nécessaire et uniforme plutôt que de devoir réfléchir, de discerner ceux des progrès technologiques qui pourraient soutenir d'authentiques avancées sociales.

T.J. : Qualifier ses opposants de réactionnaires est depuis longtemps un artifice rhétorique pour tenter de les disqualifier. On les assimile aux partisans d'un retour à des formes du passé complètement obsolètes. Concernant l'écologie, c'est totalement ridicule. Les solutions proposées par les écologistes reprennent les meilleures techniques du passé en ajoutant de nombreuses innovations contemporaines.

La voiture en ville est dépassée : place à la marche, au vélo et aux transports en communs ! Le nucléaire est dépassé : place à la sobriété, aux économies d'énergies, aux énergies renouvelables Les pesticides, engrais de synthèse et énormes tracteurs sont dépassés : place à l'agriculture biologique, avec ses itinéraires techniques différents et sa vie sociale riche, alors que l'agriculture industrielle vide les campagnes, etc.

Il faut ajouter que l'écologie est aussi une réaction viscérale, totale, contre l'ordre dominant qui détruit la planète et les communautés végétales, animales et humaines. Les écosystèmes sont sur le point de s'effondrer, nous vivons la sixième extinction des espèces, l'urbanisation dévore les terres agricoles et les milieux naturels, des centaines de millions de migrants climatiques sont annoncés, et il faudrait ne pas réagir ? C'est ce que tente d'imposer l'ordre dominant qui définit le bien et le mal, les gentils et les méchants. Si l'on s'oppose aux tenants du pouvoir établi, par définition on est taxé de réactionnaire, de méchant. Je souhaite ardemment que l'écologie ne soit plus une réaction. Elle ne sera plus « réactionnaire » en ce sens le jour où elle sera culturellement au pouvoir.

 

Pourquoi est-ce si difficile de remettre en cause les conséquences du progrès à tout-va, même chez ceux qui se proclament conservateurs ?

T.J. : Qu'on soit conservateur ou pas, certaines conséquences du progrès sont très difficilement imaginables. Ainsi, comment admettre que les produits chimiques peuvent agir à des doses infinitésimales, voire qu'ils ont des effets sur les enfants, comme le Distilbène qui affecte la mère et ses descendantes ? Comment admettre que la radioactivité peut perdurer des centaines de milliers d'années et non seulement quelques semaines ? Ces phénomènes ne se situent pas à l'échelle humaine, me semble-t-il, et donc ne sont pas spontanément reconnus, même si l'on est bardé de diplômes. Quant à croire que l'homme, si minuscule à l'échelle de la planète, est devenu une « force géologique » capable de changer le climat, c'est encore plus difficile à croire-et pourtant, c'est le cas !

D.B. Depuis les Lumières, nous sommes très attachés à cette idéologie du progrès. Elle s'est d'ailleurs incarnée dans la réalité. Notre bien-être matériel est incomparable à celui d'un homme du XVIIe siècle. Les conditions sanitaires de l'époque étaient loin d'être optimales... Cette idéologie a porté des fruits et nous avons cru qu'elle était corroborée par la réalité. Les gens savent très bien comment vivaient leurs aïeux. Je parlais d'inversion des courbes entre celle qui exprime l'enrichissement matériel, et l'autre qui traduit notre degré de bien-être : c'est bien qu'il y a eu une conjonction avant.

Mais les gens ont toujours tendance à croire que les arbres vont monter au ciel. Toute notre société est fondée sur ce défaut : croire que, quand une logique est vraie jusqu'à un certain point, elle est vraie jusqu'au bout. L'écologie remet cela en cause. La modernité nous a amené des choses extraordinaires, mais aujourd'hui les choses deviennent plus complexes et l'équation progrès technologique égale progrès social et moral ne fonctionne plus. Il faut accepter que le progrès technologique puisse être dangereux.

Ce qu'annonçait l'idéologie du progrès s'est bien produit, mais a jusqu'à un certain point. Or, nous l'avons dépassé. Critiquer « le » progrès, ce n'est pas nier qu'il y ait eu « des » progrès, c'est affirmer que ce qui a marché ne marche plus. Au-delà d'une certaine limite, les choses ne sont plus vraies. Les écologistes le disent : continuer à vivre comme grand-papa, au lieu de contribuer à l'amélioration de la condition humaine, conduit au changement climatique, aux cyclones, à l'effondrement de la biodiversité, à la dégradation des sols, etc.

 

  1. THIERRY JACCAUD, né en 1969, est ingénieur en gestion de l'environnement de formation, et rédacteur en chef de la revue L'Écologiste, depuis son lancement en 2000.

DOMINIQUE BOURG, né en 1953, est philosophe, vice-président de la Fondation Nicolas Hulot et professeur à l'université de Lausanne. En 2015, il a publié un Dictionnaire de la pensée écologique (Puf).

 

 

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