C'est incroyable comme aux jours d’aujourd'hui, il nous est si difficile de communiquer, d'échanger – je veux dire : d'échanger en vérité
Nevers, Saint-Gildard, le fronton - le restaurant Sainte-Bernadette
Dans la ville, on se côtoie sans se parler. Trop de monde ! Et pourtant, notamment en cette période de rentrée, des gens, nouveaux dans le quartier, aimeraient tisser des liens.
Même à la sortie d’une eucharistie (messe du dimanche), on voit des personnes regarder à droite, à gauche, à l’affut d’un regard, d’une salutation, d’un bonjour. Rien ne se produit. Alors on rentre silencieusement chez soi.
Communiquer, dans notre culture urbaine occidentale ne va pas de soi.
Je remercie Jean-Marie Delthil pour cette page qu’il insère dans « En manque d’Église ».
"Là"
Le soleil est dans mon dos, généreux et puissant. Nous sommes le lundi 31 octobre 2016, au Couvent Saint-Gildard de Nevers, là où sainte Bernadette a vécu une partie de sa vie, et où elle l'a terminée. Il est midi et quart, à peu près… je vais manger.
Dans la grande salle du restaurant, nous ne sommes que sept personnes, plus l'employée qui nous sert. Sur ma droite, une table : trois personnes qui sont venues ici en délégation en vue de préparer un futur pèlerinage pour je ne sais plus quelle paroisse…, sur ma gauche, une autre table occupée par une famille de trois personnes également : une fillette accompagnée de ses parents. Pour ma part, je me trouve seul à ma table.
Le décor est planté ; nous ne sommes pas au théâtre, mais enfin, bon… le repas se prépare… il est prêt… nous sommes servis. J'avais à peine commencé à manger ma salade lorsqu'un qu'un homme est arrivé ; tout juste entré dans la pièce, il s'est presque immédiatement dirigé vers les cuisines pour signaler sa présence. Il semblait connaître les lieux. La serveuse l'a aussitôt invité gentiment à venir s'installer à ma table, quoi de plus normal à cela… juste face à moi. Salutations réciproques. L'homme devait avoir à peu près mon âge : la cinquantaine. Son visage était beau, bien fait, mais assez marqué par la vie, me semblait-il. Cet homme avait vécu, voilà tout. Vraiment vécu, je pense. Nous n’échangeons aucun mot, lui et moi. Je n'en éprouve pas la nécessité – lui non plus, visiblement. Nous sommes là, comme ça… le soleil qui inonde la pièce… trois personnes sur notre droite – trois personnes sur notre gauche. Tout est bien distribué. Voilà l'homme à présent servi de la même salade aux endives que celle qui m'a été offerte, joliment préparée. Il mange, il mange vite, presque précipitamment ; je ne le dévisage pas bien entendu, mais j'aime regarder autour de moi, toujours : c'est une maladie de jeunesse, dirons-nous… ses avant-bras sont puissants, musclés, quoiqu'assez fins et réguliers ; peut-être était-ce ou est-ce un ancien métallo, un ouvrier des industries nivernaises ou du dépôt de chemin de fer ? je ne sais pas – peu importe… il en impose, pas tant physiquement que par sa prestance, par sa présence, par tout ce qu'il véhicule de lui, en lui, de ce qui a fait un peu sa vie, et de ce qui fait sa vie, me semble-t-il, encore. Je l'admire. Comme ça. Tout simplement, sans emphase. Librement. Je ne sais pas qui il est ni ce qu'il a été et qui il a été, mais je l'admire, naturellement, un peu comme le soleil vient caresser mon dos. C'est ainsi. Ça ne se discute pas.
La table de droite demande une bouteille de vin rouge, ils vont la payer en supplément, ils en parlent à la serveuse. Celle de gauche voit la maman s'occuper de sa fille ; le papa est à l'écart, il regarde, et ne dit rien. Il semble ailleurs et triste.
Je reviens à l'homme, et comment pourrais-je faire autrement, d'ailleurs : il est face à moi, juste face à moi, à 80 centimètres tout au plus. Il est plongé dans son repas. Son visage montre une expression de lassitude parfois, d'une sorte d'usure... il est marqué, oui, et presque physiquement aussi par quelques petites cicatrices, il me semble. De temps en temps, son regard quitte l'assiette, et le voilà qui vient à se poser alternativement sur les deux tables entre lesquelles nous nous tenons… il revient toutefois plus souvent et presque avec insistance sur la table qui se trouve à ma droite… celle occupée par des personnes qui me semblent, et qui lui semblent également, je pense, installées.
Bon. C'est une affaire de jugement, et puis il n'y a pas de quoi fouetter un chat, non ?… et ça n'est pas la fin du monde, ce genre de choses – hum ?… Enfin, leur présence ne semble pas tellement lui plaire, mais il le montre à peine. Par politesse ? Peut-être. Par habitude, c'est bien possible.
Et a-t-il donc le choix, d'ailleurs ?...
Qu'à donc vécu cet homme ? quels coups a-t-il donc éventuellement reçus ?… Vous le savez, vous ? L'homme est immense…
Nous en sommes à la viande, très bonne, avec des champignons… lui comme moi, nous nous régalons véritablement.
Le papa, à gauche, est délibérément en dehors de la relation qui unit la maman à sa fille. C'est assez triste à voir, ce genre de choses, vraiment – et on ne peut rien faire. Il ne rit pas, il ne peut savourer le bonheur d'un moment – il n'est pas en mesure de le faire… il ne semble plus, là – en mesure de le faire.
Il y a parfois des impossibilités dans la vie, qui nous viennent de très loin, dont on peut si difficilement se dépêtrer ; celles et ceux qui le nient pourraient bien parfois nier également, et du même fait, leur propre condition humaine.
Je reviens à l'homme, à mon convive… quelques bagues aux doigts, épaisses, mais sans tapage… un bracelet souple et élégant en argent pendant au poignet droit. Il est vigoureux, rempli de force – oui.
Je n'éprouve toujours pas la nécessité d'échanger avec lui, de briser le silence. C'est pourtant ici un endroit ou bien des personnes habituellement échangent, partagent des vécus et des vies – mais là, non. Un simple silence. Ni bon ni mauvais, en quelque sorte ; juste vaguement pesant entre lui et moi, mais meilleur, finalement, que quelques banalités placées entre les plats.
Je me sens également un peu le riche vis-à-vis de cet homme, et je sens que c'est une erreur de ma part, de le penser ainsi… ce sont là mes limites.
La vie est simple, aussi.
D'un homme à un homme… d'égal à égal.
J'en reviens à son regard, lorsque je l’aperçois : il ne me fixe presque jamais directement… toujours dirigé sur ma droite dans la plupart des cas, sur les convives qui occupent cette table… sur ma gauche, également de temps en temps.
Il ne semble pas juger, là, mais peut-être tout de même un peu ; et puis il est également rempli d'une certaine interrogation à leur égard, ce regard, oui... je crois que c'est surtout ça, en fait : cette interrogation... ce questionnement… intérieur – extérieur. Moi aussi, finalement, je me trouve habité par le même sentiment. Et si souvent je l'ai été, en fait. Nous nous retrouvons sur ce point essentiel.
Peut-être avons-nous eu, l'homme et moi, cet homme et moi-même, un peu les mêmes vies, pas faciles, bousculées et chagrinées, parfois ?
J'aime finalement sa présence, qui pourtant me dérange encore.
Si l'on m'avait donné la possibilité de m'installer là où j'aurais voulu : je ne pense pas que je me serais installé à sa table, encore moins face à lui – ni même aux autres tables, finalement.
C'est incroyable comme aux jours d'aujourd'hui, il nous est parfois si difficile de communiquer, d'échanger – je veux dire : d'échanger en vérité. En simplicité… et en vérité, oui... Nous sentons si souvent toutes sortes de barrières plus ou moins fictives ou bien infranchissables entre nous, qui sommes issus de tels ou tels quartiers, de telles ou cette condition sociale, de tels ou tels pays, de telles ou telles classes d'âges… j'en passe – et des meilleures… Bref, nos temps et notre époque nous ont rendus un peu peureux. Bornés, dans le pire des cas. Cela changera, c'est à n'en pas douter, naturellement ou par la force des choses.
Cela changera.
Nous en sommes à présent au dessert.
Je renonce finalement à imaginer quoi que ce soit vis-à-vis de cet homme avec lequel j'ai partagé un repas de midi. Pas de projections d'aucune sorte, non. Je le laisse libre de mes pensées, comme il m'a laissé libre de ses pensées.
Il est.
Je suis.
L'altérité.
Nous sommes – aussi – et voilà tout.
Nous sommes ainsi.
J'ai terminé ma pâtisserie ; je ne prends pas de café… j'attends… j'attends qu'il parte ; je n’ose le faire le premier. Il a demandé de son côté un café, il est chaud, brûlant, il faut attendre.
Nous attendons.
Parvenu à point, il l'avale presque d'un trait. Il se lève rapidement : « Bonne continuation ! », me dit-il… « Merci, à vous aussi ! » lui répondis-je, et le voilà déjà quasiment parti.
Curieusement, je me lève presque dans la foulée, lui emboîte le pas alors qu'il quitte la pièce du restaurant… il a déjà pris un peu d'avance, poursuit tout droit dans le grand couloir en direction de l'Accueil, de la sortie du Couvent Saint-Gildard… sa démarche est tonique, rapide, un peu penchée sur la gauche, il me semble.
Je pose un denier regard sur lui, neutre et ouvert, interrogateur et bienveillant, et sachant qu'il n'y a pas à savoir… juste être là, accueillir le moment comme ça vient.
Jean-Marie Delthil.
Bonny, le 4 novembre 2016.