Cet homme, impénétrable et inquiétant, à la fort mauvaise réputation : hé bien, il se pourrait que ce soit moi ! » Ce pourrait être moi, oui
Covid ! Encore et encore.
Cela provoque la crainte de rencontrer l’autre. Soit, on risque d’attraper le mal ; soit, on risque de le transmettre. Le comportement individualiste, si cher aux conceptions libérales de l’économisme capitaliste, se renforce inconsciemment. Alors on se découvre seul, obligé à un dialogue avec soi-même. Ce texte de Jean-Marie m’invite à réfléchir en ce sens :
Passer
Le paysage était admirable – tout ce qu'il y a de plus surprenant ; d’ailleurs, nous étions debout sur un sol recouvert d'une fine couche de neige et très légère, absolument immaculée ; il devait faire au bas mot moins 25 degrés et nous n'avions pas froid… la lumière du soleil d'un jaune profond et très intense était superbe !... Devant nous s'offrait un merveilleux paysage de collines qui n'avait aucune fin… et puis, un peu comme on peut couper soudainement le courant qui jusqu'alors éclairait une pièce dans laquelle on se tenait : tout a subitement changé, radicalement basculé.
Je me trouvais alors en compagnie d'un homme, un homme à la haute stature, athlétique et puissant, impressionnant, au teint rompu par le soleil et le travail des champs. Il faisait sombre, nous étions tous deux plongés en une nuit profonde, juste éclairée par un très fin croissant de lune.
Vous l'aurez compris : je vous livre ici le contenu d'un rêve, celui d'il y a deux nuits.
Pour en revenir à cet homme avec lequel j'étais, avec lequel je me trouvais, à l'exclusion de toute autre personne, hé bien je sentais tout à fait intimement – et je savais finalement – qu'il n'était pas à proprement parler de bonne compagnie ; c'était un homme trouble, à éviter, impulsif, violent et destructeur à ses heures… Tel était sa réputation, et telle était finalement sa nature.
Et que faisions-nous ? Que faisions-nous ensemble ? Qu'étions-nous amenés à faire tous les deux, et où nous trouvions-nous, d'ailleurs ?… Nous nous trouvions en rive gauche de la Loire, tout près du Pont de Bonny.
L'homme demeurait silencieux ; je n'ai pas le souvenir d'avoir croisé ses yeux, son regard : quelque indice qui eût pu m'indiquer la marche à suivre et un futur possible, annoncé.
C'était un homme farouche.
Un homme finalement habité par la peur, par une forme de défiance maladive et secrète...
La seule piste qui toutefois s'offrit à moi, alors que nous étions à côté l'un de l'autre, se manifesta sous la forme d'un objet, d'un objet qu'il tenait, à main ferme et calleuse : il avait en effet contre lui une sorte de gros outil agricole, manuel, d'un autre âge. Son poids devait être considérable – tout du moins pour une seule personne, fût-elle puissante et bien bâtie !… L'outil était en forme de « tau », de « T » majuscule. La partie horizontale devait mesurer un bon mètre, elle était faite d'un solide morceau de bois dur, bien sombre et résistant – un peu comme un manche de râteau ou de pioche – vieilli et fortement poli par le temps et le travail des mains, par le travail des hommes. La partie verticale était constituée du même bois, faisant peut-être quant à elle un mètre cinquante de hauteur, et se terminant par une longue pointe de fer massive, épaisse et fort pesante.
Voilà, par le menu, ce qui pouvait nous permettre un début de dialogue si ce n'est de conversation, entre cet homme et moi – et cela ne tarda pas d'ailleurs, puisque mon compagnon me fit comprendre, ma fois silencieusement, qu'il lui fallait emmener cet étrange outillage sur l'autre rive de la Loire, côté Bonny ; et pourquoi, et dans quel but ?... Je me gardais, pour tout dire, de poser des questions à ce personnage qui toujours me paraissait étrange, trop content qu'il ne m'eût pas encore rompu le cou d'un simple geste de son bras, et jeté mon corps en Loire.
Bref, c'est finalement de bonne grâce et visiblement soulagé que je lui donnais la main pour porter l'outil au travers de la Loire. Je me souviens à quel point il était lourd à déplacer et à traîner – peut-être pas loin de cent kilos – et nous avion rapidement trouvé un accord, une technique efficace, pour ne pas trop nous fatiguer : nous étions disposés pour la marche côte à côte, chaque extrémité du « Tau » venait reposer sur chacune de nos épaules… nous faisions alors deux ou trois pas rapides, puis nous laissions reposer tout d'un coup et au sol la pointe de métal, tout le poids de l'outil – puis nous repartions dans la foulée pour une autre enjambée, et ce, ainsi de suite.
Je me souviens qu'à un moment donné, au beau milieu de la Loire, sur le tablier du pont absolument désert, alors que nous avions déjà bien longuement œuvré et travaillé de concert cet homme et moi, je me dis tout à coup, ou bien il me fut dit intérieurement : « Mais cet homme, impénétrable et inquiétant, à la fort mauvaise réputation : hé bien, il se pourrait que ce soit moi ! »... Ce pourrait être moi, oui. Ce pourrait être finalement ce que je souhaiterais dissimuler et occulter – vis-à-vis de moi-même, et vis à vis des autres – de plus mauvais et délétère en moi, de plus noir, de plus désespéré ; une sorte de face cachée, que tout le monde possède d'ailleurs… et j'étais, oui, tout doucement en train de comprendre qu'il me fallait à présent « composer », finalement, avec le moins glorieux qui indéniablement m'habitait… ou plus exactement : l'accepter, l'accepter pleinement, sans aucune retenue, en toute humilité – et par cette acceptation même, avec le temps, au rythme lent de la marche et de la traversée (qui peut durer une vie), il me serait donné tout doucement de connaître autre chose, l'humilité, certes… la bonté, et de la recevoir et pratiquer à ma petite échelle.
Voilà ce que fit naître en moi cette longue traversée.
Jean-Marie Delthil. Bonny-sur-Loire, le 17 juillet 2018.