Je constate que des pages du journal d’adolescent sont de plus en plus intimistes, voire nombrilistes ; n’empêche que des traits subsistent
Dimanche 18 janvier 1959
Un fait semblable à celui précédemment écrit se produit lorsque j’ai passé un moment agréable à un spectacle ou à une soirée.
Je pense qu’il serait normal qu’après un jeu, une journée agréable, un beau spectacle on soit heureux de s’être amusé. Pour ma part, c’est le contraire : je suis triste après une soirée dansante, une « surboum ». Je suis triste, car je pense au travail à reprendre, aux peines quotidiennes qui forment une vie d’écolier. Toute ma joie précédente se transforme en tristesse et il m’arrive même de regretter de m’être tellement amusé. En un mot, après chaque plaisir, je suis envahi de solitude déplaisante. Dans cet état je me demande pourquoi je suis triste alors que mon corps, mon esprit vient de se divertir.
Cette tristesse après l’amusement est en quelque sorte la même que celle que je subis après les cours de dessin. Après le plaisir, la lassitude me prend. Vivre continuellement dans la féérie d’un film, d‘une surboum n’est pas possible. Est-ce ceci qui m’ennuie ?
20 Janvier
Je me rappelle aujourd’hui les consignes du Frère German. Il me déconseillait fortement d’écrire un journal. J’ai suivi son conseil durant sept mois. Mai l’envie d’écrire fut si fort en moi que j’oublie volontairement ce qu’il m’a dit. Je pense aussi que le journal me sera utile si j’analyse mes sentiments sans prendre pitié de moi et sans bercer mes rêves dans l’écriture. Il faut pour ceci écrire d’une manière froide. C’est le plus difficile pour moi.
Ayant tort ou raison, je continue ce journal. Il me sera peut-être utile plus tard, s’il m’est maintenant néfaste.
28 janvier
En Français, nous étudions Châteaubriant et les romantiques. J’aime beaucoup la littérature de cette époque et, par désir de connaissance, je demande aux camarades ce qu’ils en pensent. Peu apprécie et tous trouvent stupide ce « mal du siècle », le mal de René. Je vois en René des attitudes que je possède moi-même. J’aime énormément René. Je vois aussi en moi les traces d’une âme romantique. Mes gouts s’adaptent à cette génération de 1830. J’aime comme eux l’isolement. Je subis comme eux l’incompréhension des autres, la douleur de ne pas aimer et de n’être pas aimé. Poète amoureux de la nature, je suis attristé de voir qu’autrui reste insensible à ses charmes. Mes actions, mes gouts se tournent de plus en plus vers cette idée que je suis, malgré moi romantique.
4 février 1959
L’influence de ceux qui m’entourent est grande. Cette influence porte, surtout si elle agit dans les sens désirés. Ainsi mes camarades de classe sont en quelque sorte l’essence de mes actions et même de mes idées. Je prends l’exemple de Pirondi - jeune, inconscient, intelligent - qui prend pitié de mon sort. Il a vu, comme beaucoup d’autres, mon malheur et il me plaint d’être souvent triste. Si je lui fais comprendre que je ne suis pas à plaindre, il ne veut rien écouter. Me plaisant dans la tristesse, je trouve en ses discours un encouragement à conserver ma lassitude.
Ce même camarade m’influence sur un autre plan, celui d’être artiste. Il me dit artiste ; « cela se voit par ton originalité, ta conversation », explique-t-il. Voulant être artiste, car aimant la vie d’artiste, comment est-il possible de résister à de tels propos ?
Il est incontestable, je ne puis le nier, je subis l’influence des camarades. Ils me poussent à me prendre pour un artiste, à me croire artiste. En mettant mon malheur intellectuel, sentimental à nu, ils l’attisent et le renforcent.
20 février
Je remarque aujourd’hui que mon malheur croit continuellement. Il devient de plus en plus important. Jamais mon âme, ou plutôt ce qui ne m’est pas chair, ne fut plus triste. Mon être, nommé artiste par les camarades, se croit poète, un poète qui se trouve près de la nature, mais qui ne possède aucune satisfaction. La nature même ne lui en apporte pas. C’est un profond dégout de tout, même de moi que je ressens en me couchant.
28 février 1959
Je relève une réflexion d’un camarade assez indifférent à mon égard. Cette juste réflexion me fait beaucoup réfléchir. Voici ce qu’il m’a dit : « je crois que tu aimes bien poser, c’est-à-dire fixer la tête, les yeux ; prendre un aspect de penseur, de poète, de mystique qui dépasse tout et dit : “j’en ai marre” avec toutes les expressions de la tristesse ».
4 mars1959
Dans tous mes rapports avec les autres, j’ai remarqué que je voulais satisfaire l’intéressé. Il en est de même qu’il s’agisse de rapports humains ou religieux. Exemple : quand j’écris à mes parents, j’ai constamment peur que la chose demandée le soit trop sèchement. Aussi je crains à chaque envoi que le receveur ne soit pas satisfait de ma lettre.
Au cours d’une conversation avec un prêtre, je désirai qu’il trouve bien (sans qu’il me le dise toutefois clairement ) l’action que je pratique sous le nom de jéciste.
Dans une discussion avec un directeur de conscience (aujourd’hui on parle d’accompagnateur spirituel), je ne veux pas que mes pensées, mes paroles le déçoivent. Surtout si, à une première entrevue, j’émets une pensée qui plaise au père et qu’à l’entrevue suivante, je me montre négligent.
Pourquoi chercher à satisfaire les autres en voulant être de leur avis et en matière de religion conforme à la doctrine sans aucune erreur ? Je ne suis pas infaillible et je n’ai pas, en ce domaine, à contenter les autres. Cela serait les tromper sur mon compte. Pourquoi chercher à satisfaire dans le domaine spirituel ? Est-ce utile ? Je ne le pense pas et j’essaie de me défaire de cette idée qui ronge et s’empare de ma liberté ; mais cela m’est difficile. Je continue bien sûr à satisfaire autrui sur un domaine matériel ou moins spirituel que celui exprimé précédemment.
10 mars 1959
Suivant le jugement des camarades, je suis un moderne, un fanatique du jazz. Je suis la mode de près suivant les possibilités (du moment). J’aime le vocabulaire argotique et moderne. Avec tout ceci, puis-je suivre les idées contemporaines ? Celles où l’on place toute la jeunesse actuelle ?
Personnellement, j’aimerais beaucoup suivre les idées et la manière de vivre présentement exprimée dans la « Fureur de vivre ». J’aimerais vivre ce monde où chacun prouve à soi qu’il est un homme. Comme le fit James Dean, le Werther du XXe siècle. Dans cette conception d’une forme nouvelle, inédite presque, j’ai le bonheur d’innover, d’être le seul, ou presque, le seul à posséder de telles idées. C’est vers une sensation étrange et inconnue que l’on se dirige. C’est un moyen original de recherche le bonheur. Mais les conceptions existentialistes - car c’est un peu vers ceci que j’aspire - éloignent de Dieu. La suprématie de la chair sur l’esprit, sur le spirituel éloigne de Dieu. Et il m’est impossible de trouver le bonheur sans la présence divine. Aussi, sachant que je n’aurais pas ce bonheur en suivant les philosophes et les romanciers existentialistes, je m’éloigne de leur doctrine. D’où le regret que j’aie quelquefois d’être chrétien, car j’aimerai beaucoup partager les idées de Sartre, de Sagan. Idées qui approuvent l’ambiance des caves de Saint-Germain-des-Prés, de nombreuses surboums qui sur la fin dégénèrent.
Mais pourquoi aimerais-je ceci ?
Je pense que cela vient de mon originalité. Cette conception est nouvelle et je trouve de l’attrait dans ce nouveau. J’aimerais posséder ces idées parce qu’elles sont nouvelles et aussi parce qu’elle représentent une époque, une nation.
Ce n’est pas une raison très valable ; elle est plutôt superficielle. Le nouveau je peux le trouver ailleurs et dans un domaine plus sain que celui qui corrompt l’âme. Je ne le crois cependant guère.