Quelle société ? La famille peut autant contribuer au bonheur de ses membres que les aliéner quand elle se réduit à une construction capitaliste

Publié le par Michel Durand

Quelle société ? La famille peut autant contribuer au bonheur de ses membres que les aliéner quand elle se réduit à une construction capitaliste

 

Dans les lieux catholiques, nous parlons beaucoup de synodalité. Certains catholiques estiment que le « grand public » risque de ne pas comprendre ce mot : « Synode sur la synodalité ?» ; « pourquoi ne pas dire tout simplement “rencontre pour réfléchir ensemble sur l’avenir de l’Église ?” » (Jean-Yves Clavreul, courrier de La Croix du 7 janvier 2022).

Or, selon moi, penser au futur de l’Église c’est également considérer l’impact que les chrétiens ont (ou n’ont pas) sur la société, le monde dans lequel nous vivons avec des relations de proximité et le monde lointain qui marque notre quotidien. Puisque nous nous disons catholiques, universels, pouvons-nous entretenir des visions politiques qui transforment les ponts en murs infranchissables ?

Autrement dit, je verrai bien que sur un territoire précis, une paroisse, des groupes se constituent pour échanger d’une façon totalement synodale - c’est-à-dire non pyramidale (cléricale) - sur les enjeux des élections, dont celles qui doivent élire un président pour la France. Il serait également important de se prononcer, en synode ecclésial sur le rôle d’une juste gouvernance européenne. Il me semble qu’un lecteur de l’Évangile ne peut oublier, comme l’écrivait en 1949 Emmanuel Mounier, que « le primat de l’économique est un désordre historique dont il faut sortir ».

Ce sont de jeunes amis, la trentaine, qui ravivent en moi ces pistes de réflexion. J’évoque la rencontre/conférence du mardi 14 décembre au Prado. Voir ici.

Je pense aussi au livre de Paul Colrat, Foucauld Giuliani, Anne Waeles, La Communion qui vient, Carnets politiques d'une jeunesse catholique, Seuil, septembre 2021. Voir ici.

 

 

Du reste, voici une présentation de cet ouvrage - un résumé et une critique - apte à aiguiser des pistes de réflexion à échanger dans un dialogue circulaire en vue, au nom de l’Évangile et de l’Église, d’établir une prise de parole déterminante en vue d’élections.

Je remercie l’auteur d’avoir permis en ce lieu la publication de son texte.

 

Compte rendu de La Communion qui vient

de Paul Colrat, Foucauld Giuliani et Anne Waeles

(Seuil, septembre 2021, 222 pages)

 

La Communion qui vient est le fruit d’une collaboration entre trois philosophes qui ont également été à l’origine de la fondation du Dorothy et du Simone, deux cafés associatifs qui incarnent, l’un à Paris, l’autre à Lyon, un christianisme résolument tourné vers la société, la rencontre et la réflexion. Dorothy Day (1897-1980) et Simone Weil (1909-1943), les figures emblématiques de ces tiers lieux, ont cette singularité commune d’avoir concilié la spiritualité chrétienne et un engagement politique nettement à gauche, nourri par des idées anarchistes ou trotskistes.

Sans s’y réduire, le livre de Paul Colrat, Foucauld Giuliani et Anne Waeles s’inscrit dans ce double sillage, même si les auteurs se donnent comme mot d’ordre « Dieu seul maître » plutôt que « Ni Dieu ni maître », et même s’ils se disent « cyniques » plus qu’« anarchistes ». Le cynique, au sens philosophique du terme, est « celui qui prend au sérieux les principes sur lesquels se prétend fondée la communauté » : une telle position, dans un monde hypocrite, le conduit objectivement à s’avérer corrosif et « révolutionnaire » (p. 32). Cette réticence à assumer complètement la référence anarchiste n’empêche pas nos trois philosophes de se référer non seulement à Dorothy Day (p. 47, 104, 107-108, 213) et à Simone Weil (p. 52, 53, 73, 76, 82, 93, 147), mais aussi à Jacques Ellul (p. 27), Albert Camus (p. 30), Giorgio Agamben (p. 34, 139), Michel Foucault (p. 37), Marielle Macé (p. 43) Mickaël Correia (p. 143), David Graeber (p. 143) ou Judith Butler (p. 182), qui ne sont pas précisément des auteurs d’extrême droite !

Il n’est pas non plus interdit de lire dans le titre, La Communion qui vient, un écho à L’Insurrection qui vient, le manifeste publié en 2007 par le Comité invisible, un collectif proche du mouvement zadiste. Cet écho serait à lire autant comme un hommage que comme un déplacement, puisque le Comité invisible développe ses propositions sans s’inscrire dans un horizon religieux. Dans le corps du livre, les auteurs confirment que les ZAD constituent pour eux une source d’inspiration (p. 30, 129), ils y voient même une incarnation moderne du mode de vie franciscain (p. 36). Ils justifient également le rapprochement entre la communion et l’insurrection, en signalant que le mot grec anastasis désigne aussi bien la « résurrection » que le « soulèvement », ce qui les conduit à définir l’Église comme une « institution destituante » (p. 35 puis 213), capable de se remettre en cause autant que de remettre en cause les autres institutions.

 

I. Résumé

 

Le prologue (« hantises catholiques », p. 7-11) donne le ton et revendique un point de vue. Il s’inscrit en faux contre une « pensée réactionnaire chrétienne » (p. 9) nostalgique d’une cohésion fantasmatique de la nation sous l’égide du divin. Le christianisme devrait plutôt conduire à « mettre en lumière les contradictions entre l’ordre du monde et la justice désirée par Dieu sur la terre » (p. 7).

Le premier chapitre propose une analyse de « notre situation politique » (p. 13-54). Les auteurs commencent par battre en brèche ce qu’ils appellent « le mythe de la dépolitisation » (p. 13), c’est-à-dire l’idée selon laquelle nos contemporains, parce qu’ils seraient rongés par un individualisme égoïste, tendraient à se désintéresser de la chose publique. Ils placent au contraire notre époque sous le signe de la « surpolitisation » (p. 13), si l’on accepte de voir que la politique, loin de se réduire au jeu électoral, traverse toute notre existence, jusque dans l’intimité : le capitalisme imprime sa marque aux objets que nous achetons, aux aliments que nous mangeons, aux activités que nous effectuons. Son pouvoir diffus et intrusif tend, de gré ou de force, à s’imposer à nous. Il peut alors susciter un sentiment de découragement et le repli sur soi, repli sur soi qu’il serait faux pour autant de réduire à un égocentrisme forcené. Pour dissiper le spectre d’un tel désarroi, les auteurs rallument l’espoir d’« une libération collective vis-à-vis du pouvoir surpolitisant » (p. 22), l’espoir d’une libération que la foi peut et doit stimuler au lieu de se réduire à un réconfort moral compensatoire. L’esprit évangélique, en effet, porte foncièrement à la critique des pouvoirs établis, non à leur légitimation. Suivre l’exemple du Christ n’implique pas de se détourner de la politique, mais de s’y projeter en refusant la « logique du pouvoir » au profit de la « logique du service » (p. 28). La « politique chrétienne » (p. 28) qu’esquissent alors Colrat, Giuliani et Waeles est tournée vers « la solidarité » et « la recherche du bien commun » (p. 30). Elle réclame aussi bien le respect inconditionnel de la personne humaine que la lutte contre les « structures objectivement néfastes » (p. 31). Elle s’épanouit dans « l’attention » (p. 52) à celles et ceux qui souffrent ou qui sont dans le besoin.

Le second chapitre, intitulé « urgence de la crise » (p. 55-71), plaide pour la fécondité de cette dernière. Le chrétien est fondamentalement en crise, parce qu’il se sait encore loin de l’exemple qui a été donné par le Christ : c’est cependant ce décalage même qui dynamise sa vie. La crise peut donc être la chance d’un approfondissement. Il importe toutefois de ne pas se laisser duper par la manière dont les pouvoirs en place l’instrumentalisent pour mieux se poser en sauveurs. Il incombe au chrétien de « devenir athée face aux promesses de salut répétitives formulées par les puissants » (p. 58-59), de rompre avec les messianismes frelatés, notamment, aujourd’hui, ceux qui annoncent la félicité par la productivité, par l’exaltation de la nation ou par la promulgation de lois sécuritaires. Les chrétiens sont surtout appelés à prendre pleinement conscience que le meurtre du Christ, parce qu’il « se poursuit à travers l’écrasement de tous les humiliés et de tous les dominés, à travers le maintien des mauvaises conditions de vie imposées aux plus pauvres » (p. 64), contredit l’idéal de communion auquel ils aspirent. Il revient alors aux catholiques d’œuvrer concrètement à faire avancer cette « promesse » (p. 71), main dans la main avec les humains de bonne volonté qui ne croient pas comme eux ou qui ne croient pas du tout. Il appartient aux uns comme aux autres de travailler à faire advenir toujours plus ce que Saint Augustin appelait « la cité de Dieu », et ce au sein même de la « la cité des hommes » (p. 67).

« Déciviliser le christianisme », le troisième chapitre (p. 73-108), après avoir constaté que la puissance occidentale décline, affirme qu’il serait vain de le regretter, parce qu’elle s’est bien souvent imposée comme un rouleau-compresseur déshumanisant. Les auteurs n’entendent donc pas « défendre la civilisation, si ce n’est contre elle-même » (p. 75). Ils invitent à goûter « l’efflorescence du monde », aux antipodes de toute « névrose unitariste » (p. 80). Ils se refusent à se replier sur une hypothétique « identité chrétienne », car ils vivent leur foi comme « une puissance de sortie de soi vers Dieu et vers les autres » (p. 81), comme un « appel à l’amour de notre prochain » (p. 84). Paul Colrat, Foucauld Giuliani et Anne Waeles fustigent donc « l’islamophobie de nombreux chrétiens » (p. 86), qu’ils décrivent comme un contre-témoignage aux relents néocoloniaux. Non seulement la foi des chrétiens n’est pas menacée par celle des musulmans, mais elle gagne à s’enrichir du dialogue avec eux, sans éluder les désaccords qui se feraient jour de part et d’autre. Si les trois auteurs entendent vivre intensément la « rencontre » (p. 91) avec les visages, divers, de l’islam, c’est qu’ils y perçoivent de nouvelles chances d’approcher le divin. Sur le versant politique de surcroît, les chrétiens ont su trouver des convergences avec des musulmans dans la lutte pour la justice, contre les inégalités sociales et contre le racisme.

La quatrième section de l’ouvrage passe du champ religieux au champ économique, en proposant de « destituer l’économisme » (p. 109-149). Les auteurs commencent par souligner l’absurdité du mode de production capitaliste : l’accaparement croissant des richesses de la terre par une minorité de la population mondiale a pour contrepartie l’appauvrissement de la majorité. Le système économique dominant produit ainsi « simultanément du superflu et du manque » (p. 110). Le christianisme appelle, à rebours d’une telle logique, à « une égalisation toujours plus exigeante des conditions de vie » (p. 112), à un juste partage de l’« abondance des biens » de ce monde dans le respect de « la diversité des formes de vie humaine » (p. 114-115). En s’appuyant sur les encycliques Populorum progressio de Paul VI (1967) ou Laudato Si’ de François (2015), ou encore sur la Doctrine sociale de l’Église, Paul Colrat, Foucauld Giuliani et Anne Waeles soutiennent que la propriété privée ne saurait être sacralisée : elle doit être subordonnée à la recherche du « bien commun » (p. 116). Aux chrétiens de tirer toutes les conséquences politiques d’un tel principe, en arrêtant notamment, comme ils le font parfois, de se montrer « complaisants avec la misère » (p. 118) ! Qu’un nombre étourdissant d’humains soient maintenus dans « l’absence du nécessaire » (p. 118) doit être perçu comme un scandale et signale l’urgence d’un « changement structurel » (p. 120). Le désir de contribuer à celui-ci ne conduit pas les auteurs à adhérer sans nuances à l’idéal écologiste de la « sobriété heureuse » (p. 120) : la quête de la tempérance ne suffit pas à faire notre bonheur, il manquerait alors « l’ouverture à la transcendance » et la « promesse d’une transfiguration réelle de notre être » (p. 121), que nous pouvons éprouver parce que « nous ne sommes pas seulement des êtres naturels » (p. 124). Si cette aspiration au dépassement de soi n’est pas prise en charge dans une perspective spirituelle, elle risque fort d’être captée, détournée et falsifiée par la publicité autant que par la soif d’accumulation matérielle. La « démesure chrétienne », féconde parce qu’elle nous élargit « à la dimension non mesurable de l’infini », pourrait servir d’antidote à cette « démesure capitaliste » qui « dévore la vie jusqu’à la menacer » (p. 122-123). Le capitalisme relève de la « mauvaise foi » (p. 122) car il prétend assurer le salut par l’économie, par l’exploitation effrénée du vivant : la « catastrophe écologique en cours » prouve sans conteste qu’une telle promesse relève du « mensonge systémique » (p. 128-129). Il importe bien plutôt d’habiter et de cultiver la nature avec « soin » (p. 135), sans la considérer comme « un monde pur intouchable » (p. 140) ni, surtout, la réduire à une « matière première » (p. 138). Il est tout aussi fondamental de revoir l’organisation du travail, afin de l’extraire des injonctions managériales à la performance et à la rentabilité qui le défigurent et l’empêchent, trop souvent, de concourir au bien commun.

Le cinquième chapitre de l’ouvrage, intitulé « L’homme crucifié » (p. 151-190) traite de la problématique de l’identité. Paul Colrat, Foucauld Giuliani et Anne Waeles avancent d’abord leurs réticences à envisager l’être humain comme un individu autosuffisant. En effet, nous ne sommes pas autonomes : nous naissons d’abord dépendants, et nous le restons à bien des égards durant toute notre vie. Nous ne pouvons pas non plus ignorer qu’en contexte néolibéral l’autonomie relève de l’« injonction » (p. 157) dont l’invocation sert à masquer la violence des rapports sociaux. En matière d’horizon politique, les trois auteurs se fixent donc moins l’autonomie que la recherche de « relations délivrées de la domination et de l’oppression » (p. 158) et, plutôt que de reprendre à leur compte la « fiction de l’individu » (p. 159), ils considèrent l’être humain comme une personne « indéfinissable » en laquelle « la relation prime sur la substance » (p. 153). Cette personne s’inscrit tout à la fois dans la nature et dans la culture. L’assigner à « sa prétendue nature », comme le font nombre de catholiques conservateurs, est donc dangereux : c’est naturaliser des hiérarchisations sociales et des stéréotypes de genres tout à fait contestables. Or il n’y a pas lieu, notamment, d’opposer une « prétendue nature féminine » portée vers la sentimentalité et le dévouement à une « prétendue nature masculine » fondée sur l’autorité, la raison ou la force physique (p. 160 puis 172-180). Sans nier « la richesse de l’altérité entre les hommes et les femmes », les auteurs invitent à ne pas la regarder comme « essentielle », « naturelle » et donc « indépassable » (p. 180-181) : l’enjeu serait de sortir de la domination masculine pour rompre avec ce que les normes de genre peuvent avoir de réducteur et parfois d’oppressif. La personne ne saurait donc se donner pour but de coïncider avec une nature très hypothétique, elle progressera davantage en répondant en toute liberté aux « appels de Dieu », aux « appels de [ses] frères » dont les « besoins nécessaires à la vie matérielle et spirituelle » ne sont pas comblés (p. 163). Nous serons ainsi, dans la singularité de notre existence, un reflet unique de l’amour de Dieu. Par là même, nous approfondirons d’une manière libératrice la connaissance que nous avons de nous-mêmes, connaissance que les sciences humaines peuvent aussi nourrir – si nous ne les confondons pas avec les techniques de développement personnel, avec l’approche neuroscientifique ou avec le coaching que sous-entendent une vision « réductionniste » (p. 169) et utilitariste de l’humain, au service des exigences du marché.

La fin du chapitre cinq exprime un net refus de la GPA, en le décrivant comme le symbole même de l’aliénation des femmes et de la marchandisation capitaliste. Le dernier chapitre de l’ouvrage, « Déconstruire “la vie” et “la famille” » (p. 191-212), approfondit le propos sur les questions bioéthiques, en commençant par critiquer les deux composantes de ce mot, “bio” et “éthique”. L’appel au “respect de la vie” et son corollaire, la fulmination contre une prétendue “culture de mort”, sonnent faux aux oreilles de nos trois auteurs, parce que les promoteurs de ces mots d’ordre ont fréquemment tendance à oublier « les vies broyées par les pouvoirs » comme celles des « migrants » et des « exploités » (p. 191). Paul Colrat, Foucauld Giuliani et Anne Waeles jugent qu’au lieu de culpabiliser les femmes qui ont recours à l’avortement, il serait préférable de s’interroger sur la pression imposée par la course à la rentabilité socialement dominante, qui n’incline pas à accepter « l’advenue de l’enfant » (p. 194) : si l’on veut limiter le nombre des avortements, ne faudrait-il pas d’abord « garantir la liberté de consacrer du temps à autre chose qu’au travail », ce qui passerait nécessairement par une « politique féministe » et par « une politique sociale fortement égalitaire » instaurant par exemple un « salaire à vie » (p. 195) ? Les auteurs refusent également de “défendre la famille”, en invitant à considérer toute l’ambivalence de celle-ci. La famille, de fait, peut autant contribuer au bonheur de ses membres que les aliéner, notamment quand elle se réduit à une « construction capitaliste destinée à conserver le patrimoine avec le moins de déperdition possible » (p. 205) et quand elle baigne dans une atmosphère patriarcale dont les normes peuvent être étouffantes : ainsi, un nombre conséquent de jeunes femmes demandent à avorter pour ne pas donner naissance à un enfant hors mariage. Le chapitre se clôt par un appel à ne pas réduire à des leçons de morale les questions qui ont trait à la sexualité ou à l’euthanasie : le christianisme ne se réduit pas à une somme de commandements formels qu’il faudrait suivre, il est surtout une invitation à nous libérer de tous les enfermements qui nous menacent, ce qui ne peut se faire sans une réflexion politique solide. Les trois auteurs en viennent à prôner une « antipolitique » qui consisterait en « une lutte au sein même de la politique contre toutes les réductions que les pouvoirs font subir à la personne humaine » (p. 212).

 

II. Critique

 

L’ouvrage aborde essentiellement d’un point de vue religieux la question politique (et la question religieuse). On peut néanmoins regretter qu’il ne cherche pas davantage à adopter la démarche inverse, qui consisterait à poser la question religieuse d’un point de vue politique. Les auteurs se servent nettement plus des mots et de l’imaginaire du christianisme que des outils des sciences sociales. Un tel choix, en plus de rendre la lecture de l’ouvrage vraisemblablement difficile pour un non-initié, limite la portée de l’interrogation sur le fonctionnement concret de l’église.

Les auteurs ne consacrent à la pédocriminalité dans celle-ci que deux courts paragraphes, certes incisifs (pages 32-33). Ils parlent des prêtres en des termes que l’on peut estimer un peu trop unilatéralement idylliques (« … quand l’un de nous, vieillard de blanc vêtu, prend la parole, tout le monde écoute », page 45). Ils n’abordent pas du tout la question des rapports entre les clercs et les laïcs. Curieusement, à moins que ce ne soit modestement, ils ne parlent du Dorothy ou du Simone que par toutes petites touches (une phrase p. 44, un paragraphe p. 75-76, quelques lignes p. 97 puis p. 106), même si l’on imagine que cette double expérience associative irrigue en profondeur la réflexion, notamment la méditation sur un « enracinement » non fétichiste et ouvert à l’altérité (section des p. 99-108). Ils consacrent une petite phrase au groupe de chrétiens qui s’efforcent de vivre conformément à leurs convictions écologiques dans le village bien nommé de La Bénisson-Dieu (p. 120). Ils parlent beaucoup en revanche de la paroisse, en présentant son écosystème comme l’échelle à privilégier pour la revitalisation du christianisme qu’ils appellent de leurs vœux (p. 41-54). Même s’ils évoquent avec beaucoup de force de conviction les missions qu’ils voudraient la voir jouer, en insistant sur sa convivialité, sur sa créativité tous azimuts ou sur son hospitalité, à l’égard des migrants en particulier, on conviendra que mettre en avant la paroisse est tout sauf une idée neuve. Nous ne trouverons guère à penser sur le système pyramidal de la monarchie catholique, sur la place des communautés de laïcs, ou encore sur la place des femmes dans l’institution religieuse (une phrase sur ce sujet, p. 178). La réflexion sur les formes que pourrait prendre l’église à l’avenir demeure ainsi assez limitée.

Une approche socio-historique viendrait donc utilement polir, nuancer et contrebalancer l’abstraction philosophico-théologique dans ce qu’elle peut avoir de massif, de généralisant ou d’injonctif. On a parfois l’impression que les auteurs parlent moins de l’Église telle qu’elle est que de l’Église telle qu’ils voudraient qu’elle soit, au risque de l’excès d’intellectualisme ou d’un certain irénisme. Ils avancent par exemple que « chaque fois que nous disons “nous” pour signifier “nous, catholiques bourgeois”, “nous, catholiques de gauche”, “nous, catholiques français”, “nous, catholiques romains”, ou encore “nous, hommes catholiques”, nous préférons une appartenance à un groupe social à notre appartenance au Christ. Si catholique signifie “universel”, être catholique ne doit pas supporter d’adjectif » (p. 81-82). Les auteurs ajoutent un peu plus bas qu’ils ne nient pas ce type de « spécificités », mais qu’elles sont « appelées à être secondaires par rapport à l’appel à suivre le Christ » (p. 82). Ce type de propos nous semble confondre quelque peu le rêve et la réalité. L’espoir de voir se réaliser l’union des hommes en Dieu n’exclut pourtant pas des tensions sensibles au sein de l’église présente, des différences de positionnement claires, des clivages probablement difficiles à résoudre, qui font la richesse plurielle du monde catholique. L’écriture même de La Communion qui vient témoigne d’un tel état de fait, le livre met d’ailleurs aussi en garde contre « l’illusion de l’unité » et « l’écrasement des singularités » (p. 84), et note que l’unité de la communauté chrétienne est nécessairement « inachevée » sur cette terre (p. 86). Si le titre de l’ouvrage annonce une communion en la conjuguant au futur proche, c’est sous le coup d’une ferveur proactive qui se voudrait performative, mais qui, pour être flamboyante, relève parfois d’un optimisme que l’on peut trouver quelque peu excessif. Le propos gagne ainsi en vision prophétique et en hauteur théorique ce qu’il perd en précision descriptive et analytique – à notre goût du moins ! La Communion qui vient, sur ces différents terrains, nous apparaît comme le symétrique inversé du Plaidoyer pour un nouvel engagement chrétien, le livre écrit dans un esprit assez comparable par Pierre-Louis Choquet, Jean-Victor Elie et Anne Guillard en 2017 : ce manifeste percutant était davantage informé sur le plan socio-historique, mais plus étroitement lié à l’actualité, et moins dense au niveau conceptuel.

L’effort que produisent Paul Colrat, Foucauld Giuliani et Anne Waeles dans l’élaboration des idées, couplé à la nécessité de la discussion critique, conduit à beaucoup d’énoncés paradoxaux qui n’en sont pas moins assertifs, du type “le christianisme n’est pas ceci, mais plutôt cela” : « Nous adorons comme roi non un guerrier victorieux, mais un crucifié, figure de celui qui a renoncé à tous les pouvoirs » (p. 36) ; « La prière n’est pas un refuge consolant qui nous protège du monde, ni la recherche de notre propre salut, elle est ce qui constitue la paroisse dans sa vocation politique » (p. 53) ; « Le Christ n’a pas mis de l’ordre, il a désordonné le faux ordre et cela non par goût de la confusion, mais de la communion » (p. 71) ; etc. Ces effets de style un peu trop systématiques sont pris néanmoins dans une verve générale enthousiasmante, qu’assaisonnent fréquemment les mots des poètes, de Baudelaire à Jaccottet en passant par Mallarmé ou Michaux. La Communion qui vient est, en somme, un ouvrage exigeant, mais plaisant et joyeux, qui se lit lentement et se déguste page à page.

Paul Colrat, Foucauld Giuliani et Anne Waeles refusent l’étiquette de “cathos de gauche”. Le premier écrit parfois dans la revue Limite qui ne relève pas, il est vrai, de cette orientation, tant elle flirte avec un certain confusionnisme. Les trois auteurs se montrent passablement conservateurs dans leur critique, non seulement de la GPA, mais de la PMA ; ils suggèrent d’ailleurs, dans leur ultime chapitre, qu’ils viennent de milieux de droite. Ils ajoutent cependant qu’ils s’en sont progressivement détachés à la suite de la Manif pour tous, à laquelle ils ont participé en 2012-2013, mais qu’ils ont vécu comme une désillusion et qu’ils décrivent comme « la source d’une honte durable », liée au souvenir d’avoir défilé avec « des gens intolérants, homophobes et même racistes » (p. 200). La lecture de La Communion qui vient atteste l’ampleur du chemin parcouru. C’est en approfondissant conjointement leur foi et leurs analyses politiques que les auteurs se sont “gauchisés” au fil des années, jusqu’à s’appuyer explicitement sur la théologie de la libération (p. 66, 97, 162-163) ou sur le personnalisme d’Emmanuel Mounier (p. 161). Le beau livre philosophico-théologique qu’ils nous livrent aujourd’hui est un témoignage porteur d’espoir, qui prouve d’une manière éclatante que le christianisme, y compris dans ses générations les plus jeunes, est loin d’être voué à une “zemmourisation” délétère. Si les trois auteurs ne souhaitent pas être estampillés “cathos de gauche”, c’est probablement en définitive pour se démarquer de leurs aînés : l’envie de s’enfouir dans la société ne s’accompagne pas de la tentation de s’enfuir de l’église, mais d’une volonté de contribuer à ce que celle-ci change de l’intérieur.

 

Yann des Entommeures, janvier 2022

 

1- Nous avons un aperçu du fonctionnement des lieux au début du reportage réalisé par Henrik Lindell pour La Vie (n° du 29 septembre 2021), à l’occasion de la parution du livre (https://www.lavie.fr/actualite/societe/les-auteurs-de-la-communion-qui-vient-plaident-pour-linstauration-dun-catechisme-revolutionnaire-78082.php).

 

2- Foucauld Giuliani n’a pas non plus hésité à aller croiser le fer, non sans panache, avec Chantal Delsol et Jean-Marie Guénois sur le plateau de l’émission de KTO « L’esprit des lettres » en octobre 2021 (voir notamment la seconde partie de l’émission, à partir de 1h03’) : https://www.youtube.com/watch?v=cG__fbkfUkk

 

3- Voir Philippe Corcuff, La grande confusion. Comment l’extrême droite gagne la bataille des idées, Paris, Textuel, « Petite encyclopédie critique », 2021, p. 513-515.

 

4- Céline Béraud, dans le compte rendu du livre qu’elle donne dans la revue Projet le 10 décembre 2021 (https://www.revue-projet.com/comptes-rendus/2021-12-beraud-la-communion-qui-vient/10924), estime que les trois auteurs sont inclassables : « On ne peut pas les classer du côté des catholiques “d’identité” pas plus que de celui des catholiques “d’ouverture”. De même, la grille politique droite/gauche comme celle opposant “conservateurs” et “progressistes”, que les auteurs récusent ici explicitement, ne semblent guère davantage opérantes ». Dans une interview sur le site Philitt datée du 4 novembre 2021 (https://philitt.fr/2021/11/04/foucauld-giuliani-lexistence-du-christ-est-profondement-politique/), Foucauld Giuliani avance qu’« une personne peut tout à fait s’inscrire dans la logique de communion [dont il est question dans le livre], tout en refusant l’étiquette de chrétien ». Il me semble que, de la même façon, les auteurs de La Communion qui vient peuvent très bien s’inscrire dans une pensée de gauche tout en refusant l’estampille. Les idées défendues dans le livre me semblent montrer suffisamment que les auteurs sont des « catholiques d’ouverture », de « gauche » ou « progressistes ». Au lecteur de ce compte rendu de se faire une idée !

Lire avec un fichier PDF

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article