J'espère posséder la joie quand je pourrais être au service total de Dieu, c'est-à-dire quand je pratiquerai à fond mon christianisme
Suite du journal - histoire d’une vocation - en toute transparence pour en déceler l’authenticité.
Dimanche 7 février 1960
Le bac ou tout au moins sa préparation m'accapare beaucoup. Je ne pense à rien sinon aux maths ou à la dissertation à faire. En un mot, ma vie privée, le travail de ma conscience semble se taire, s’étioler. Est-ce bon ? Oui et non ; en tout cas, je suis dans un état stable. C'est-à-dire ni heureux ni malheureux. Le travail m'empêche de penser et par là même d'avoir des idées noires, mais en ne pensant pas, je me sens vide. En ne pensant pas, je m'écarte de ce qui est ma seconde raison d'être, la première étant le travail (pour l’instant). Je m'écarte de la JEC, ce qui est tout de même important, car c'est une erreur ou cela me semble ainsi.
Lundi 8 février 1960
Le travail a-t-il un bénéfice quelconque ? Les esprits sûrs d’eux, sans hésiter répondent : « mais bien sûr ». Pour moi j'en doute ; les résultats de mes travaux sont faibles et la chose est certaine, je n'aurai pas mon bac première manche.
Mercredi 10 février 1960
La confession : y aller souvent, y aller chaque semaine ou chaque quinzaine pour dire les mêmes choses. Est-ce utile de dire les mêmes choses ? N'est-ce pas un abus d'aller trop souvent à confesse ? Je ne peux répondre à toutes ces questions, car j'ignore le degré d'indulgence de Dieu.
Jeudi 11 février 1960
La mort : elle ne me fait pas peur et cette position me fait penser à l'ingratitude.
Maman va subir une opération et j’envisage le cas de sa mort au cours de cette opération. Je ne me vois pas pleurer, même pas dans la peine et ceci, peut-être parce que la mort offre quelque chose de plus et de vrai. Pourtant, je devrais m'attrister de la perte d'une mère. Ne trouvant pas de raison de m’attrister, je finis par penser que le moment même de la mort, au moment de son arrivée, je ne penserais pas de même et que mes réactions seraient moins froides.
Dimanche 21 février 1960
Suis-je fou ? Oui, je suis fou ; mes réactions le prouvent et je veux le prouver. Par exemple j'échappe volontairement mon verre de table en faisant remarquer : « voyez je suis fou » et les camarades du carré répondent : « il est fou ». Généralement, la suite d'un tel repas se passe sans que je dise un mot. Si je ne suis pas fou, je suis tout au moins déséquilibré. L'inspecteur me le fit remarquer une fois : « je ne sais pas si cela va toujours très bien, cela est grave, surveillez-vous ». Cette phrase, plus que n'importe quelle autre, me marqua beaucoup et à ce moment j'ai pensé qu'il serait bon de consulter un psychiatre. Cette consultation me faisait rire et me plaisait ; voilà une preuve de plus de ma folie.
Afin de me prouver mon état, j'envisage les circonstances dans lesquelles je deviendrais vraiment fou : un mois à l’ombre ; c'est-à-dire un mois à rester à la boîte sans pouvoir mettre les pieds un après-midi dans les rues. La vie de solitude me rendrait ainsi, et les sarcasmes des camarades pourraient renforcer cet état. Notons que je subis l'influence d'un camarade, Herody qui, lui, se plaît dans cette idée très moderne. La folie est proche du génie et désirant être un génie il se rapproche de la folie. Il en est un peu de même pour moi. Peut-être est-ce du snobisme, mais qu'est-ce qu'un snob ? Pour le snob, le normal est snob et pour le normal le snob est snob.
Ce jour, en plus de cet état de déséquilibre j'apprends la mort de la mère de Mazen et nous parlons à table de ce sujet. Les opinions sont assez variées. Ainsi, Simondet est purement indifférent devant elle. Son indifférence est semblable à la mienne, mais elle diffère sur le plan religieux. Pour lui la mort est une conséquence naturelle, pour moi elle est une action surnaturelle. La plupart des autres camarades ont horreur de la mort et il ne voudrait absolument pas la voir arriver. Ceci ne m'empêche pas de m'endormir en pensant que demain il serait bon que je ne me réveille pas.
Mardi 23 février 1960
Mon instinct sexuel se fait terriblement sentir. J’ai envie de sortir et de causer ou plutôt flirter avec ce que je trouverai de plus joli. Et avec ceci, ce qui est normal, je m'éloigne de Dieu. La prière ne me dit plus rien (si elle m'a dit un jour quelque chose) et je ne me rends plus à Notre-Dame du port où je suis le mieux pour prier. La JEC me fatigue ; elle devient une contrainte et non un plaisir ; au début c'était un plaisir. Les cadets JEC me paraissent plus involontaires que jamais ; il me dégoûte. Et puis j'ai le cafard ; l'idée de me tuer, une idée stupide, revient souvent. Cet état d’âme est compréhensible : coffré durant un mois, je ne peux pas sortir. Le patron l'interdit et pourquoi ? Pour avoir manqué quatre heures de cours à la suite de deux jours de vacances. Est-ce une juste raison ? Le travail ne me dit rien, le bac m'a fatigué et j'ai l'impression que tout est terminé, que je suis en juin, que la classe est finie pour cette année ; mais c'est faux : il faut recommencer une deuxième fois, il faut travailler encore et travailler à des choses qui ne me plaisent pas : les maths, le dessin industriel…
Bref, le travail me barbe ; je suis fatigué.
Jeudi 25 février 1960
Je veux vivre avec les autres, parmi les autres. La solitude me déplaît et elle n'est pas compatible avec mon caractère. Elle est inutile et nuisible ; elle ne sert à rien pour les autres. Je veux ma vie au service des autres ; ma vie doit aider les autres et constamment. Mais ainsi, quand je lis, je suis seul et je m'écarte des autres. Cela n'est pas bien de s’isoler. Pourtant j'aime lire. Dois-je lire ?
Que de questions qui augmentent l'intensité de ma névrose. J'ai peur des résultats de cette première manche, je suis tendu, énervé. J'en ai marre, tout me dégoutte, les maths en premier.
Oh là ! Où vas-tu ? Il ne faut pas que je me laisse emporter par cette névrose : j'y suis si bien et elle si nocive. Névrose stupide à cause de toi je n'ai de goût pour rien ; les autres me déplaisent, me dégoûtent, m’ennuient. J'aimerais être seul. Je suis triste et pourtant, je trouve du bonheur dans cette tristesse, dans cette mélancolie. Et je résiste à la mélancolie et souvent j’y retombe. Et j'en parle aux camarades qui s'en foutent ; ils ont d'autres chats à fouetter ceux de ma classe. Mais j'en parle aussi aux plus jeunes, à Mazen par exemple et Mazen vient d'être éprouvé par la mort de sa mère. Non, il ne faut pas que je transmette ma névrose à ce type. Je ne dois pas l'influencer, je ne dois pas lui présenter agréablement le dégoût. Et je dois faire attention à mes paroles de désespoir. Celles-ci frappent quelques fois beaucoup d’où leur importance. Et les paroles ne sont pas indifférentes à Mazen.
Lundi 29 février 1960
Ai-je une conception spéciale du plaisir, du flirt ? Toujours est-il que je ne suis jamais d'accord avec mes camarades de pension. Ils trouvent le flirt moderne permis ; pas moi. Ils trouvent de la joie dans le plaisir pas moi. Je ne me plais pas sur terre et eux ils s’y plaisent. Est-ce anormal ?
Fort possible ; un chrétien doit être heureux. Aussi mon christianisme ne doit pas être juste, car lui, il apporte le bonheur et je ne le trouve pas. Peut-être le sera-t-il plus tard ? Juste j'entends. J'espère posséder la joie quand je pourrais être au service total de Dieu, c'est-à-dire quand je pratiquerais à fond mon christianisme qui alors sera vrai.