Les fidèles ont besoin de responsables capables d’organiser les communautés, mais aucun caractère sacré ne devrait être associé à ce service
Demain, à la rencontre de mon équipe pradosienne, nous sommes invités à échanger à partir de l’entretien de Danièle Hervieu-Léger. Le propos se situe pleinement dans la ligne de mes pages précédentes, notamment le commentaire de Jacques.
Je recopie l’invitation à venir à cette réunion d’équipe pradosienne :
Chers frères,
Bonjour et bel été à vous!
Voici ce que je viens vous proposer pour notre rencontre de juillet.
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Tour de table sur nos préoccupations
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Etude d'évangile du jour ou du dimanche
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Partage, échange autour de l'interview "Le catholicisme de demain sera diasporique ou ne sera pas" de la sociologue Danièle Hervieu-Léger, publiée dans Le Monde le 26 juin 2022. Quelle résonance a son propos? Quelles sont nos attentes du Synode sur la Synodalité par rapport à l'image du prêtre? Quel avenir pour l'Eglise?
Fraternellement,
Bienvenu
Le Monde - Le catholicisme de demain sera diasporique ou ne sera pas »
Selon la sociologue Danièle Hervieu-Léger, pour survivre, l’Eglise doit sortir de son système d’autorité centralisatrice et remettre en cause la sacralité du prêtre. Elle « n’échappera sans doute pas à cette leçon de la Réforme protestante », assure-t-elle dans un entretien au « Monde ».
Propos recueillis par Cyprien Mycinski
Publié le 26 juin 2022
Depuis cinquante ans, Danièle Hervieu-Léger scrute l’évolution du catholicisme, notamment occidental. Directrice d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS), elle publie avec le sociologue Jean-Louis Schlegel Vers l’implosion ? Entretiens sur le présent et l’avenir du catholicisme (Seuil, 400 pages, 23,50 euros) ainsi qu’un ouvrage plus personnel sur son parcours, Religion, utopie et mémoire (Editions de l’EHESS, 168 pages, 9,80 euros), sous la forme d’un entretien avec l’historien Pierre-Antoine Fabre. Alors que le catholicisme français connaît une actualité mouvementée (consultation des fidèles en vue du synode sur la synodalité, suspension des ordinations dans le Var, etc.), elle délivre un diagnostic sans concession sur l’état de l’Eglise.
Il y a quelques mois, le rapport Sauvé a révélé l’ampleur des agressions sexuelles au sein de l’Eglise catholique française. Selon vous, que signifie cette crise ?
Cette crise est gravissime pour l’Eglise. Elle ne témoigne pas de l’existence de problèmes temporaires que l’on pourrait résoudre : elle révèle une faillite générale du système romain. La spécificité de cette crise est en effet qu’elle met au jour la dérive d’un système de pouvoir dans l’Eglise. C’est pour cela que l’on a souligné le caractère « systémique » des abus, qui ne peuvent être réduits aux errances de quelques individus.
L’Eglise catholique, au moins depuis le concile de Trente (1545-1563), s’est construite sur la sacralisation de la figure du prêtre. Celui-ci a un statut distinct des fidèles, il appartient à un état supérieur. Cette séparation d’avec le commun des baptisés implique le corps du prêtre, à travers le célibat, auquel il est astreint depuis la réforme grégorienne (1073-1085), et qui fait de lui un être à part.
La fonction sacerdotale, dans l’Eglise catholique, n’est donc pas fondée d’abord sur la capacité d’un homme à répondre aux besoins spirituels d’une communauté de croyants. Elle manifeste l’élection divine du prêtre, ce qui le place au-dessus de cette communauté et lui donne un pouvoir gigantesque. Le prêtre est le médiateur privilégié, sinon unique, de la relation des fidèles catholiques au divin : le Christ est présent dans les gestes sacramentaires que pose le prêtre.
Il faut comprendre que cette sacralisation du prêtre limite considérablement la possibilité de s’opposer à un abus qu’il commet. Comment peut-on se révolter contre un tel acte, comment même peut-on se percevoir comme une victime quand l’agresseur se prévaut d’une relation à la puissance divine ? Les abus sexuels, dans ce contexte, sont donc toujours aussi des abus spirituels et des abus de pouvoir.
Aucun caractère sacré ne devrait être associé à la personne même du ministre du culte…
A cela s’ajoute la « culture du secret », très présente dans l’Eglise catholique. L’institution a l’habitude de laver son linge sale en famille et entend tout régler en interne : le problème est qu’elle le fait quand elle est confrontée aux fautes que commettent ses membres, mais aussi quand ces derniers se rendent coupables de crimes… La crise, comme on voit, est donc d’une profondeur extrême. Face à cela, la reconnaissance des agressions et leur réparation sont fondamentales, et l’Eglise s’y est engagée. Néanmoins, ce ne sera pas suffisant : selon moi, cette crise nécessite d’aller beaucoup plus loin. L’Eglise catholique doit accepter de se transformer radicalement.
D’après vous, comment l’Eglise doit-elle évoluer ?
En purgeant la relation entre le fidèle et le prêtre de sa dimension sacrale ! Les fidèles ont bien sûr besoin de responsables capables d’organiser les communautés, mais aucun caractère sacré ne devrait être associé à la personne même du ministre du culte. De ce point de vue, ordonner des hommes mariés ou donner aux femmes l’accès au sacerdoce ne constituerait pas seulement des avancées : en cessant de faire du sacerdoce un état à part, cela signifierait une redéfinition complète de la conception même de la responsabilité ministérielle.
Ne serait-ce pas une forme de « protestantisation » du catholicisme ?
Si, mais l’Eglise romaine n’échappera sans doute pas à cette leçon de la Réforme protestante. Celle-ci a, entre autres, exclu toute mise à part sacrale des ministres du culte. Elle n’a jamais fait du pasteur un être supérieur aux fidèles ordinaires. Son autorité lui vient de sa compétence théologique et de la confiance que lui font les fidèles.
Si l’Eglise romaine donne un contenu concret à sa reconnaissance de la pleine égalité de tous les baptisés, en même temps qu’à l’égalité des sexes, elle devra d’une manière ou d’une autre évoluer dans ce sens. C’est la condition pour que la définition de l’Eglise comme peuple des baptisés prenne réellement corps et fasse sens dans des sociétés démocratiques où la parité est devenue une exigence collective.
Ce serait une transformation radicale… Vous semble-t-elle envisageable dans un avenir proche ?
La sociologie n’est pas la prospective et je ne me risquerai pas à des pronostics. Pour évaluer les évolutions possibles, il faut d’abord regarder les rapports de force internes au sein de l’Eglise catholique. Il est évident que des courants puissants à l’intérieur de l’Eglise ne souhaitent pas une telle transformation. Ceux que l’on appelle – pour faire bref – les « tradis » semblent plutôt peser activement en faveur du renforcement du système existant. Leur conviction est que l’organisation et le fonctionnement de l’institution manifestent par eux-mêmes la continuité du « christianisme de toujours », incarné dans l’Eglise romaine supposée immuable. C’est une illusion évidemment, puisque l’Eglise, comme toute institution historique, n’a pas cessé d’évoluer au fil des siècles.
La forme que nous lui connaissons aujourd’hui, mise en place au concile de Trente, s’est structurée au XIXe siècle, en portant une emphase extraordinaire sur la figure du prêtre. Nous vivons dans un monde instable et changeant et, face aux incertitudes, on souhaite se raccrocher à des choses qui, elles, ne bougent pas. Les « tradis » considèrent que l’immuabilité supposée du système romain reflète l’éternité de l’Eglise. C’est sans doute rassurant, mais c’est faux.
Dans l’Eglise d’aujourd’hui, ce courant a des assises solides et une aile militante, organisée, pour qui la défense de l’ordre catholique est un enjeu politique. Elle a su se rendre très visible, et c’est elle qui porte de la façon la plus active l’opposition aux tentatives de réforme lancées par le pape François. Pour autant, si les « tradis » sont une force bien réelle dans l’Eglise, il ne faut pas considérer qu’ils sont le seul courant existant en son sein. De nombreux catholiques souhaitent pour leur part que l’Eglise évolue en profondeur.
Le manque de prêtres est aujourd’hui criant dans les pays européens… Comment les « tradis » imaginent-ils faire face à ce problème ?
Effectivement, il y a de moins en moins de prêtres en Europe et l’espoir d’un renouveau massif des vocations est une vue de l’esprit. Ce pourrait être là un principe de réalité obligeant à faire bouger les lignes dans l’institution. S’il n’y a plus de candidats au sacerdoce, il ne reste plus grand-chose, à terme, ni de la figure sacrée du prêtre, ni de la forme paroissiale de la sociabilité catholique à laquelle celui-ci préside. Les instituts de formation de prêtres (Saint-Martin, Bon Pasteur, etc.) dont on met en avant les modes de recrutement et de formation séduisent les catholiques conservateurs, mais sont très loin de répondre à la pénurie qui s’aggrave.
« Le synode pourrait induire une forme de démocratisation de l’Eglise catholique, ce serait loin d’être anodin ! »
Face au manque de prêtres, les catholiques se trouvent très démunis et dans une situation d’autant plus fragile que l’auto-organisation communautaire ne leur est pas spontanée. Puisque tout repose sur le prêtre en matière de célébration, les fidèles n’ont pas appris à s’organiser par eux-mêmes à l’échelle locale, ni à se choisir des responsables communautaires. Au regard de l’évolution de la démographie cléricale, il va pourtant falloir qu’ils s’y mettent très rapidement…
De ce point de vue, on remarque que, lors de la pandémie de Covid-19, la mise en suspens obligée de la vie culturelle en paroisse a pu avoir un rôle d’accélérateur de cette auto-organisation. De petites fraternités réunissant quelques individus ou quelques familles se sont mises sur pied à échelle très locale pour partager leur foi de manière autonome. C’est une forme de sociabilité catholique d’un genre nouveau qui pourrait se développer dans les prochaines années.
Vous avez régulièrement évoqué des courants aux orientations très différentes au sein de l’Eglise catholique : vous paraît-il possible de les faire coexister à l’intérieur d’un même ensemble ?
Une grande diversité existe en effet dans l’Eglise : pour prendre le cas français et en opposant de manière un peu grossière les « identitaires » aux « catholiques d’ouverture », disons que les gens de l’Opus Dei n’ont probablement pas grand-chose à dire à ceux de la Conférence catholique des baptisé(e)s francophones… Pour le moment, tout le monde se réfère plus ou moins formellement à Rome, ce qui préserve l’unité. Mais cela pourrait ne pas durer. Afin d’éviter l’explosion incontrôlée de l’ensemble, il faudrait qu’émergent des modes de régulation préservant l’autonomie des communautés.
Voyez la situation des protestants français : il y a des écarts et même des contradictions fortes entre luthériens, réformés et évangéliques. Pourtant, en habitant leur religion de manière fort différente, ces courants se reconnaissent mutuellement au sein d’une organisation fédérative qui assure une communion sans briser la diversité.
Le système romain fait que l’Eglise mesure son unité à l’aune de son uniformité doctrinale et organisationnelle. Longtemps cette vision de l’unité s’est incarnée dans une civilisation paroissiale au moins formellement homogène. Celle-ci, on le sait, est en phase ultime de disparition. La sociabilité catholique se déplace aujourd’hui du côté de regroupements affinitaires et mobiles, de plus en plus désemboîtés du cadre territorial de la paroisse. Le catholicisme de demain, selon moi, sera un catholicisme « diasporique » ou ne sera pas.
Vous avez évoqué les tentatives de réforme du pape François. Vous paraît-il en mesure de faire évoluer l’Eglise ?
Le pape François est un vieux monsieur de 85 ans qui ne peut pas faire bouger l’Eglise universelle tout seul. On voit en tout cas les limites de son action. Il procède souvent en évoquant des évolutions qui suscitent des hostilités l’obligeant à faire marche arrière ou au moins à ne rien toucher. Ce fut très net au moment du synode sur l’Amazonie de 2020. Le déficit majeur de prêtres dans cette région a conduit les évêques à mettre sur la table la possibilité d’ordonner des hommes mariés, et François semblait ouvert à cette idée. Mais finalement, aucune avancée n’a eu lieu.
Comment expliquez-vous qu’il se soit montré si timoré ?
La peur du schisme obsède l’Eglise catholique. Depuis la grande rupture de la Réforme, cette crainte gouverne l’action des pontifes romains, et le schisme lefebvriste au moment du concile Vatican II l’a considérablement réactivée. Jean Paul II ou Benoît XVI ont activement cherché, par une politique de compromis, à résorber la dissidence intégriste. Mais si François semble décidé à ne pas laisser l’ouverture aux « tradis » mettre en cause l’héritage de Vatican II, s’il est persuadé de l’urgence de faire évoluer l’Eglise et de mettre à bas le système clérical qui est devenu son principal poison, il n’en apparaît pas moins paralysé à l’idée de casser l’Eglise catholique en deux. Il semble du même coup replier son action sur une stratégie des petits pas.
C’est très net à propos de la place des femmes dans l’Eglise. Il leur ouvre l’accès à des responsabilités institutionnelles élevées à la Curie, mais il sait parfaitement que, s’il leur donnait accès à des fonctions sacramentaires de plein exercice, l’Eglise exploserait. Il s’en tient donc à de petites réformes, en officialisant par exemple le fait qu’elles puissent participer à la célébration du culte comme lectrices ou comme acolytes, ou en insistant sur le fait que les petites filles peuvent être enfants de chœur aussi bien que les petits garçons. Vu de loin, cela peut sembler plus que modeste. En réalité, c’est plus important qu’il n’y paraît. Cela signifie en effet que les femmes peuvent entrer dans le chœur, c’est-à-dire dans l’endroit le plus sacré de l’église, le lieu de célébration de l’eucharistie. Cela signifie donc que le corps des femmes n’est pas inapte au sacré.
Dans une société comme la nôtre, on pourrait se dire que c’est une évidence, mais certains y voient une menace pour l’édifice et s’y opposent autant qu’ils peuvent. Le geste de François, si limité soit-il, ouvre une brèche. Le chemin qui reste vers une égalité effective entre hommes et femmes dans l’Eglise sera long.
François défend aussi régulièrement le concile Vatican II face à des conservateurs qui ne l’ont jamais complètement accepté. N’est-ce pas, là aussi, une manière de faire évoluer l’Eglise ?
C’est très important, mais, en même temps, la défense de l’héritage de Vatican II (1962-1965) ne peut pas suffire, aujourd’hui, pour assurer la réforme radicale du système romain. Car Vatican II est, à certains égards, arrivé trop tard. L’aggiornamento, la « mise à jour » de l’Eglise romaine, s’est fait très exactement au moment de la révolution culturelle des années 1960. Vatican II a été immédiatement percuté par le grand virage culturel que les sociétés modernes ont connu au même moment.
La réponse de l’Eglise à la formidable révolution introduite par l’accès des femmes à la maîtrise de leur fécondité, ce fut la réitération du discours de l’interdit et de la norme : l’encyclique Humanae Vitae (1968), qui proscrit la contraception, a eu des conséquences dramatiques pour la crédibilité de l’institution.
La deuxième grande limite de Vatican II, ce sont ses ambiguïtés fondamentales qui n’ont jamais été tranchées, toujours par peur du schisme. Prenons l’exemple de la notion d’Eglise comme « peuple de Dieu ». Qu’est-ce que cela signifie ?
Pour certains, cela implique l’ouverture à une conception plus « démocratique » du gouvernement du corps des baptisés. Pour d’autres, les fidèles doivent toujours être pilotés par des prêtres. Les conclusions de Vatican II, sur bien des points, restent donc très floues. Dans l’Eglise, certains veulent les interpréter a minima, d’autres veulent au contraire aller au bout de la dynamique d’adaptation à la modernité initiée par le concile. Mais rien n’est tranché. Reste qu’il est un acquis du concile Vatican II, revitalisé par François, qui pourrait permettre de faire bouger l’Eglise : la pratique synodale.
Pourquoi le synode pourrait-il contribuer à faire évoluer l’Eglise catholique ?
Le synode – ou disons pour plus de clarté le principe d’une organisation synodale de l’Eglise – consiste à donner aux fidèles le droit de s’exprimer sur son fonctionnement, voire de participer au gouvernement de l’Eglise. Or, François a relancé ce processus en 2021. Au cours des derniers mois, les catholiques du monde entier se sont réunis en petits groupes pour réfléchir ensemble et transmettre leurs aspirations sur les évolutions de l’Eglise. Parmi eux, beaucoup réclament des transformations profondes, sur le statut des prêtres, sur la place des femmes, etc.
« Une forme de sociabilité catholique d’un genre nouveau pourrait se développer dans les prochaines années »
Des synthèses ont déjà été faites à l’échelle des diocèses, puis à l’échelle nationale. La prochaine étape aura lieu à Rome, où le pape prendra connaissance du contenu de ces synthèses venues de partout. Désormais, la question est de savoir ce que l’on fera de toutes ces doléances et propositions. Peut-être qu’on les enterrera bien vite pour revenir au business as usual, comme si de rien n’était. Mais peut-être aussi que l’on prendra la mesure des attentes des fidèles. Dans ce cas, le synode pourrait induire une forme de démocratisation de l’Eglise catholique. Ce serait loin d’être anodin !
Vers l’implosion ? Entretiens sur le présent et l’avenir du catholicisme, Danièle Hervieu-Léger et Jean-Louis Schlegel, Seuil, 400 pages, 23,50 euros. Religion, utopie et mémoire, Danièle Hervieu-Léger et Pierre-Antoine Fabre, Editions de l’EHESS, 2021, 168 pages, 9,80 euros.