Revivifié par les « prodiges » de Lorena, Imran retrouve le sourire. Des bénévoles de l’association lui apportent des vivres, des vêtements
Je reprends ma page de dimanche pour y apporter un témoignage actuel. En effet, nombreuses sont les personnes qui, agissant auprès des exilés, se comportent comme des « Bons Samaritains » du XXIe siècle. Pour en avoir des échos, j’invite à lire la revue de presse de la Coordination Urgence Migrants de Lyon (CUM).
Pus précisément, aujourd’hui, je pense à l’article publié le 7 juillet 2022 dans le quotidien La Croix. Il a pour titre : « des mains de fée au secours des migrants à Trieste. À lire que le site de la CUM.
Je recopie ces pages :
Des mains de fée au secours des migrants à Trieste
Au cœur de cette ville du nord-est de l’Italie, située aux confins de la Slovénie, Lorena Fornasir, fondatrice avec son mari de l’association Linea d’Ombra, soigne les pieds des migrants arrivés par la route des Balkans.
Anne Le Nir, le 07/07/2022 à 06:00 Modifié le 07/07/2022 à 08:00
Trieste (Italie)
De notre correspondante
Eté comme hiver, Lorena Fornasir arrive à 17 heures avec son chariot vert pomme sur la piazza della Libertà, où trône une statue de « Sissi », l’impératrice d’Autriche qui séjourna souvent à Trieste, à l’époque où la cité portuaire faisait partie de l’Empire austro-hongrois.
Silhouette fine, yeux bleu lavande, cheveux argentés, Lorena porte ses 70 ans avec charme et allant. Psychothérapeute, elle a aussi suivi des études d’infirmière. Sa première source d’inspiration est sa mère, infirmière à l’hôpital de Gorizia durant la Deuxième Guerre mondiale et grande figure de la Résistance.
« Elle m’a insufflé les valeurs du respect de la vie et du civisme. Je continue à mettre en pratique ses enseignements en soignant les pieds des migrants, au nom de la liberté de mouvement. »
Les mains gantées, courbée devant un banc où reposent les jambes d’Imran, un Pakistanais de 18 ans à peine arrivé à Trieste, Lorena sort de son chariot les produits pour désinfecter et panser les blessures, soulager les douleurs. En ce jour d’été 2022, elle soignera une trentaine de migrants du Moyen-Orient et d’Asie, jusqu’à minuit.
D’une délicatesse extraordinaire dans tous ses gestes, elle explique ce qu’elle perçoit. « Les pieds sont comme un parchemin sur lequel est écrite la souffrance de ceux qui gagnent Trieste via les Balkans. Là, ce sont des pieds de tranchée : enflammés, couverts de cloques, après 15-20 jours de marche dans des conditions désastreuses. »
Revivifié par les « prodiges » de Lorena, Imran retrouve le sourire et lui dit « Nice to meet you mum ». Des bénévoles de l’association Linea d’Ombra lui apportent des vivres, des tennis et des vêtements neufs. Il ne passera qu’une nuit à Trieste et essaiera, billet en poche, de rallier Paris en train.
«À la gare, proche de la place où notre présence est tolérée, les autorités ferment les yeux sur les sans-papiers. Les laisser filer, pour eux, c’est se libérer de déchets humains », affirme le mari de Lorena, Gian Andrea Franchi, 86 ans. Cet ancien professeur de philosophie, chaleureux, vivace, l’accompagne régulièrement sur la piazza della Libertà.
Politiquement engagé en faveur des plus vulnérables depuis les années 1960, il gère les situations critiques dans le cadre de l’association, créée en 2019, et s’occupe, avec d’autres bénévoles, de nettoyer la place et sa fontaine, de gérer le magasin où sont entreposés des biens de première nécessité, fruits de dons matériels et financiers.
Le couple apporte aussi des aides en Bosnie où il s’est rendu 27 fois depuis 2018. « La route entre la Bosnie et la Croatie est mortelle », rappelle Gian Andrea. « Il faut marcher dans l’eau insalubre, au milieu des bois, dévaler des pentes abruptes, passer sous les barbelés, tout en cherchant à éviter les ours, les loups, les chiens d’assaut et la police croate, ultra-violente. »
Les migrants appellent ça « the game », car cela consiste à mettre en jeu sa vie pour arriver à franchir la frontière italo-slovène. Lorena fait écho à son mari en évoquant l’histoire d’Umar, un autre Pakistanais, âgé de 25 ans. « Nous l’avons rencontré en Bosnie, blessé et claudicant. Nous l’avons fait entrer dans le camp de Bihac mais c’est avant qu’il fallait agir. »
Umar a tenté « the game » 35 fois. « J’ai été torturé par la police croate qui a brûlé en profondeur ma jambe droite avec une barre métallique incandescente », confie-t-il en montrant son effroyable blessure. Après son arrivée à Trieste, fin 2020, il a obtenu un titre de séjour humanitaire. « Nous l’avons pris en charge, aidés par des amis médecins du secteur privé car les services publics étaient trop lents, précise Lorena. Sa jambe semblait guérir mais l’infection nécrosante est réapparue récemment. »
Lorena reprend son activité avec un Afghan de 48 ans. « Oh là là ! Des tiques, des plaies… », s’exclame-t-elle, munie d’une pincette pour extraire les acariens. Tout en œuvrant avec ses mains de fée et son caractère déterminé, elle cherche à nouer le contact. « Comment t’appelles-tu ? », lui demande-t-elle en anglais. Elle reçoit des bribes de réponse. Ehsan s’exprime essentiellement en dari.
La communication avec les Afghans, Iraniens, Kurdes ou Pakistanais s’opère surtout grâce au lien qui unit mains et pieds, regards et âmes. « L’approche corporelle est un outil relationnel répondant à des besoins fondamentaux. Il est à lui seul un langage », remarque Lorena. « Quand je soigne des pieds, je restitue à une personne sa valeur humaine. Et elle, elle me reconnaît comme une sorte de mère qui la fait renaître. » De fait, tous l’appellent « mum ». « Ils me rendent heureuse, ils nourrissent le sens de la dignité de ma vie et de celle de Gian Andrea. »
Le sens de la dignité a incité Gordana Omanovic, 71 ans, à se joindre à Linea d’Ombra. Physicienne, née à Sarajevo, elle a fui la guerre en 1992. « Offrir de l’amour aux migrants, en soignant leurs pieds martyrisés, n’est peut-être qu’une goutte d’eau dans l’océan de leurs besoins mais aucune institution n’a pris une telle initiative. »
Gordana prépare, chez elle, des quantités fabuleuses de sandwichs consistants qu’elle distribue sur la piazza della Libertà. « C’est important de le faire au grand jour car Trieste se replie sur elle-même. J’ai honte de le dire mais je sens des relents racistes et fascistes. » Aucune toilette publique n’est gratuite. Et pour dormir, les réfugiés clandestins n’ont comme abri qu’un vieil édifice jouxtant la gare…
Trieste a pourtant toujours été une porte d’entrée de l’immigration et a contribué à la création, en 2002, du Système de protection pour demandeurs d’asile et réfugiés. Mais les centres, comme le Consortium italien pour la solidarité, ne peuvent rien faire pour les illégaux et limitent la durée d’accueil intégré car les fonds de l’État ont diminué. Alors que les aides abondent pour les réfugiés ukrainiens. « La solidarité de l’Europe, c’est deux poids et deux mesures », déplore Gordana.
Gian Andrea et Lorena en ont fait les frais. En février 2021, ils ont été mis en examen par le parquet de Trieste, qui enquêtait sur un réseau de passeurs, car ils avaient hébergé, une nuit, un couple d’Iraniens et leurs enfants. « Nous avons été accusés d’aide à l’immigration illégale à but lucratif, révèle Gian Andrea. Le dossier a été transféré au parquet de Bologne car Lorena était magistrate “honoraire” près le tribunal des mineurs de Trieste. »
Neuf mois plus tard, les juges ont conclu que l’aide à des personnes en difficulté, entrées illégalement, n’est pas un délit quand elle est circonscrite au territoire italien. « Si notre dossier était resté à Trieste, nous aurions dû affronter un procès pour ce que l’on peut qualifier de délit de solidarité. »
De son côté, Yannis Maizan, 22 ans, musicien, observe qu’on tend à gommer l’histoire d’une ville cosmopolite, multiculturelle, où nombre de ses 214 000 habitants ont l’exil dans leur ADN. « Ce berceau de l’intelligentsia, de grands écrivains comme Italo Svevo et Claudio Magris, est devenu une forteresse de droite, administrée par un édile de Forza Italia. Moi, je me demande souvent où est notre humanité. »
Pour Maria Verina, informaticienne originaire de l’ex-Yougoslavie, Trieste, dont le port est le plus grand de l’Adriatique, reste « une fenêtre ouverte sur le monde ». Mais elle relève une certaine indifférence face aux errants du XXIe siècle. « On les croise telles des ombres, sans s’interroger. Autant nous sommes informés sur l’Ukraine, autant le silence pèse sur les drames de pays lointains. » Maria admire Lorena et Gian Andrea parce qu’ils incarnent l’idéal d’un monde sans barrières. « Au fond, nous sommes tous de la même race, la race humaine, appelés à naviguer ensemble pour un avenir meilleur. »