La gratuité manifeste le paradoxe de l'hospitalité. Il y a caché dans nos expériences d’hospitalité un relent ou ressort de gratuité absolue
Cette page fait suite à celle du 8 septembre.
Je suis toujours dans la lecture du livre de Stéphane Lavignotte. Elle n’est pas vraiment facile. Il me semble qu’il a raison de regarder positivement les auteurs qui interrogent fortement ceux qui accusent le christianisme d’être écocides (tueurs de la réalité écologique), mais il brasse tellement largement l’histoire de la philosophie et de la théologie en si peu de pages, que l’on s’y perd dans ce vaste panorama d’un christianisme devenu, en parti, capitaliste. Je trouve néanmoins fructueux que ce pasteur cherche à comprendre pourquoi des écologistes accusent des disciples de l’Évangile de favoriser les visions hostiles aux démarches écologistes. Je le cite, L’écologie, champ de bataille théologique, pages 66-67 :
Comme le rappelle Carl Amery, contrairement à ce que l'on croit, le Moyen Âge fut davantage une période de découvertes techniques que l'Antiquité tardive, mais ce qui « fixa les limites au progrès pratique du Moyen Âge, ce fut l’indifférence de la société à toute considération économique. Dans la hiérarchie aussi bien féodale qu'ecclésiastique, les activités professionnelles étaient rangées au plus bas degré de l'échelle sociale » (C. Amery, Fin de la providence, p. 77). La Devotio moderna compta peut-être moins par les capacités de réinvestissement qu'elle dégagea que par le fait que se légitimait comme sous-produit de son ascétisme l'idée de réinvestissement et de mise au travail généralisée, au-delà des seuls monastères, comme ayant une valeur sociale et spirituelle. Là encore, le théologème (concept théologique) accidentel prend le dessus sur le théologème principal.
Cela ne donne-t-il pas raison au philosophe allemand Walter Benjamin qui, dans des notes de la fin de l'année 1921, débat avec Max Weber et Ernst Bloch*, estimant que « le capitalisme - comme il faut le démontrer au sujet du calvinisme mais aussi des autres courants chrétiens orthodoxes - s'est développé en Occident en parasite du christianisme, à tel point que l'histoire de celui-ci est en définitive pour l'essentiel, l'histoire de son parasite, le capitalisme ».**
*Michael Löwy, « Le capitalisme comme religion : Walter Benjamin et Max Weber », Raisons politiques, n° 23, 2006/3, p. 203-219.
** Walter Benjamin, Le Capitalisme comme religion (1921), trad. de l'allemand par Frédéric Joly, Paris, Payot, coll. « Petite bibliothèque Payot », 2019, p. 60.
Sur la devotion moderna suivre ce lien
On accuse souvent les moines du Xe- XIIIe siècle d’avoir attaqué, déboisé la nature. N’agissait-il pas avec retenue ? Quand les villes se sont affranchies de l’influence rurale des monastères, des clochers, et que les municipalités construisent leurs beffrois pour marquer le temps, l’idée de rentabilité du travail horaire se modifia. Il impose désormais d’investir le temps en se mettant au travail. L’otium de saint Augustin, le repos contemplatif devient l’oisiveté, mère de tous les vices à combattre. Un monde moderne s’installe avec le commerce et ses marchés urbains, soubassement du capitalisme.
Alors, je me pose la question : comment au XXIe siècle retrouver l’Évangile en sa source ?
Je me tourne vers Christophe Theobald, Le courage de penser l’avenir, pages 218-222. Je propose ces pages à lire, étudier en pensant qu’elles peuvent servir de support à une réflexion en petit groupe. Instance libre de toutes instituons…
RENDRE L'ÉVANGILE « PRÉSENT »
Le moment est alors venu d'attirer l'attention sur une spécificité de la tradition chrétienne dont nous avons déjà perçu la « structure triangulaire ». En raison de son insistance sur l'Incarnation, elle ne peut pas séparer l'Evangile de Dieu et ceux et celles qui l'annoncent. L'Evangile - cette nouvelle toujours nouvelle d'une bonté inconditionnelle qui, dans un monde traversé par le mal, ne peut avoir pour garant que Celui que nous appelons «Dieu» - n'existerait pas dans notre histoire s'il n'était pas rendu effectivement « présent» : d'abord par le Christ Jésus lui-même, ensuite - et en son nom - par les siens, à savoir par son Église.
La tradition chrétienne n'est pas une religion du « livre», fût-ce la religion de la Bible, uniquement disponible à ceux qui savent la lire, ni celle d'une « doctrine complexe» - comme dit le pape François -, d'une doctrine qui perd sa nouveauté au moment même où on en a pris connaissance. Non, l'Évangile est une « présence» (parousia) de personnes en relation habitées par lui, une « présence» ecclésiale toujours nouvelle parce qu'en situation, ici et maintenant. Seule une telle « présence» concrète au milieu des hommes et des femmes et au sein de nos sociétés en manque de confiance pourra être à la hauteur du diagnostic qu’on vient de proposer et rétablir la crédibilité de l'Église, largement perdue dans la crise que nous traversons.
C'est précisément à l'endroit où la «lettre» de nos Écritures et de nos doctrines renvoie à un ici et maintenant, à savoir à une mise en forme effective et concrète de nos existences, toujours uniques et en présence d'autrui, qu'intervient la notion de «style» : le christianisme comme style, La sensibilité stylistique émerge donc dans les «absences» ou «points aveugles» du concile Vatican Il, pointés à l'instant par notre diagnostic du moment présent. Pour le montrer, il me faudra apporter quelques précisions concernant la notion de « style», héritée de l'art et de l'esthétique, et surtout montrer en quoi elle permet de mettre en valeur les traits qui caractérisent le Christ Jésus en son « unicité» et nos existences croyantes chaque fois uniques (1.), avant de revenir sur le nouvel humanisme prôné par le pape François (2.).
1. Le premier à avoir introduit le concept de « style » au centre de la théologie catholique est Hans Urs von Balthasar. Il le situe précisément au point de contact entre l'Évangile et celui ou celle qui y croit et le rend de ce fait « présent». Le «style» dit donc la « concordance» d'une existence croyante avec elle-même, ultimement la concordance entre la mission du Christ Jésus et son existence, entièrement obéissante à son Père; il dit aussi et en même temps la capacité de la foi de percevoir cette « concordance » du vis-à-vis avec lui-même. Balthasar parle ici de la « perception de l'art divin ou de la sainteté façonnée par Dieu».
À regarder de plus près, le concept « esthétique» de « style» s'impose dès qu'on est face à la singularité de telle œuvre, de tel auteur ou, plus simplement de telle personne unique, face à son «allure», pourrait-on dire, qui ne relève plus d'une comparaison classificatrice, mais de la manifestation d'une unicité incomparable et d'une véritable innovation. C'est précisément ce qui est à percevoir dans la manifestation de la figure du Christ : son unicité incomparable de Fils unique du Père et la nouveauté toujours nouvelle de son Évangile. L'unicité et la nouveauté de telle œuvre ou de telle personne ne peuvent cependant déployer leur impact propre que dans un événement de rencontre où le spectateur, l'auditeur ou simplement l'autre rencontré se laissent impliquer dans le processus même de la création de l'œuvre ou de la mise en forme de l'existence, tel qu'il est proposé dans la rencontre. C'est encore le cas dans la relation entre Jésus et ceux et celles qu'il rencontre sur sa route : entre lui et « quiconque», et entre lui et ceux qu'il appelle à devenir ses disciples en vue d’une œuvre commune qui consiste à laisser advenir, ici et maintenant, le Règne de Dieu. Et enfin, cet impact d'une œuvre chaque fois unique sur le récepteur ou d'une personne sur une autre - dont elle libère les forces créatrices - se produit dans le monde. Le style de quelqu'un peut se résumer dans une « manière d’habiter le monde» et d'orienter celui-ci vers une de ses parts essentielles ; «opération » de métamorphose - de transtiguration - qui crée un monde autre, le monde tel que l'artiste l'habite. Or, c'est exactement ce qui se passe dans la rencontre entre Jésus et les siens : «les aveugles voient, les sourds entendent...» (Lc 7, 22): une nouvelle manière d'habiter le monde y émerge : «Le monde ancien s'en est allé, un nouveau monde est déjà né» (2 Co S, 17).
L'analogie entre l'œuvre d'art, l'artiste et le style de Jésus repose évidemment sur l'idée de « concordance ». C'est la concordance entre la forme et le fond qui fait la valeur stylistique d’une œuvre d'art comme l'accord entre l'allure de quelqu'un et sa grandeur d'âme fait ce qu'on appelle son authenticité. Ceux qui ont rencontré Jésus lors de son activité de prédicateur et de thaumaturge itinérant ne se sont pas trompés à son sujet : « Jamais homme n'a parlé comme cet homme », disaient les gardes du Temple, incapables de se saisir de lui (Jn 7, 46). Cette concordance de Jésus avec lui-même, on doit l'appeler - avec Balthasar - sa « sainteté»; on pourrait la traduire aussi comme «absence de mensonge» (Ap 14, 5) ou unité de pensées, de paroles et d’actes, voire plus simplement comme son « authenticité».
Mais comme on vient de le voir, le style de Jésus, sa concordance avec lui-même qui manifeste son unicité, ne peut se déployer en sa nouveauté inépuisable que dans des événements de rencontre avec «quiconque» ainsi qu'avec ses disciples. On peut décrire ce deuxième trait stylistique de sa sainteté en termes d'hospitalité, particulièrement mise en œuvre dans l'évangile et les Actes de Luc. Tous les éléments constitutifs de ce phénomène s'y vérifient : l'asymétrie du départ ou la non-réciprocité entre celui qui demande l'hospitalité et celui qui l'offre; le risque que prend l'accueillant, car il ne sait pas d'avance qui il accueille, qui est cet «hôte» qui se présente « chez lui» à l'improviste (risque enregistré par nos langues indo-européennes pour qui hospes [hôte] et hostis [ennemi] ont une même racine linguistique).
Au point de départ, l'hospitalité demande donc qu'on pose un acte de confiance, on pourrait même dire un acte de « foi élémentaire», acte qui prend de la profondeur au fur et à mesure que celui qui accueille prend conscience de la vulnérabilité de l'accueilli et se voit ainsi renvoyé à sa propre vulnérabilité. Consentant à livrer quelque chose de lui-même, peut-être à se livrer (à ouvrir son «chez soi»), il peut susciter la confiance d’autrui, l'aider à laisser tomber son armure (si je puis m'exprimer ainsi) et se livrer à son tour. La confiance engendre la confiance... C’est alors que peut advenir une symétrie, voire une véritable « réciprocité» entre les deux parties. L'inversion peut intervenir et rendre possible un type d'échange où celui qui accueille est accueilli par l'autre, comme c'est le cas de la pécheresse en Lc 7, 36-49, anti-figure de Simon le pharisien. Mais cette inversion ne saurait être le produit pur et simple d'une stratégie qui la rendrait possible. Il s'agit là d'un « événement » imprévisible qui relève du régime de la «gratuité », de cette gratuite qui est le cœur même de toute hospitalité.
La gratuité manifeste ce qu'on peut appeler le paradoxe de l'hospitalité. Il y a, caché dans nos expériences d’hospitalité, un relent ou ressort de gratuité absolue - les anciens parlaient de la loi inconditionnelle de l'hospitalité illimitée -; et on en trouve encore quelque chose dans « l'obligation légale de l'assistance à personne en danger ». Mais il faut respecter en même temps les lois de l'hospitalité, des droits et des devoirs, des coutumes et des mœurs toujours conditionnés par une culture donnée et donc conditionnels. Or, l'hospitalité de Jésus de Nazareth s’oriente nettement vers l'inconditionnalité quand, acceptant jusqu'au bout le risque de la vulnérabilité et la possible mutation de l'ami en ennemi - «il a plongé la main avec moi dans le plat, celui qui va me livrer» Mt 26, 23//) -, il met en jeu «toute» son existence. C'est à ce point de basculement que son hospitalité se révèle comme étant sainte et sa sainteté comme hospitalière. Etant donné la diversité historique des interprétations de l'attribut central du Dieu saint et de son peuple saint dans le judaïsme de l'époque de Jésus (Lv 19, 2) - qu'on pense aux sadducéens, à la communauté de Qumran, aux zélotes, aux pharisiens et aux chrétiens -, ce lien intrinsèque entre la sainteté et l'hospitalité vaut une désignation « stylistique», concentrée dans le premier titre messianique donné à Jésus, celui de « Saint de Dieu» (Jn 6, 69).
Un troisième trait stylistique de sa sainteté commence à s'éclairer ici. Maintenir, face à la violence de l'ennemi, l'authenticité et l'hospitalité, voire l'empathie comme capacité de se mettre à la place d'autrui sans quitter jamais sa propre place, cela implique un nouveau rapport à la mort et à la vie, tel que la Cène le ritualise et le Jésus johannique le proclame : « Personne ne m'enlève la vie mais je m'en dessaisis de moi-même» (Jn 10,18) ; mise en jeu de son existence ou don de soi qui est au fondement de la relation d'obéissance de Jésus à Celui qui appelle «Abba - Père». Cet ultime acte eucharistique d'hospitalité se vit «dans le monde» (Jn 13, 1-5) et résume le style de Jésus, sa «manière d'habiter le monde» qui le métamorphose en même temps, l'«Eglise» pouvant alors devenir et redevenir sans cesse cet espace d'une hospitalité radicalement ouverte, « nouveau monde déjà né».
Ce sont ces trois traits - authenticité ou concordance avec soi-même, hospitalité ou empathie avec autrui et liberté par rapport à la mort ou don de soi - qui caractérisent la « sainteté» du Christ Jésus, son «style» unique. Ceux qui entrent dans cet espace d'hospitalité du Nazaréen et se réfèrent librement à lui en tant que «Saint de Dieu » sont appelés à adopter son mode de «stylisation». Ils ne manqueront pas d'avouer leur incapacité à suivre son élan de l'inconditionnalité jusqu'au bout, à reconnaître donc en même temps l'unique sainteté de Dieu et de son Unique. Mais leur sens stylistique leur révèle aussi que la «démesure» qui se cache dans l'existence du Christ Jésus est - effet de sa grâce -«à la mesure» de tant et tant de mesures, celle de chacun de nous devenant de ce fait «incomparable».