Nous sommes invités à accepter l’appel : sortir de son confort, avoir le courage de rejoindre les périphéries qui ont besoin de l’Évangile
Je prolonge ma méditation précédente afin de voir ce qu’il y a vivre pour présenter, aux humains tels qu’ils sont, dans le siècle tel qu’il est, la saveur du Christ, sa Lumière éclairant nos obscurités humaines. Comment rendre aimable, l’Évangile aux ignorants, aux païens, aux pauvres spirituellement et économiquement pauvres ? Celles et ceux qui sont loins du Christ, de Dieu.
Alors, dans La Joie de l’Évangile, je cherche les passages où il est question de recevoir une invitation à quitter l’entre soi afin d’être en présence d’une personne connue pour qui l’Église n’est qu’un montage politique conservateur, rétrograde.
C’est une conversation que j’ai souvent avec des paroissiens « ordinaires », actifs dans la communauté. Et on me fait souvent comprendre que parler ainsi d’aller en mission, n’est pas vraiment opportun, car, de fait, l’Église est missionnaire. On n’a rien de plus à faire, me dit-on car on fait déjà… Et mes frères et sœurs se montrent mécontents que je puisse ainsi inviter à sortir de nos usuels « entre-soi ».
Assurément je dois mal m’y prendre dans ma façon d’interroger, de remettre en cause nos habituels mondes de vie en Église. J’imagine même aujourd’hui, que, soulevant cette question dans une réunion paroissiale, ou entre curés, c’est comme si je mettais mes interlocuteurs en accusation.
Rejoindre le monde ? Déjà dans les années 1970, j’agitais ces propos. Je viens de retrouver dans mes dossiers et cahiers de vie une lettre de Guy, prêtre du Prado que j’ai connu à Rome. Elle éclaire à bien mon, propos. La voici :
le 28/5/74
Cher Michel.
Ça fait un bout de tant que je voulais répondre à ton document… mais j'ai fini depuis peu le petit travail sur les Actes, travail, qui a traîné trop longtemps pour être valable !
« Comment rejoindre les autres… C'est vrai que dans nos réunions entre prêtres, il est rare d’aborder d'autres problèmes que ceux du culte, catéchèse !… Lorsque cela arrive… on ne voit pas tellement comment cela peut avoir de l'impact sur notre activité pastorale… Le plus grave, à mon avis, c'est qu'avec les « laïcs » c'est un peu la même chose.
Lorsque l'on aborde la question vie de quartier, de travail… vie, politique ou syndicale, avec des gens qui viennent demander un baptême… un mariage ou une « messe » d'enterrement. Ils sont tout étonnés. Et si, parfois, ils parlent volontiers, on ne sait pas tellement faire le lien avec le sacrement demandé !
Le travail est sans doute pour nous un moyen de rencontrer « les autres », et en particulier ceux qui n'ont vraiment aucun lien avec l'Église… Mais le problème n'est peut-être alors résolu qu’au plan personnel ! Raymond Sabord, le P.O. (prêtre ouvrier) local n'a pratiquement plus aucun lien avec les prêtres de la Pastorale traditionnelle !
Le problème pour moi est plutôt : comment la communauté chrétienne peut-elle découvrir ce souci des autres !
Le seul lieu où cela se fait consciemment au niveau de la foi chrétienne, et je crois l'Action Catholique. J'en parle un peu dans « l'obscurité de la foi », car je ne participe (hélas !) à aucune équipe. Note que, au moins, dans l’ACO, les militants ne se recrutent plus, semble-t-il, parmi les pratiquants… mais plutôt, parmi ce que tu appelles les « militants de la dignité humaine », et qui, un jour, s’aperçoivent que l'Évangile peut leur apporter quelque chose.
La question que je ne pose alors : est-il possible de faire naître (ou renaître) une communauté « missionnaire » si l'on ne partage pas soi-même, au moins un peu la vie de travail, de quartier des « pauvre s ».
Voilà quelques questions dont nous pouvons en reparler en Lozère*… J'espère pouvoir les aborder aussi à Firminy et trouver quelques éléments de réponse à l'occasion des nombreux changements qui doivent avoir lieu en juin.
Amitiés.
Guy
* En Lozère, nous avions programmé de rendre visites à deux prêtres, également présents au séminaire français à Rome.
Aujourd’hui, François de Rome nourrit ma réflexion. Une façon de me préparer à ma prochaine réunion d’équipe pradosienne.
I. Une Église « en sortie »
20. Dans la Parole de Dieu apparaît constamment ce dynamisme de “la sortie” que Dieu veut provoquer chez les croyants. Abraham accepta l’appel à partir vers une terre nouvelle (cf. Gn 12,1-3). Moïse écouta l’appel de Dieu : « Va, je t’envoie » (Ex 3,10) et fit sortir le peuple vers la terre promise (cf. Ex 3, 17). À Jérémie il dit : « Vers tous ceux à qui je t’enverrai, tu iras» (Jr 1, 7). Aujourd’hui, dans cet “allez” de Jésus, sont présents les scénarios et les défis toujours nouveaux de la mission évangélisatrice de l’Église, et nous sommes tous appelés à cette nouvelle “sortie” missionnaire. Tout chrétien et toute communauté discernera quel est le chemin que le Seigneur demande, mais nous sommes tous invités à accepter cet appel : sortir de son propre confort et avoir le courage de rejoindre toutes les périphéries qui ont besoin de la lumière de l’Évangile.
21. La joie de l’Évangile qui remplit la vie de la communauté des disciples est une joie missionnaire. Les soixante-dix disciples en font l’expérience, eux qui reviennent de la mission pleins de joie (cf. Lc 10, 17). Jésus la vit, lui qui exulte de joie dans l’Esprit Saint et loue le Père parce que sa révélation rejoint les pauvres et les plus petits (cf. Lc 10, 21). Les premiers qui se convertissent la ressentent, remplis d’admiration, en écoutant la prédication des Apôtres « chacun dans sa propre langue » (Ac 2, 6) à la Pentecôte. Cette joie est un signe que l’Évangile a été annoncé et donne du fruit. Mais elle a toujours la dynamique de l’exode et du don, du fait de sortir de soi, de marcher et de semer toujours de nouveau, toujours plus loin. Le Seigneur dit : « Allons ailleurs, dans les bourgs voisins, afin que j’y prêche aussi, car c’est pour cela que je suis sorti » (Mc 1, 38). Quand la semence a été semée en un lieu, il ne s’attarde pas là pour expliquer davantage ou pour faire d’autres signes, au contraire l’Esprit le conduit à partir vers d’autres villages.
22. La parole a en soi un potentiel que nous ne pouvons pas prévoir. L’Évangile parle d’une semence qui, une fois semée, croît d’elle-même, y compris quand l’agriculteur dort (cf. Mc 4, 26-29). L’Église doit accepter cette liberté insaisissable de la Parole, qui est efficace à sa manière, et sous des formes très diverses, telles qu’en nous échappant elle dépasse souvent nos prévisions et bouleverse nos schémas.
23. L’intimité de l’Église avec Jésus est une intimité itinérante, et la communion « se présente essentiellement comme communion missionnaire ». Fidèle au modèle du maître, il est vital qu’aujourd’hui l’Église sorte pour annoncer l’Évangile à tous, en tous lieux, en toutes occasions, sans hésitation, sans répulsion et sans peur. La joie de l’Évangile est pour tout le peuple, personne ne peut en être exclu. C’est ainsi que l’ange l’annonce aux pasteurs de Bethléem : « Soyez sans crainte, car voici que je vous annonce une grande joie qui sera celle de tout le peuple » (Lc 2, 10). L’Apocalypse parle d’« une Bonne Nouvelle éternelle à annoncer à ceux qui demeurent sur la terre, à toute nation, race, langue et peuple » (Ap 14, 6)
Prendre l’initiative, s’impliquer, accompagner, porter du fruit et fêter
24. L’Église “en sortie” est la communauté des disciples missionnaires qui prennent l’initiative, qui s’impliquent, qui accompagnent, qui fructifient et qui fêtent. « Primerear – prendre l’initiative » : veuillez m’excuser pour ce néologisme. La communauté évangélisatrice expérimente que le Seigneur a pris l’initiative, il l’a précédée dans l’amour (cf. 1Jn 4, 10), et en raison de cela, elle sait aller de l’avant, elle sait prendre l’initiative sans crainte, aller à la rencontre, chercher ceux qui sont loin et arriver aux croisées des chemins pour inviter les exclus. Pour avoir expérimenté la miséricorde du Père et sa force de diffusion, elle vit un désir inépuisable d’offrir la miséricorde. Osons un peu plus prendre l’initiative ! En conséquence, l’Église sait “s’impliquer”. Jésus a lavé les pieds de ses disciples. Le Seigneur s’implique et implique les siens, en se mettant à genoux devant les autres pour les laver. Mais tout de suite après il dit à ses disciples : « Heureux êtes-vous, si vous le faites » (Jn 13, 17). La communauté évangélisatrice, par ses œuvres et ses gestes, se met dans la vie quotidienne des autres, elle raccourcit les distances, elle s’abaisse jusqu’à l’humiliation si c’est nécessaire, et assume la vie humaine, touchant la chair souffrante du Christ dans le peuple. Les évangélisateurs ont ainsi “l’odeur des brebis” et celles-ci écoutent leur voix. Ensuite, la communauté évangélisatrice se dispose à “accompagner”. Elle accompagne l’humanité en tous ses processus, aussi durs et prolongés qu’ils puissent être. Elle connaît les longues attentes et la patience apostolique. L’évangélisation a beaucoup de patience, et elle évite de ne pas tenir compte des limites. Fidèle au don du Seigneur, elle sait aussi “fructifier”. La communauté évangélisatrice est toujours attentive aux fruits, parce que le Seigneur la veut féconde. Il prend soin du grain et ne perd pas la paix à cause de l’ivraie. Le semeur, quand il voit poindre l’ivraie parmi le grain n’a pas de réactions plaintives ni alarmistes. Il trouve le moyen pour faire en sorte que la Parole s’incarne dans une situation concrète et donne des fruits de vie nouvelle, bien qu’apparemment ceux-ci soient imparfaits et inachevés. Le disciple sait offrir sa vie entière et la jouer jusqu’au martyre comme témoignage de Jésus-Christ ; son rêve n’est pas d’avoir beaucoup d’ennemis, mais plutôt que la Parole soit accueillie et manifeste sa puissance libératrice et rénovatrice. Enfin, la communauté évangélisatrice, joyeuse, sait toujours “fêter”. Elle célèbre et fête chaque petite victoire, chaque pas en avant dans l’évangélisation. L’évangélisation joyeuse se fait beauté dans la liturgie, dans l’exigence quotidienne de faire progresser le bien. L’Église évangélise et s’évangélise elle-même par la beauté de la liturgie, laquelle est aussi célébration de l’activité évangélisatrice et source d’une impulsion renouvelée à se donner.
27. J’imagine un choix missionnaire capable de transformer toute chose, afin que les habitudes, les styles, les horaires, le langage et toute structure ecclésiale devienne un canal adéquat pour l’évangélisation du monde actuel, plus que pour l’auto-préservation. La réforme des structures, qui exige la conversion pastorale, ne peut se comprendre qu’en ce sens : faire en sorte qu’elles deviennent toutes plus missionnaires, que la pastorale ordinaire en toutes ses instances soit plus expansive et ouverte, qu’elle mette les agents pastoraux en constante attitude de “sortie” et favorise ainsi la réponse positive de tous ceux auxquels Jésus offre son amitié. Comme le disait Jean-Paul II aux évêques de l’Océanie, « tout renouvellement dans l’Église doit avoir pour but la mission, afin de ne pas tomber dans le risque d’une Église centrée sur elle-même ».[25]
30. Chaque Église particulière, portion de l’Église Catholique sous la conduite de son Évêque, est elle aussi appelée à la conversion missionnaire. Elle est le sujet premier de l’évangélisation,[30] en tant qu’elle est la manifestation concrète de l’unique Église en un lieu du monde, et qu’en elle « est vraiment présente et agissante l’Église du Christ, une, sainte, catholique et apostolique ».[31] Elle est l’Église incarnée en un espace déterminé, dotée de tous les moyens de salut donnés par le Christ, mais avec un visage local. Sa joie de communiquer Jésus Christ s’exprime tant dans sa préoccupation de l’annoncer en d’autres lieux qui en ont plus besoin, qu’en une constante sortie vers les périphéries de son propre territoire ou vers de nouveaux milieux sociaux-culturels.[32] Elle s’emploie à être toujours là où manquent le plus la lumière et la vie du Ressuscité.[33] Pour que cette impulsion missionnaire soit toujours plus intense, généreuse et féconde, j’exhorte aussi chaque Église particulière à entrer dans un processus résolu de discernement, de purification et de réforme.
46. L’Église “en sortie” est une Église aux portes ouvertes. Sortir vers les autres pour aller aux périphéries humaines ne veut pas dire courir vers le monde sans direction et dans n’importe quel sens. Souvent il vaut mieux ralentir le pas, mettre de côté l’appréhension pour regarder dans les yeux et écouter, ou renoncer aux urgences pour accompagner celui qui est resté sur le bord de la route. Parfois c’est être comme le père du fils prodigue, qui laisse les portes ouvertes pour qu’il puisse entrer sans difficultés quand il reviendra.
49. Sortons, sortons pour offrir à tous la vie de Jésus-Christ. Je répète ici pour toute l’Église ce que j’ai dit de nombreuses fois aux prêtres et laïcs de Buenos Aires : je préfère une Église accidentée, blessée et sale pour être sortie par les chemins, plutôt qu’une Église malade de la fermeture et du confort de s’accrocher à ses propres sécurités. Je ne veux pas une Église préoccupée d’être le centre et qui finit renfermée dans un enchevêtrement de fixations et de procédures. Si quelque chose doit saintement nous préoccuper et inquiéter notre conscience, c’est que tant de nos frères vivent sans la force, la lumière et la consolation de l’amitié de Jésus-Christ, sans une communauté de foi qui les accueille, sans un horizon de sens et de vie. Plus que la peur de se tromper j’espère que nous anime la peur de nous renfermer dans les structures qui nous donnent une fausse protection, dans les normes qui nous transforment en juges implacables, dans les habitudes où nous nous sentons tranquilles, alors que, dehors, il y a une multitude affamée, et Jésus qui nous répète sans arrêt : « Donnez-leur vous-mêmes à manger » (Mc 6, 37).