Ne pas oublier les pauvres, qui sont les préférés du Christ, sous toutes les formes de pauvreté. Les pauvres ont besoin de l’art, de beauté
Dans quelques jours je publierai en ce lieu, un article d’Alain Dumas, sculpteur qui réalise actuellement diverses œuvres, mobiliers liturgiques, pour souligner la sainteté d’Antoine Chevrier, fondateur, avec d’autres disciples missionnaires, de la famille du Prado. Ainsi, les sanctuaires de la chapelle de la maison mère à Lyon et de la chapelle de la maison Saint-André à Limonest montreront de nouveaux visages.
C’est dans la ligne des conversations que nous avons eu à ce sujet, que j’ai repensé à l’article rédigé en 1986.
Aujourd’hui je lis le courriel de Robert Divoux qui invite à lire le discours de François aux artistes réunis dans la chapelle Sixtine. Voir ci-dessous la vidéo.
Robert commente : « Le pape François a reçu le vendredi 23 juin 200 artistes, et il leur adressé un discours, que personnellement j’avais trouvé très intéressant. Seulement deux problèmes se sont présentés :
- le contexte actuel (la Russie…), qui a écarté bien d’autres sujets d’information et de réflexion : je n’ai presque rien lu sur cette rencontre.
- Autre problème : la langue proposée pour lire le discours : seulement l’italien et l’anglais. Le site du Saint Siège ne fournissait pas le discours en français. Or il vient (enfin) de le proposer !...
J’avais envoyé un premier mél en particulier à cinq ami(e)s artistes. J’ai reçu un avis très favorable de leur part. Résumant l’ensemble, voici la réaction de l’un d’eux : « Le texte du pape François est tout à fait remarquable. Il l’est, de part les riches dimensions intellectuelles, culturelles et spirituelles qui construisent son texte. Je le conseillerai à tout étudiant rentrant aux Beaux-Arts, ou à tout un chacun s’interrogeant sur cette indispensable dimension humaine.
D’où, conclut Robert, ma décision de le proposer à tout le monde.
Certains se demandent peut-être : pourquoi Robert s’intéresse-t-il à cet aspect ?
C’est une conséquence de mon âge ! Dans les années 1950 (j’avais 20 ans) une église a été construite au Plateau d’Assy, en Haute-Savoie, Notre-Dame-de-Toute-Grâce. Faisant à l’époque des camps dans le secteur j’avais été séduit. Mais rapidement a éclaté ce qu’on a appelé « la querelle d’Assy », une forte opposition. Et celle-ci s’est cristallisé en particulier autour du Christ de Germaine Richier.
Je ne rencontre plus de personnes gardant le souvenir de cet épisode. Or il me semble qu’il pourrait éclairer d’autres querelles que je vois apparaître dans notre Église au sujet du domaine artistique.
Alors je partage mes souvenirs avant qu’ils ne disparaissent. »
Robert donne ensuite deux articles qui alimentent son propos. Les voici en fichier PDF.
Place maintenant au discours de François :
DISCOURS DU PAPE FRANÇOIS
AUX ARTISTES PARTICIPANT À LA RENCONTRE ORGANISÉE
À L'OCCASION DU
50e ANNIVERSAIRE DE L'INAUGURATION DE LA
COLLECTION D'ART MODERNE DES MUSÉE DU VATICAN
Chapelle Sixtine - Vendredi 23 juin 2023
Je vous remercie d'avoir accepté mon invitation. Votre présence me réjouit car l'Église a toujours entretenu une relation avec les artistes qui peut être définie à la fois naturelle et spéciale. Il s'agit d'une amitié naturelle car l'artiste prend au sérieux la profondeur inépuisable de l'existence, de la vie et du monde, même dans ses contradictions et ses aspects tragiques. Cette profondeur risque de devenir invisible aux yeux de nombreuses connaissances spécialisées qui répondent à des besoins immédiats mais peinent à voir la vie comme une réalité polyédrique. L'artiste rappelle à tous que la dimension dans laquelle nous évoluons, même lorsque nous n'en sommes pas conscients, est celle de l'Esprit. Votre art est comme une voile qui se remplit de l'Esprit et qui fait aller de l’avant. L'amitié de l'Église avec l'art est donc quelque chose de naturel. Mais c'est aussi une amitié spéciale, surtout si l'on pense à de nombreux traits d'histoire parcourus ensemble, qui font partie du patrimoine de tous, croyants ou non-croyants. En gardant cela à l'esprit, nous attendons de nouveaux fruits également dans notre temps, dans un climat d'écoute, de liberté et de respect. Les gens ont besoin de ces fruits, de fruits spéciaux.
Romano Guardini écrivait que « l'état dans lequel se trouve l'artiste lorsqu'il crée est semblable à celui de l'enfant et aussi du voyant » (L'œuvre d'art, Brescia 1998, 25). Ce sont deux comparaisons intéressantes à mon sens. Selon lui, « l'œuvre d'art ouvre un espace dans lequel l'homme peut entrer, où il peut respirer, se déplacer et traiter les choses et les hommes, devenus ouverts » (ibid., p. 35). Il est vrai que lorsqu'on œuvre dans l'art, les frontières s’étendent et les limites de l'expérience et de la compréhension s'élargissent. Tout semble plus ouvert et disponible. Alors on acquiert la spontanéité de l'enfant qui imagine et la perspicacité du voyant qui saisit la réalité.
Oui, l'artiste est un enfant — cela ne doit pas être pris comme une offense — ; cela signifie qu'il évolue avant tout dans l'espace de l'invention, de la nouveauté, de la création, de mettre au monde quelque chose qui n'a jamais été vu auparavant. En faisant cela, il contredit l'idée que l'homme est un être destiné à la mort. Certes, l'homme doit faire face à sa mortalité, c'est vrai, mais il n'est pas un être destiné à la mort, mais à la vie. Une grande penseuse comme Hannah Arendt affirme que la caractéristique de l'être humain est de vivre pour apporter de la nouveauté dans le monde. C'est la dimension de la fécondité de l'homme. Apporter de la nouveauté. Même dans la fécondité naturelle, chaque enfant est une nouveauté. Ouvrir et apporter de la nouveauté. Vous les artistes, vous réalisez cela en mettant en valeur votre originalité. Dans vos œuvres, vous vous mettez toujours vous-mêmes, en tant qu'êtres inimitables que nous sommes tous, mais avec l'intention de créer encore plus. Lorsque le talent vous assiste, vous faites émerger l'inédit, vous enrichissez le monde d'une réalité nouvelle. Je pense à quelques mots que nous lisons dans le Livre du prophète Isaïe, quand Dieu dit : « Voici, je fais une chose nouvelle, elle germe déjà, ne la voyez-vous pas ? » (43, 19). Et dans l'Apocalypse, il confirme : « Voici, je fais toutes choses nouvelles » (21, 5). La créativité de l'artiste semble ainsi participer à la passion génératrice de Dieu, cette passion avec laquelle Dieu a créé. Vous êtes les alliés du rêve de Dieu ! Vous êtes des yeux qui regardent et qui rêvent. Il ne suffit pas seulement de regarder, il faut aussi rêver. Un écrivain latino-américain disait que nous, les êtres humains, avons deux yeux : un pour regarder ce que nous voyons et un autre pour regarder ce que nous rêvons. Et quand une personne n'a pas ces deux yeux, ou seulement une partie de l'un ou de l'autre, il lui manque quelque chose. Voir ce que nous rêvons... La créativité de l’artiste : il ne suffit pas seulement de regarder, il faut rêver. Nous, êtres humains, aspirons à un monde nouveau que nous ne verrons pas pleinement de nos propres yeux, et pourtant nous le désirons, nous le cherchons, nous le rêvons.
Vous les artistes, avez donc la capacité de rêver de nouvelles versions du monde. Et cela est important : de nouvelles versions du monde. La capacité d'introduire des nouveautés dans l'histoire. C'est pourquoi Romano Guardini dit que vous ressemblez aussi aux voyants. Vous êtes un peu comme des prophètes. Vous savez regarder les choses aussi bien en profondeur que dans le lointain, comme des sentinelles qui plissent les yeux pour scruter l'horizon et sonder la réalité au-delà des apparences. Vous êtes appelés à vous soustraire au pouvoir hypnotisant de cette prétendue beauté artificielle et superficielle qui est répandue aujourd'hui et qui est souvent complice des mécanismes économiques qui engendrent des inégalités. Cette beauté ne suscite pas d'attraction, car c'est une beauté qui naît morte. Il n'y a pas de vie là, cela n'attire pas. C'est une beauté fausse, cosmétique, un maquillage qui cache au lieu de révéler. En italien, on dit « trucco » parce que cela a quelque chose à voir avec la tromperie. Vous gardez vos distances par rapport à cette beauté, votre art veut agir comme une conscience critique de la société, en dévoilant l'évidence. Vous voulez montrer ce qui fait réfléchir, ce qui rend vigilant, ce qui dévoile la réalité même dans ses contradictions, dans ses aspects qu'il est plus commode ou qu’il convient de garder cachés. Comme les prophètes bibliques, vous nous confrontez à des choses qui parfois dérangent, critiquant les faux mythes d'aujourd'hui, les nouvelles idoles, les discours banals, les pièges de la consommation, les astuces du pouvoir. Cela est intéressant dans la psychologie, dans la personnalité des artistes : la capacité de transcender, d'aller au-delà, dans une tension entre la réalité et le rêve.
Et vous le faites souvent avec ironie, qui est une merveilleuse vertu. Deux vertus que nous ne cultivons pas suffisamment : le sens de l'humour et l'ironie, nous devons les cultiver davantage. La Bible regorge de moments d'ironie, où l'on se moque de la prétention à l'autosuffisance, de la prévarication, de l'injustice, de l'inhumanité lorsqu'elles se revêtent de pouvoir et parfois même de sacralité. Vous avez raison d'être aussi des gardiens du véritable sens religieux, parfois banalisé ou commercialisé. En étant des voyants, des sentinelles, des consciences critiques, je sens que vous êtes des alliés pour de nombreuses choses qui me tiennent à cœur, comme la défense de la vie humaine, la justice sociale, les derniers, le soin de notre maison commune, le sentiment que nous sommes tous frères. L'humanité de l'humanité me tient à cœur, la dimension humaine de l'humanité. Car c'est aussi la grande passion de Dieu. L'une des choses qui rapprochent l'art de la foi, c'est le fait de troubler un peu. L'art et la foi ne peuvent pas laisser les choses telles quelles : ils les changent, les transforment, les convertissent, les remuent. L'art ne peut jamais être un anesthésiant ; il apporte la paix, mais n'endort pas les consciences, il les tient éveillées. Souvent, vous artistes essayez aussi de sonder les enfers de la condition humaine, les abysses, les parties sombres. Nous ne sommes pas seulement lumière, et vous nous le rappelez ; mais il est nécessaire de projeter la lumière de l'espérance dans les ténèbres de l'humain, de l'individualisme et de l'indifférence. Aidez-nous à entrevoir la lumière, la beauté qui sauve.
L'art a toujours été lié à l'expérience de la beauté. Simone Weil écrivait : « La beauté séduit la chair pour obtenir la permission de passer jusqu'à l’âme » (L'ombre et la grâce, Bologne 2021, 193). L'art touche les sens pour animer l'esprit, et il le fait à travers la beauté, qui est le reflet des choses lors-qu'elles sont bonnes, justes, vraies. C'est le signe que quelque chose a la plénitude : c'est alors que nous nous exclamons spontanément : « Comme c'est beau ! ». La beauté nous fait ressentir que la vie est orientée vers la plénitude. Dans la véritable beauté, nous commençons ainsi à ressentir la nostalgie de Dieu. Beaucoup espèrent que l'art revienne davantage à fréquenter la beauté. Certes, comme je l'ai dit, il y a aussi une beauté futile, une beauté artificielle et superficielle, voire trompeuse, celle du maquillage.
Mais je pense qu'il y a un critère important pour discerner, celui de l'harmonie. La véritable beauté, en effet, est le reflet de l'harmonie. En théologie — c'est intéressant — les théologiens décrivent la paternité de Dieu, la filiation de Jésus Christ, mais lorsqu'il s'agit de décrire le Saint-Esprit : l'Esprit est l'harmonie. Ipse harmonia est. L'Esprit est celui qui fait l'harmonie. Et l'artiste a quelque chose de cet Esprit pour créer l'harmonie. C’est la dimension humaine du spirituel. La vraie beauté, en effet, est le reflet de l'harmonie. Elle est, si je peux dire ainsi, la vertu opérative de la beauté. C'est son esprit profond, dans lequel agit l'Esprit de Dieu, le grand harmonisateur du monde. L'harmonie est lorsque des parties différentes entre elles composent une unité, différente de chacune des parties et différente de la somme des parties. C'est quelque chose de difficile, que seul l'Esprit peut rendre possible : que les différences ne deviennent pas des conflits, mais des diversités qui s’intègrent ; et en même temps, que l'unité ne soit pas l'uniformité, mais qu'elle accueille ce qui est multiple. L'harmonie accomplit ces miracles, comme à la Pentecôte. Je suis toujours frappé de penser au Saint-Esprit comme celui qui permet de créer les plus grands désordres — pensons au matin de la Pentecôte — et puis qui fait l'harmonie. Ce n'est pas l'équilibre, non, pour faire l'harmonie, il faut d'abord le déséquilibre ; l'harmonie est autre chose que l'équilibre. Combien ce message est actuel : nous sommes dans un temps de colonisations idéologiques médiatiques et de conflits déchirants ; une mondialisation homogénéisante coexiste avec de nombreux localismes fermés. C'est le danger de notre temps. Même l’Église peut en souffrir. Le conflit peut agir sous une prétendue prétention à l’unité ; ainsi en découlent les divisions, les factions, les narcissismes. Nous avons besoin que le principe de l'harmonie habite davantage notre monde et chasse l'uniformité. Vous les artistes, pouvez nous aider à faire de la place à l'Esprit. Lorsque nous voyons l'œuvre de l'Esprit, qui est de créer l'harmonie des différences, de ne pas les anéantir, de ne pas les uniformiser, mais de les harmoniser, alors nous comprenons ce qu'est la beauté. La beauté est cette œuvre de l'Esprit qui crée l'harmonie. Frères et sœurs, que votre génie emprunte cette voie !
Chers amis, je suis heureux de cette rencontre avec vous. Avant de vous saluer, j'ai encore une chose à vous dire, qui me tient à cœur. Je voudrais vous demander de ne pas oublier les pauvres, qui sont les préférés du Christ, sous toutes les formes de pauvreté d'aujourd'hui. Même les pauvres ont besoin de l'art et de la beauté. Certains font l'expérience de formes extrêmement dures de privation de vie ; c'est pourquoi ils en ont encore plus besoin. Habituellement, ils n'ont pas de voix pour se faire entendre. Vous pouvez devenir les interprètes de leur cri silencieux.
Je vous remercie et je vous confirme mon estime. Je souhaite que vos œuvres soient dignes des femmes et des hommes de cette terre, et qu'elles rendent gloire à Dieu, qui est le Père de tous, et que tous cherchent, y compris à travers l'art. Et enfin, je vous demande, harmonieusement, de prier pour moi. Merci.