Nous devenons frères non pas en restant dans un face-à-face, une sorte de concurrence, mais en nous mettant côte à côte pour avancer ensemble
Le pape François salue le cheikh Ahmed el-Tayeb, grand imam d’Al-Azhar en Égypte, après une réunion interreligieuse au mémorial du fondateur à Abou Dhabi, aux Émirats arabes unis, le lundi 4 février 2019. ANDREW MEDICHINI / AP
Dimanche j’écrivais que la Fraternité étant une valeur morale ne peut s’imposer par le droit comme la Liberté et l’Égalité.
Aucune loi ne peut imposer la fraternité.
Ce qu’en dit Michel Younès dans la Croix du 7 février, et que j’ai lu récemment, alimente à merveille ma réflexion. Cela enrichit ce qui précède.
Cinq ans après, quel est l’impact du document sur la Fraternité humaine ?
entretien
-
Michel Younès
Doyen de la faculté de théologie de l’Université catholique de Lyon
Le 4 février 2019, le pape François et Ahmed Al Tayeb, le grand imam d’Al-Azhar, signaient ensemble à Abu Dhabi le document sur la fraternité humaine, pour la paix mondiale et la coexistence commune. Cinq ans après, Michel Younès, doyen de la faculté de théologie de l’Université catholique de Lyon, nous éclaire sur les enjeux et la réception de ce document.
- Recueilli par Marguerite de Lasa, le 04/02/2024 à 07:02
La Croix : Qu’a représenté, à l’époque, la déclaration d’Abu Dhabi ?
Michel Younès : En 2019, le document en lui-même constituait un cri prophétique : parler de « fraternité humaine » en ces termes-là, dans un document signé conjointement par le chef de l’Église catholique et le grand imam d’Al Azhar, avec un « nous » inclusif, c’était un événement. Cela n’était jamais arrivé auparavant. Jusqu’à cette date, des catholiques s’adressaient à des musulmans, des musulmans s’adressaient à des chrétiens. Mais à chaque fois, une partie s’adressait à une autre. Or en 2019, deux hauts responsables parlent pour la première fois ensemble, au nom de leur foi en un créateur unique, et renvoient à leurs sources et traditions réciproques pour rendre compte de l’urgence de s’adresser (les uns aux autres) en frères.
Quelle était l’ambition de ce texte ?
M. Y. : Il s’agissait de sortir des rapports de force toujours présents de manière explicite ou implicite. Le contexte était très lié à Daesh, ce groupe islamiste qui tuait, au nom de l’islam, des chrétiens et des musulmans non conformes à sa doctrine. L’appel de 2019 affirmait avec force que l’extrémisme est une déviance par rapport aux enseignements des religions. Il rappelait que l’islam et le christianisme interdisent le meurtre au nom de la sacralité de la vie, et appellent à vivre en frères.
Comment a-t-il été reçu au moment de la signature ?
M. Y. : Dans certains milieux, cela n’a pas été évident. L’Église catholique, depuis une vingtaine d’années, est très ferme vis-à-vis de toute théologie dite « relativiste », comme l’a montré la déclaration Dominus Iesus, signée en 2000 par Joseph Ratzinger, à l’époque préfet de la congrégation pour la doctrine de la foi. Certains en ont profité pour dire que parler d’une foi commune en un Dieu créateur serait du relativisme. Or si l’expression de la foi est partagée, cela ne veut pas dire que l’acte théologal de la foi est le même. Il a fallu accompagner sa réception pour ne pas tomber dans des débats stériles.
Côté musulman s’est davantage posée la question du statut d’Al-Azhar, puisque le grand imam en islam n’est pas l’équivalent du pape : il ne représente pas tous les musulmans sunnites. Certains musulmans n’ont donc pas pris ce document comme une déclaration qui les engage.
Vous organisez à partir du 4 février un congrès international pour évaluer la réception de ce document aujourd’hui. Quelles limites, quels fruits voyez-vous cinq ans après ?
M. Y. : Je constate, dans les groupes de recherche en théologie, que nous mobilisons davantage la notion de « frère » pour regarder l’autre selon la dignité humaine que ce statut lui confère. Mais nous voyons aussi que la notion de fraternité parfois ne suffit pas : dans la Bible, Caïn et Abel sont frères, et pourtant l’un tue l’autre. Alors certes, on peut se dire frères, mais cela n’enlève pas la concurrence ni l’exclusion.
Il faut travailler sur le fait que la fraternité est une assise – parce que nous avons le même père et, de ce fait, la même dignité –, mais qui nécessite une rencontre pour revisiter nos mémoires blessées et œuvrer ensemble pour réduire les injustices, soutenir les pauvres, et prendre soin de la planète. Nous devenons frères non pas en restant dans une sorte de face-à-face qui entretient une concurrence, mais en nous mettant côte à côte pour avancer ensemble.
Aujourd’hui, les phénomènes de repli en Europe, ou encore la guerre à Gaza, ne relativisent-ils pas la portée de cette déclaration ?
M. Y. : Dans le contexte actuel, Daesh est moins présent mais la religion est toujours impliquée dans de nombreux conflits géopolitiques, et nous sommes à nouveau dans un contexte très tendu au Proche-Orient. Que peut vouloir dire de parler de « fraternité » quand les relations sont blessées, meurtries, désespérées ? Quand nous ne voyons plus l’autre comme un frère mais comme un ennemi ?
Plutôt qu’une relativisation, je vois au contraire l’urgence de remettre la fraternité au cœur, parce que nous voyons bien ce qu’il se passe quand elle est absente. C’est le revers de la médaille : chaque fois que l’autre n’est pas traité en frère, il y a un risque réel d’exclusion et de guerre. Au fond, la fraternité réconciliée est comme la santé : nous en prenons conscience quand elle n’est plus là. Nous pouvons nous demander à quoi sert la fraternité. Mais la question est plutôt : que devient le monde sans elle ?
Recueilli par Marguerite de Lasa