L'unité entre chrétiens est à imaginer selon le modèle du polyèdre et non selon l'image de la sphère, caractéristique de l’époque précédente
Cette page est également à mettre dans la suite de celle du 21 mai 2024. Après le résumé du chapitre XVIII de Le courage de penser l’avenir (voir hier) et la présentation détaillée que j’en ai faite, voir ici, cette page apporte un regard personnel bien précis.
Le mouvement œcuménique est perçu après Vatican II comme un signe des temps et obéissant à un « kairos » c’est-à-dire une grâce. Comment comprendre alors la stagnation de ce mouvement dans les années 80, voire la crise dans laquelle il est entré. Avons-nous laissé passer une chance, ou pas répondu, ou faut-il y voir une autre époque qui demande d’entendre « le même appel d’une autre manière, voire carrément un autre appel ? »
Commençons à clarifier les raisons épistémologiques de l’histoire de l’œcuménisme L'œcuménisme est né dans les marges de la chrétienté européenne et, surtout, de l'interrogation sur la mission dans le monde moderne et contemporain. Ceci jusqu’en 1930. Ensuite, sous-jacents, s’expriment des tensions « idéologiques » entre « concentration protestante », « catholicité non romaine » ou « unionisme catholique », modèles irréconciliables de réunification, jouent, non sans arrière-pensées politiques, le jeu dangereux du deux (ou trois) contre un : « panslavisme », « impérialisme anglo-saxon », « panchristianisme », « orgueil romain »... s'entrechoquent alors dans un affrontement idéologique sans issue. Le passage opéré par l'Église catholique n'est donc pas unilinéaire et reste, comme nous le verrons, très mesuré ; en témoigne la thèse, certes nuancée, de l'identité substantielle de l'Église romaine avec l'Église du Christ et la distinction entre « Églises » orientales (UR, 14-18), d'un côté, et « communautés » issues de la Réforme (UR, 19-23), de l’autre.
En 36 ans depuis les années 30 l’Église catholique a évolué de façon spectaculaire sur l’œcuménisme par la pression historique de la seconde guerre mondiale, de la sociologie, de la sécularisation et de l’accueil des mariages mixtes. Avec Vatican II et l’ouverture vers la modernité (spalancate le finestre) un nouveau principe de relation celui du dialogue et de la recherche de vérité. Mais ce n’est pas sans poser des questions doctrinales ou vis-à-vis de la tradition. Ce n'est pas l'uniformité qui rend cette doctrine salvifique catholique mais la force de contenir dans l'unité de l'Église du Christ diverses formes de vie chrétienne, dans la mesure où apparaît en elles l'unique et l'entière doctrine et grâce du Christ. Dans le décret sur l’œcuménisme trois conséquences en découlent : D'abord la reconnaissance sans réserve du mouvement œcuménique, selon les critères d’appartenance donnés par le COE, à savoir ensuite la distinction entre « l'Église du Christ » et « l’Église catholique » ainsi que les autres « Églises et communautés ecclésiales séparées ». Et enfin le principe de la « hiérarchie des vérités de la doctrine catholique en raison de leur rapport différent avec les fondements de la foi catholique » (UR, 11).
Le théologien constate l’extraordinaire conversion de l’assemblée des évêques du concile qui se décentre au moins partiellement - dans le Décret sur l'œcuménisme, conversion que la foi est en droit d'interpréter comme une « grande grâce » Les fruits de cette conversion ont été préparés par les pionniers et se manifestent dans les rencontres, les relations qui se construisent entre les frères séparés. Ces fruits, ce sont enfin les découvertes, déjà durant les assises conciliaires, des trésors cachés au sein des autres traditions que celle catholique-latine : la manière des luthériens et réformés de lire les Écritures, l’incroyable richesse des différentes liturgies et rites pratiqués dans l'Église de Dieu, etc. donne à ces fruits un relief plus vif encore, car il les situe dans une mutation culturelle globale où la foi se présente davantage sous l'angle de la liberté et dans une forme relationnelle, mutation qu'une lecture des « signes des temps » ne peut pas ne pas attribuer à l’Esprit Saint.
Une césure intervient dans les années 80 déjà anticipée au synode des évêques allemands de 71 et 76 qui en note l’affaiblissement. Oui ou non, l'engagement œcuménique conduit-il chaque partenaire à une véritable «réinterprétation » ou une «re réception» (selon le vocabulaire du cardinal Grillmeier) de sa foi et de la foi de l'Église indivise ? C'est sur ce plan « doctrinal » que se manifestent des résistances de plus en plus affirmées. Celles-ci cependant ne peuvent être comprises et évaluées sans tenir compte du contexte culturel et historique dans lequel nous sommes entrés depuis la chute du mur de Berlin en 1989 ; elles sont en effet tributaires d'une mutation culturelle de grande envergure et deviennent plus manifestes, quand l'œcuménisme doit se resituer dans un univers politico-culturel radicalement pluralisé. Le discernement de ce qui relève du « consensus nécessaire » entre chrétiens et de ce qui peut être légitimement considéré comme relevant de « sensibilités confessionnelles » différentes, tous ne mettant pas le curseur au même endroit ; des résistances s’expriment avec plus de netteté après la chute du mur de Berlin. On tend à donner à l’Église de Rome la qualité d’Église tête et les Églises non romaines sont blessées dans leur condition particulière.
Désormais, les sociétés euro-atlantiques sont entrées dans une nouvelle époque, appelée « post- » ou « hypermoderne », marquée par l'individualisme et le pragmatisme et, surtout, un pluralisme convictionnel qui conduit à relativiser la question de la vérité, la livrant à l'action ou à un probabilisme de plus en plus répandu dans tous les domaines. Ces évolutions influent sur l’œcuménisme qui est aussi en crise en raison des persécutions religieuses que nous connaissons.
Cette crise se situe, me semble-t-il, au croisement des trois phénomènes :
1 - Progressivement, l'œcuménisme est devenu une affaire de commissions, suggérant involontairement que l'union des Églises est le résultat d'un accord doctrinal entre experts et hauts responsables ecclésiaux.
2- la question œcuménique est considérée comme résolue concrètement (par exemple dans le domaine des mariages mixtes) ou a perdu de son intérêt, étant dépassée par des problèmes humanitaires plus globaux et plus graves.
3 - Une mutation « spirituelle » qui, suivant un filon toujours présent dans le mouvement œcuménique, consiste à relativiser l'unité dans la foi et à insister plutôt sur un œcuménisme de solidarité et d'action commune en faveur de la paix, qui, dans la situation actuelle, se transforme en beaucoup d’endroits.
S’il s'agit donc d'entendre toujours le même appel du Seigneur à l'unité, adressé aux Églises existantes, il faut l'entendre aujourd'hui à une autre époque que celle qui a vu naître et se cristalliser le mouvement œcuménique ; ce qui veut dire aussi l’entendre autrement.
L’expérience de l’œcuménisme d’un demi siècle (depuis 1980) nous conduit à avancer trois réalités :
1 - le célèbre n° 11 du Décret sur l'œcuménisme de Vatican II a été prioritairement reçu sous l'angle plus abstrait de la « hiérarchie des vérités » alors que ce principe se trouve ici inscrit dans une manière de procéder, en quelque sorte pré-institutionnelle et considérée à ce titre comme commune aux frères et sœurs séparés, manière qui est appelée aussi « émulation fraternelle », fondée sur « l'amour de la vérité, la charité et l’humilité ». Ce modus est le seul qui corresponde au statut de la vérité en christianisme, à l’insondable richesse du Christ» (Ep 3, 8)
2 – Le texte d’« Evangelii gaudium » s'oppose ici au « rêve d'une doctrine monolithique, défendue par tous sans nuances », et affirme avec force que la, « variété » - celle des « diverses lignes de pensées philosophique, théologique et pastorale » - aide à manifester et à mieux développer « les divers aspects de la richesse inépuisable de l’Évangile » (EG,
40).
3 - Déjà explicité, dans les parties précédentes de l’ouvrage, il suffit de rappeler ici la substitution de la métaphore du « polyèdre » à celle de la « sphère » : l'unité et l’entente fraternelle entre chrétiens sont à « imaginer » selon le modèle du polyèdre et non selon l'image de la sphère, plutôt caractéristique de l’époque précédente. Or, une vision « polyédrique » de l'unité nécessite une approche stylistique, précisément sensible à la confluence de tous les éléments partiels dans une donnée singulière où ces éléments conservent en même temps leur originalité, semble-t-il, la clé de l’herméneutique œcuménique du pape François.
Le pape François rattache l'image pentecostale d'une Église en voie d'unification à une vision messianique de la création et du monde, vision d'avenir où nos identités culturelles en leur incroyable variété contribueront enfin à la sauvegarde de notre maison commune.
Cette double conversion œcuménique - le passage vers une conception polyédrique de l'unité catholique et son inscription dans une vision messianique du monde - ne peut cependant jamais être programmée par nos institutions ecclésiales ; elle est donc livrée à l'histoire et à l'œuvre de l'Esprit. Mais elle resterait bel et bien de l'ordre du vœu pieux si elle n'était pas suscitée activement par des institutions ecclésiales, capables de se laisser simultanément transformer de l'intérieur par elles. C'est à ce point précis que devrait intervenir le courage d'anticipation de nos Églises, dont il a déjà été question, l’écoute de l'appel à se prononcer, au nom même du commandement de Jésus, sur les conditions sous lesquelles elles tiennent une unification pour possible. Les principaux points d'articulation du modèle d'unité qui se dégage de tout ce qui précède se situent donc entre la lecture des signes des temps et la réinterprétation de la substance vive de la foi en sa visibilité ecclésiale et entre celle-ci et le respect de l’altérité des traditions existantes comme apport indispensable à une future Église, à la fois unifiée et toujours en voie d'unification.
Il faudrait - du côté catholique - accorder le même principe ecclésiologique du pluralisme légitime dans la discipline et la vie des Églises particulières (Lumen gentium, 13) à l'ensemble des Églises séparées, aux Églises orientales et aux Églises de la Réforme.
Dans une Église synodale, même l'exercice du primat pétrinien pourra recevoir une plus
grande lumière ».
La figure « polyédrique » d'une Église, unifiée et toujours en voie d'unification, suppose le respect de l'altérité des Églises particulières, déjà affirmée à plusieurs reprises par Vatican II, sans être développé - pour les raisons indiquées - dans tous ses éléments œcuméniques.
CONCLUSION (reprise intégrale du texte de Ch Theobald):
« Comment cela se fera-t-il ? » (Lc 1, 34), nous demandons-nous. Par la force des gestes et des images alternatives, susceptibles de rendre possible des conversions collectives. L'opinion répandue dans l'Église catholique jusqu'à la fin du règne de Pie XII (1958) selon laquelle le dogme du primat de juridiction et de l'infaillibilité pontificale de Vatican I rendait désormais tout concile inutile, voire nocif, n'a pu être démentie que grâce à la convocation du concile Vatican II et à sa conduite par Jean XXIII et Paul VI, l'un et l'autre incarnant, avec les Pères conciliaires et toutes leurs Églises l'image d'une Église délibérante et d’une délibération ecclésiale. Peut-être nous est-il permis d'espérer aujourd'hui qu'au creux du mouvement œcuménique, plusieurs de nos chefs d'Églises et pasteurs posent, au cœur du ni... ni… évoqué à l'instant (voir chap XVII de Le courage de penser l’avenir de Ch Theobal), un geste eucharistique commun qui sorte la communion de l'autel - la comunicatio in sacris (UR, 8) - de son statut d'expression ultime de l'unité dans la foi et en fait le « lieu » où cette grâce est reçue joyeusement par tous, dès maintenant, « afin que le monde croie » (Jn 17,321).
Bernard