La sainteté implique du nouveau. Celui qui entre dans le mouvement de la sainteté entraîne une innovation constante, une remise en question
Dimanche dernier, dans mon homélie prononcée à Saint-Maurice / Saint Alban, j’ai fortement, parlé de la sainteté. Effectivement, depuis ma lecture de l’ouvrage de Jacques Ellul, cet été à Limonest, maison du Prado, je me dis que, si j’étais en âge et en capacité d’être formateur de disciples-missionnaires, je proposerai un enseignement où serait établi en parallèle entre Antoine Chevrier, (Le véritable disciple) et Jacques Ellul (Éthique de la sainteté).
Par honnêteté, pour preuve, je dépose en cette page de blogue un passage du chapitre IV : SAINTETÉ-RASSEMBLEMENT : LES CONSÉQUENCES DE LA SÉPARATION. Pages 304-307.
Il est question de pluralité, de diversité, d’Église polyèdre selon l’expression de François.
Jacques Ellul :
Le second ensemble de conséquences de la sainteté concernant la société porte évidemment sur le pluralisme, le respect des diversités, les alternances. Si la sainteté est séparation, elle entraîne inévitablement le respect de ce qui dans notre vie, dans nos relations, dans les groupes auxquels nous appartenons. dans la société est différencié. La sainteté en tant que différence suppose la différence acceptée. Et acceptée d'abord par celui qui est ainsi mis à part. C'est-a-dire qu'il ne peut ni désirer que les autres lui soient identiques (et encore moins les y contraindre), ni rejeter les autres en bloc dans une catégorie de « perdus » par rapport aux « sauvés » (les « saints »), ni supporter qu'il y ait dans le corps social une puissance d'assimilation exclusive, Ainsi la sainteté, située à « l’extérieur », entraîne évidemment une intervention à « l’intérieur », et non pas un programme sociopolitique qui serait conforme à la sainteté, mais le combat pour l'établissement d'une ouverture telle que la sainteté soit paisiblement vécue, et en conséquence pour que les singularités des autres soient aussi respectées. Par conséquent, celui qui accepte la sainteté de Dieu, qui croit à sa vocation et à sa mise à part, doit s'engager pour l'établissement et le maintien d'une société pluraliste et d'une Église également pluraliste, pour le droit à la différence et même à l’erreur. Ce n'est pas un libéralisme faux et mensonger, ce n'est pas un renoncement à la vérité.
Il est peut-être nécessaire de commencer par répondre à ces deux objections : le libéralisme est accusé de mensonge, d'abord parce qu'il est lui-même une orthodoxie (pas de liberté pour les ennemis de la liberté), ensuite parce qu'il ne garantit aucune vraie liberté, mais seulement un pouvoir pour les puissants. Le libéralisme culturel, économique, politique peut en effet constamment être remis en question sur ces bases. Et les critiques (depuis Marx) sont généralement exactes. Il est vrai que le libéralisme devient autoritaire pour se défendre, devient une « cause» à défendre, un régime qui exclut le reste. Il est vrai qu'il a joué principalement en faveur des puissants (la liberté économique, c'est la liberté pour les riches d'exploiter les pauvres...) et que l'invention du libéralisme par la classe dirigeante l'a été à son profit. Il est vrai que le libéralisme est souvent dominé par les intérêts. Ceci étant, il faut souligner que c'est par manque d'assise spirituelle (de raison d'être, de valeurs, de sens spirituel) et par volonté d'installer ce libéralisme en organisation, institution, de le maintenir comme régime, qu'il en est ainsi.
La sainteté, qui travaille au libéralisme pluraliste, conduit à remettre sans cesse en question ce qui a été établi - tout établissement est forcément le contraire du pluralisme, car celui-ci suppose l'acceptation de forces, tendances et idées toujours nouvelles. A partir du moment où le libéralisme est installé, il exclut le nouveau. Or la sainteté implique toujours du nouveau, par conséquent celui qui entre dans le mouvement de la sainteté de Dieu entraîne une innovation constante, donc une remise en question. En outre, dans la mesure où le tout est alors fondé sur la séparation effectuée par Dieu, la mise à part en Dieu, il y a là un fondement au pluralisme qui exclut l'instinct et l'utilisation égoïste de la liberté. Ce n'est pas pour se faire reconnaître que le chrétien a à combattre en faveur de la diversité, mais pour que les autres soient reconnus. Il ne peut y avoir aucun intérêt personnel dans la sainteté, mais ceci entraîne alors inévitablement la mise en question de l'utilisation du pluralisme. du libéralisme pour ses intérêts particuliers : et à ce moment le chrétien est appelé à combattre non pas cette orientation, mais son utilisation, son mensonge, son gauchissement. Le libéralisme culturel et politique est une excellente création (je n'en dirai pas autant du libéralisme économique, qui n'est en rien le respect du pluralisme, il en serait le contraire : et il y a une erreur considérable à associer comme on l'a fait au XIXe siècle et comme on le renouvelle dans ces années 70, ces deux orientations qui n'ont en commun que le mot libéralisme) mais à condition qu'il soit sans cesse retiré des mains de ses exploiteurs.
Une seconde objection s'adresse à ceux qui, dans l'Église, sont favorables à ce pluralisme. Négation de la vérité, paralysie de l'Église, refus d'engagement: telles sont les critiques habituelles. Or, si nous acceptons que l'Église est sainte parce que séparée, il ne faut pas l'envisager comme un corps unitaire, ni d'identique à identique. Nous retrouverons plus loin ce problème. Ici bornons-nous à dire que
- si la vérité est l’amour ;
- si le plus difficile à vivre est précisément cette proclamation que nous avons à vivre en « professant la vérité dans l’amour » et qu'il est donc faux de déclarer la vérité en condamnant les autres, tout autant que d'ouvrir grand son cœur à l'amour de tous, sans faire passer l'épée aiguë de la vérité qui divise ;
- si nous avons compris que l'amour suppose la différence et la non-identité ;
- si nous avons compris que l'amour s'adresse non pas à nos amis et à ceux qui sont aimables, mais à nos ennemis et à ceux qui ne sont pas dignes de l’amour ;
- si nous avons compris que, hors du plan personnel, quand on est chrétien, l'ennemi est à nos yeux celui qui d'abord met en question ce que nous tenons pour vérité, celui qui met en risque et en danger notre foi et la Révélation ;
- si nous savons profondément, en tant que chrétiens, que l'autre n'est pas un agréable complément de notre personne, mais si différent qu'il nous est radicalement étranger ;
- si nous savons que le plus difficilement acceptable, c'est précisément la non-identité dans ce qui nous est le plus cher : notre conviction la plus intime concernant Dieu et Jésus-Christ,
- alors, réunissant en un faisceau ces multiples fragments de compréhension, nous sommes inévitablement conduits à admettre que l'Église est faite de tendances diverses et opposées, et que le pluralisme - qui implique le dialogue et l'amour (et qui en est la condition, nous ne cesserons pas de le répéter) - est non pas un accident historique négatif de l'Église, mais son être même.
Car il nous faut revenir à cette réponse banale mais exacte que, si la vérité est pleinement révélée en Jésus-Christ et exprimée par la Bible, personne, aucun être humain n'est capable de vérité. Pas plus qu'aucune chair humaine n'était par soi capax Dei, pas davantage aucune intelligence, aucun esprit humain n'est capax veritatis. Nous n'en connaissons jamais qu'un fragment selon nos « lumières », la révélation particulière qui nous a été faite, notre cadre culturel, nos problèmes, etc. Par conséquent, nous avons tous à nous éclairer réciproquement, car chacun a une vue singulière de cette unique et totale vérité. Mais il ne s'agit pas d'un puzzle, nous ne pouvons pas penser chacun à un petit morceau (statique, découpé) de la vérité qu'il suffirait d'ajuster à tous les uns aux autres pour l'avoir finalement toute - ce qui a été un peu la tentation de l'Église historiquement : on ajoute les décisions des conciles et les lumières spéciales des saints et des docteurs... Or ceci est faux : ce sont des éclairs qui se répondent. des dévoilements suivis de revoilements, des paroles qui entraînent des échos, et toujours la grande incertitude du dialogue et l'éclairage de dons.
Autrement dit, la vérité de Jésus-Christ transparait dans ces échanges vivants et vécus, non pas comme des objets à coordonner et à additionner. Et ce que je viens d'écrire au sujet de l'individu dans l'Église est aussi exact des groupes et en Église. Aucune Église ne peut prétendre détenir, comprendre toute la vérité. Ce n'est pas parce que nous avons la promesse que le Saint-Esprit nous conduira dans toute la vérité, que nous pouvons identifier l'Église à ce « toute la vérité » ni en faire un corps unitaire. Le « toute la vérité » est lié à ce Saint-Esprit fugace comme le vent et la flamme, jamais en place, jamais possédé ni arrêté. Chaque Église a reçu sa part (comme nous le voyons dans la lettre aux sept Eglises au début de l'Apocalypse), son ministère, sa singularité, mais pour le service de tous, exactement comme dans chaque Église chacun a reçu son charisme pour le bien de l'ensemble, Par conséquent, aucune Église ne peut détenir la vérité seule, mais en relation avec toutes, et la sainteté consiste justement dans cet accord et cette acceptation de la différence. J'irais jusqu'à dire que les seuls moments où l'Église a été hérétique a été dans son histoire quand elle s'est déclarée unitaire (excluant le pluralisme) et détentrice de la vérité, car c'est là qu'elle a cessé d'être sainte pour devenir sectaire. [Je pense qu’Elul parle de l’Église dite de Rome]
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