Législatives 2024 : « Nous, historiennes et historiens, ne nous résignons pas à une nouvelle défaite, celle des valeurs qui, depuis 1789, fondent le pacte politique français »
Edith M. communique à ses contacts ces articles.
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Source La Tribune
Dans une tribune au « Monde », un collectif de plus d’un millier d’universitaires et de chercheurs d’horizons politiques différents, dont Patrick Boucheron, Antoine Lilti, Pierre Nora, Mona Ozouf et Michelle Perrot, appelle la France à ne pas tourner le dos à son passé et à faire battre le Rassemblement national au second tour.
Publié le 01 juillet 2024 à 15h41, modifié le 01 juillet 2024 à 21h04 Temps de Lecture 3 min.
Pour la première fois depuis la seconde guerre mondiale, l’extrême droite est aux portes du pouvoir en France. Historiennes et historiens, venant d’horizons politiques différents, attachés aux valeurs démocratiques et à l’Etat de droit, nous ne pouvons garder le silence face à cette perspective effrayante à laquelle nous pouvons encore résister.
Malgré le changement de façade, le Rassemblement national [RN] reste bien l’héritier du Front national, fondé en 1972 par des nostalgiques de Vichy et de l’Algérie française. Il en a repris le programme, les obsessions et le personnel. Il s’inscrit ainsi dans l’histoire de l’extrême droite française, façonnée par le nationalisme xénophobe et raciste, par l’antisémitisme, la violence et le mépris à l’égard de la démocratie parlementaire. Ne soyons pas dupes des prudences rhétoriques et tactiques grâce auxquelles le RN prépare sa prise du pouvoir. Ce parti ne représente pas la droite conservatrice ou nationale, mais la plus grande des menaces pour la République et la démocratie.
La « préférence nationale », rebaptisée « priorité nationale », reste le cœur idéologique de son projet. Elle est contraire aux valeurs républicaines d’égalité et de fraternité et sa mise en œuvre obligerait à modifier notre Constitution. Si le RN l’emporte et applique le programme qu’il annonce, la suppression du droit du sol introduira une rupture profonde dans notre conception républicaine de la nationalité puisque des personnes nées en France, qui y vivent depuis toujours, ne seront pas Françaises, et leurs enfants ne le seront pas davantage.
De même, l’exclusion des binationaux de certaines fonctions publiques aboutira à une discrimination intolérable entre plusieurs catégories de Français. Notre communauté nationale ne sera plus fondée sur l’adhésion politique à un destin commun, sur le « plébiscite de tous les jours » qu’évoquait Ernest Renan, mais sur une conception ethnique de la France.
Au-delà, le programme du RN comporte une surenchère de mesures sécuritaires et liberticides. Inutile de recourir à un passé lointain pour prendre conscience de la menace. Partout, lorsque l’extrême droite arrive au pouvoir par les urnes, elle s’empresse de mettre au pas la justice, les médias, l’éducation et la recherche. Les gouvernements que Marine Le Pen et Jordan Bardella admirent ouvertement, comme celui de Viktor Orban en Hongrie, nous donnent une idée de leur projet : un populisme autoritaire, où les contre-pouvoirs sont affaiblis, les oppositions muselées, et la liberté de la presse restreinte.
Profonde inquiétude
Il n’existe pas de démocratie sans un espace public libre et dynamique, sans une information de qualité, indépendante du pouvoir politique comme des puissances financières. La privatisation de l’audiovisuel public, qui figure dans le programme du RN, aboutirait à détruire un pan essentiel de notre vie publique. Imagine-t-on Vincent Bolloré, soutien objectif de l’extrême droite, absorber demain France Culture, France Inter et France 2 dans son empire médiatique, comme il l’a fait avec Le Journal du dimanche, Europe 1 ou Hachette, avec les conséquences que l’on connaît ?
Attachés à la pratique scientifique de l’histoire, nous ne pouvons qu’être profondément inquiets devant les instrumentalisations du passé qui se profilent et les attaques à venir contre la liberté de la recherche. Le programme éducatif du RN, entièrement tourné vers le retour à une histoire nationale, et même nationaliste, nostalgique et édifiante, est aux antipodes des exigences de la recherche historique, fondée sur la méthode critique, l’esprit de nuance et la coopération internationale.
Enfin, le RN n’a jamais caché sa fascination à l’égard de Vladimir Poutine allant jusqu’à s’afficher ostensiblement à ses côtés, au Kremlin, en 2017. Au moment même où le président russe présente un danger mortel pour l’Europe et ne cesse d’affirmer son hostilité virulente aux sociétés démocratiques occidentales, pouvons-nous permettre l’arrivée au pouvoir d’un parti qu’il a financé et adoubé ? Comment peut-on envisager d’affaiblir ainsi l’Europe au moment où celle-ci a tant besoin, au contraire, d’affirmer son unité et sa détermination ?
La France ne doit pas tourner le dos à son histoire. Jusqu’à ce jour, l’extrême droite n’est arrivée au pouvoir que dans la tourmente d’une défaite militaire et d’une occupation étrangère, en 1940. Nous ne nous résignons pas à une nouvelle défaite, celle des valeurs qui, depuis 1789, fondent le pacte politique français et la solidarité nationale.
Cette élection n’est pas une élection ordinaire. Il s’agit de défendre la démocratie et la République contre leurs ennemis, d’être au rendez-vous de notre histoire. Au premier tour, nous n’avons pas voté pour les mêmes candidats, ni pour les mêmes partis. Dimanche prochain, nous appelons à voter dans chaque circonscription pour battre le candidat ou la candidate du RN.
Parmi les premiers signataires : Joëlle Alazard, présidente de l’Association des professeurs d’histoire-géographie ; Stéphane Audoin-Rouzeau, directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS) ; Patrick Boucheron, professeur au Collège de France ; Raphaëlle Branche, professeure à l’université Paris Nanterre ; Arlette Farge, directrice de recherche au CNRS ; Jean-Noël Jeanneney, président du Conseil scientifique des Rendez-vous de l’histoire de Blois ; Laurent Joly, directeur de recherche au CNRS ; Audrey Kichelewski, maîtresse de conférences à l’université de Strasbourg ; Vincent Lemire, professeur à l’université Gustave-Eiffel ; Antoine Lilti, professeur au Collège de France ; Gérard Noiriel, directeur d’études à l’EHESS ; Pierre Nora, membre de l’Académie française ; Mona Ozouf, directrice de recherche émérite à l’EHESS ; Michelle Perrot, professeure émérite d’histoire contemporaine à l’université Paris-Diderot ; Jacques Revel, ancien président de l’EHESS ; Pierre Rosanvallon, professeur honoraire au Collège de France ; Anne Simonin, directrice de recherche au CNRS ; Lucette Valensi, directrice d’études émérite à l’EHESS ; Annette Wieviorka, directrice de recherche honoraire au CNRS ; Michel Winock, professeur émérite à Sciences Po, Claire Zalc, directrice de recherche au CNRS. Retrouvez la liste complète des signataires ici.
Collectif
Raphaël LLorca, essayiste : « Tout se passe comme si la dissolution avait psychiquement autorisé la liquidation de toutes les limites politiques »
Tribune
Raphaël LLorca
Essayiste
La décision du président de la République a eu pour effet de plonger le champ politique dans une forme de « psychose politique », ouvrant une fenêtre des possibles qui encourage toutes sortes de transgressions, analyse, dans une tribune au « Monde », l’essayiste Raphaël LLorca.
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« Coup de poker », « roulette russe », « pari » : depuis l’annonce surprise de la dissolution de l’Assemblée nationale par Emmanuel Macron, c’est le champ sémantique de l’irrationalité qui domine les commentaires politiques. La presse étrangère, incrédule, va même jusqu’à s’interroger : le président français est-il devenu fou ? Ne nous perdons pas en conjectures sur son état mental : en politique, les explications psychologisantes trahissent souvent une incapacité à saisir ce qui survient. En revanche, il me semble important de ne pas négliger l’approche psychique du moment politique que nous traversons.
A commencer par l’acte même de la dissolution. A en juger par ses effets – un état de sidération proche de celui occasionné par l’annonce du confinement –, on aurait tort de ne placer l’analyse que sous un strict angle politique : à bien y réfléchir, le président de la République a réalisé ce que l’on pourrait appeler un « coup d’Etat psychique ». L’expression ne concerne en rien le plan juridico-légal : la décision relève bien d’une prérogative du président de la République, prévue dans l’article 12 de la Constitution.
C’est sur le plan symbolique que l’expression prend tout son sens : le coup d’Etat psychique, c’est un acte politique disposant d’une telle force de déstabilisation qu’elle est en mesure de provoquer une forme de neutralisation mentale. En produisant d’abord un fort sentiment d’irréalité : l’événement a-t-il vraiment eu lieu, ou l’ai-je rêvé ? Quel épisode ai-je raté pour me retrouver au milieu d’un film auquel je ne comprends rien ?
Dans le même temps, cette irréalité se heurte brutalement à des conséquences hyper réelles – et c’est ce choc des contraires qui engendre une telle confusion. C’est que la dissolution a tout de l’acte performatif, ce type de discours, devenu si rare en politique, qui entraîne des effets dans le réel : aussitôt prononcée, elle déclenche la tenue d’une campagne qui, d’emblée, se place sous le registre de l’urgence. Une urgence temporelle, avec une campagne d’une durée d’à peine vingt jours, et une urgence politique, avec la perspective d’une possible accession de l’extrême droite au pouvoir. Comme le résumait l’ex-député (LFI) de la Somme François Ruffin au micro de France Inter : « On pensait avoir trois ans pour donner une issue au pays. Finalement, on a trois semaines. » Beaucoup resteraient cloués au lit pour moins que cela…
Tectonique des plaques
Parmi les plus affectés par ce coup d’Etat psychique, on trouve au premier chef les états-majors des différents partis politiques. Rincés par une campagne électorale éprouvante, celle des européennes, les voilà forcés de reprendre immédiatement du service. Aux oubliettes, la perspective de congés estivaux, sans parler de récupérer leurs heures de sommeil perdues : dans les semaines à venir, l’intensité promet d’être démultipliée.
On touche du doigt les effets pervers du rythme décidé par le président de la République, qui n’est pas destiné qu’à conserver un précieux temps d’avance sur les oppositions, comme on l’a souvent lu : de fait, il a aussi pour caractéristique de capitaliser sur l’état d’épuisement psychique de celles et ceux qui doivent, très rapidement, évaluer la situation, prendre des décisions stratégiques et battre campagne sur le terrain. Cet avantage concurrentiel psychique n’est pas sans poser question : n’est-il pas de nature à rompre l’égalité des conditions d’exercice de la démocratie ?
A observer la tectonique des plaques à laquelle nous assistons, on ne peut qu’être frappés de l’incroyable moment de déstabilisation psychopolitique. Les lignes se sont mises à bouger dans des proportions inédites, et ce, sur l’ensemble de l’échiquier politique. Dans le camp présidentiel, on parle d’un « moment de clarification » : lors de sa conférence de presse, le président de la République a même parlé d’une « épreuve de vérité ». Suivant son raisonnement, les effets de la dissolution sont salutaires : ils accélèrent une recomposition déjà enclenchée. Au fond, son acte nous ferait gagner du temps, en faisant éclore en quelques jours ce qui aurait laborieusement fini par advenir en quelques années.
Rien n’est moins sûr. Tentons une hypothèse alternative : la survenue de ce coup d’Etat psychique n’a-t-elle pas pour conséquence de faire sauter tout un tas de verrous qui, dans des conditions normales de la vie politique, n’auraient pas nécessairement cédé ou, en tout cas, certainement pas de cette manière ? Tout se passe comme si l’acte du président de la République avait psychiquement autorisé la liquidation de toutes les limites politiques. Grande ouverte, la fenêtre des possibles encourage toutes sortes de transgressions qui seraient, sans elle, peut-être restées taboues.
Franchir le Rubicon
La conséquence, c’est de plonger le champ politique dans ce que l’on pourrait qualifier de psychose politique. Cliniquement, la psychose est décrite comme une perte de sens du réel, une altération grave de la pensée logique. Le ralliement spectaculaire d’Eric Ciotti à Marine Le Pen est certainement la forme la plus emblématique de psychose politique. Ses convergences idéologiques avec le RN étaient connues, mais hors moment extraordinaire, est-on si sûr qu’il aurait fini par franchir le Rubicon ? Et, surtout, de cette manière : doté de ce drôle d’état d’esprit, paranoïaque et assiégé, agissant seul, et promettant un accord de « plusieurs dizaines de députés LR » tout bonnement imaginaires ?
Ces derniers jours, dans une forme de déréalisation stupéfiante, beaucoup de décideurs politiques sont devenus des petits barons noirs, planifiant des bougés et imaginant des coups de génie qui changeraient le rapport de force. Contre toute évidence.
L’avènement de cette « nouvelle économie psychique », pour reprendre les termes du psychanalyste Charles Melman, auteur de L’Homme sans gravité (Denoël, 2002), rebat considérablement les cartes des élections à venir, en attribuant une prime : à l’énergie, face à l’épuisement ; à la lucidité, face à la confusion ; au calme, face à l’agitation. Il reste à savoir qui saura en tirer avantage…
Raphaël LLorca est expert associé à la Fondation Jean Jaurès. Il a notamment écrit « La Marque Macron. Désillusions du neutre » (L’Aube, 2021).
Patrick Weil, historien : « Le RN veut mettre à bas tout l’édifice du droit du sol construit avec constance par les rois de France et la République »
Tribune
Patrick Weil
Historien
Même le régime de Vichy a maintenu le droit du sol républicain, fondement de notre identité nationale, rappelle l’historien, spécialiste des questions d’immigration, dans une tribune au « Monde ».
Publié le 22 juin 2024 à 07h00 Temps de Lecture 3 min.
Dès la première session de la nouvelle Assemblée nationale, pendant les Jeux olympiques, Jordan Bardella, s’il accède à Matignon, fera supprimer le droit du sol, comme il s’y est engagé. Ce faisant, il détruira un principe installé dans notre droit français depuis 1515. Même Vichy n’avait pas voulu le remettre en cause. Car, s’il intègre progressivement les enfants et petits-enfants d’étrangers dans notre nationalité, le droit du sol fait bien plus que cela : il offre à la très grande majorité des Français la preuve de leur nationalité, au moment du renouvellement de leurs passeport et carte d’identité, leur évitant les pires cauchemars administratifs. Il protège aussi notre souveraineté nationale contre des intrusions étrangères. Voici comment et pourquoi.
Depuis 1515, le droit du sol permet à l’enfant d’un étranger né et résidant en France de devenir français. En 1889, le principe devient un fondement de la République : l’accès à la nationalité française par la naissance sur le sol s’applique progressivement et de plus en plus fermement au fil des générations. L’enfant d’immigré né en France n’est pas français à la naissance, comme il le serait aux Etats-Unis, mais le devient à sa majorité, tout en pouvant s’il le veut y renoncer. A la génération suivante, l’enfant né en France d’un parent déjà né en France est irrémédiablement français ; c’est ce qu’on appelle le double droit du sol.
Ce droit du sol républicain, progressif et conditionnel, est tellement au fondement de notre identité nationale que même le régime de Vichy l’a maintenu dans le projet de réforme de la nationalité qu’il avait préparé.
En 1986, après la victoire de la droite aux élections législatives, le groupe RPR à l’Assemblée nationale propose une abrogation complète du droit du sol. Le gouvernement de Jacques Chirac y renonce immédiatement, pour deux raisons fondamentales. La suppression du double droit du sol déstabiliserait des dizaines de millions de familles françaises : pour obtenir un passeport ou une carte d’identité, être né en France d’un parent né en France apporte la preuve facile que vous êtes français. Cette suppression transformerait l’administration de cette preuve en un parcours presque insurmontable.
A l’allemande
Le deuxième motif est que, sans intervention du droit du sol, les enfants d’étrangers restant étrangers génération après génération, des enclaves étrangères peuvent se développer sur le territoire national, avec un droit à la protection diplomatique du pays d’origine et le pouvoir de réclamer son intervention. Lorsque ces jeunes sont faits français par le droit du sol, la souveraineté de la République s’exerce sur eux de façon incontestable. Cet argument a été déterminant pour l’adoption de la loi de 1889. Il le reste aujourd’hui.
Depuis 1986, la droite républicaine concentre ses objectifs de réforme du droit du sol sur l’acquisition de la nationalité française des enfants d’immigrés à la majorité. Le débat droite-gauche est simple : il porte sur la part respective d’automaticité et de manifestation de volonté dans cette acquisition.
Marine Le Pen, Jordan Bardella et leur parti ont décidé de sortir de ce cadre et de mettre à bas tout l’édifice du droit du sol construit avec finesse, constance et expérience par les rois de France et la République.
Cet été, dans chaque famille française, si cette loi est adoptée, la naissance sur le sol de France d’un enfant ne vaudra plus rien en droit. Chacun et chacune d’entre eux sera soumis à des complications administratives pour prouver sa nationalité par une filiation française. Il faudra probablement créer pour cela des registres de la population française, qui indiqueront la filiation des personnes. Une sorte d’administration de la nationalité française par le sang devra être mise en place – une tradition allemande, qui va à l’encontre de la tradition française.
Les enfants d’étrangers nés en France, qui avaient vocation à devenir français à leur majorité, resteront des étrangers. Leurs enfants seront des étrangers, leurs petits-enfants aussi. Ils seront soumis à la menace quotidienne de l’expulsion. Pour les en protéger, ils feront appel aux Etats d’origine de leurs ancêtres immigrés, dont ils auront conservé formellement la nationalité. Ne parlant que notre langue, ils vivront dans notre société, maintenus dans une étrangeté artificielle. Face à ce danger, il n’est pas sûr que nos garde-fous juridiques et constitutionnels puissent faire barrage.
Patrick Weil est historien. Il a notamment écrit « Qu’est-ce qu’un Français ? Histoire de la nationalité française depuis la Révolution » (Grasset 2002).
Patrick Weil (Historien)
Mohamed Bouabdallah, diplomate : « Je vis comme une grande souffrance le fait que la loyauté des binationaux puisse être ainsi questionnée »
Tribune
Mohamed Bouabdallah
diplomate
Diplomate de carrière et binational, Mohamed Bouabdallah déroge, dans une tribune au « Monde », au devoir de réserve des hauts fonctionnaires pour dénoncer les risques d’une arrivée au pouvoir du Rassemblement national.
Publié le 25 juin 2024 à 18h00, modifié le 25 juin 2024 à 18h08 Temps de Lecture 3 min.
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Le devoir de neutralité et de loyauté est au cœur de l’éthique du fonctionnaire. Il sert l’Etat, il ne sert pas tel ou tel parti politique. Dans l’exercice de ses fonctions, il propose librement et il applique loyalement. Le corollaire en est le devoir de réserve : un fonctionnaire, a fortiori lorsqu’il appartient aux cadres dirigeants de l’Etat, n’a pas à s’impliquer de manière publique dans le débat politique. Pour autant, il reste un citoyen. Il ne peut pas s’abstraire de la politique lorsque le destin de la nation est en jeu, faire « comme si » et appliquer les ordres, quels qu’ils soient, sans sourciller. Il sert la République, et pas seulement l’Etat.
Beaucoup d’entre nous s’interrogent donc sur la conduite à tenir en cas d’arrivée du Rassemblement national (RN) au gouvernement. Ne faudrait-il pas résister de l’intérieur ? Faire le dos rond pendant trois ans et voir venir ? Et, après tout, ce serait une cohabitation : le président de la République ne ferait-il pas « bouclier » ? En somme, comme l’écrit Pierre Bayard dans cet essai si utile en nos temps troublés, publié aux Editions de Minuit, « aurais-je été résistant ou bourreau ? »
Pour ceux qui en doutaient encore, les déclarations de Jordan Bardella, pour qui les « postes sensibles » seraient interdits aux binationaux, confirment ce que l’on savait déjà : le RN s’inscrit dans la droite ligne du régime raciste de Vichy, cet « Etat dit “français” » que le général de Gaulle, l’honneur de la France, déclara nul et non avenu.
Freiner des carrières
En 2024, ce ne sont plus les juifs (leur tour viendra), mais les Arabes et les musulmans. Car il va de soi que tous les binationaux ne se valent pas. Pour faire bonne mesure – l’extrême droite au XXIe siècle montre patte blanche comme le loup à l’entrée de la bergerie –, il suffira de rattacher cette interdiction à un vague risque terroriste, et le tour sera joué : les lois d’exception votées au cours des quinze dernières années nous y ont préparés.
Ce sera sans doute une version très XXIe siècle : pas par une loi ou un décret, qui pourraient être censurés, mais par le biais, hors contrôle du juge, des habilitations au secret et des nominations à la discrétion du gouvernement. Il est tellement simple pour un pouvoir organisé et méthodique de freiner des carrières, d’écarter des gêneurs et de cultiver le soupçon : « Votre cousin est imam ? C’est embêtant. »
Nous sommes des milliers de binationaux – voire beaucoup plus, car, contrairement à ce que pense le RN, nous ne sommes pas organisés dans une « communauté » façon cinquième colonne qui passerait son temps à se compter – à occuper des postes de premier plan dans l’appareil d’Etat, y compris sur des postes dits « sensibles », que ce soit au Quai d’Orsay, aux armées, dans la police et la gendarmerie ou dans les services de renseignement.
Aucune réaction collective
Je prendrai mon seul exemple : diplomate de carrière, j’ai été pendant cinq ans en charge du Conseil de sécurité des Nations unies, avec pour mission de préparer et signer chaque jour les instructions de vote à notre ambassadeur à New York ; j’ai participé aux négociations sur le nucléaire iranien en 2015 ; j’ai été nommé ambassadeur au Burkina Faso dans un contexte difficile pour nos intérêts de sécurité (mais la junte n’a pas voulu me donner l’agrément, car mon profil les privait d’un bon argument sur la « France coloniale » – sombre ironie), et j’occupe aujourd’hui les fonctions de conseiller culturel aux Etats-Unis (poste très stratégique pour ceux qui prennent la culture et l’éducation au sérieux).
Je vis comme une grande souffrance le fait que notre loyauté puisse être ainsi questionnée. Et je vis tout aussi mal, si ce n’est plus, qu’il n’y ait pas de réaction collective face au retour de l’ignoble et qu’on en soit à se demander si le programme du RN est économiquement viable ou pas. Peu importe la liberté, du moment qu’il y a la richesse.
A ce moment de l’histoire de notre nation, je ne peux m’empêcher de penser à Marc Bloch et à L’Etrange Défaite : ce mélange de peur, de démission collective et de consciences engourdies parmi les élites du pays qui préférèrent Hitler au Front populaire et choisirent de collaborer plutôt que de résister.
Que faire ? Quitte à subir les foudres de mon administration, j’ai décidé de sortir de mon devoir de réserve : nous devons empêcher l’arrivée du RN au pouvoir, y compris en votant pour le Nouveau Front populaire. Et, si un tel malheur doit arriver, je ne les laisserai pas me prendre. Je démissionnerai. Entre bourreau et résistant, j’ai choisi.
Mohamed Bouabdallah est diplomate.
Mohamed Bouabdallah (diplomate)