Nous découvrons dans le concret de la vie l’essentiel du péché dans le non qu’il oppose au dessein de Dieu et aux vrais droits humains
Je travaille actuellement à la mise en page du prochain numéro de la revue pradosienne Quelqu'un parmi nous. Le thème en est la vocation et la mission d'Alfred Ancel, supérieur général du Prado et évêque auxiliaire de l'Église à Lyon.
Cette page, rédigée par Jean-Philippe, résonne en moi comme un superbe témoignage d'une Église ouverte à l'universel, la dimension catholique (= universelle) des chrétiens disciples du Christ.
À ne pas oublier en ces jours d'élections.
Alfred Ancel, pour une lecture chrétienne de la lutte des classes toujours d’actualité
La découverte de Mgr Ancel fut, pour les uns des moments de réflexions et de partage en commun avec lui, pour d’autres, plus jeunes, la lecture de ses ouvrages et de diverses contributions. De mon côté, je fais partie de la seconde catégorie. Jeune engagé politique et syndical, membre de l’ACO, les militants.es me parlèrent du père Ancel, de cet évêque qui portait, avec d’autres, le souci des plus petits ce jusqu’au Concile. Quelques textes et extraits de livres aident à l’époque à étancher, pour partie, ma soif de curiosité.
Du côté du PCF, « Les Cahiers du communisme », la revue « Révolution », traduisent à différentes périodes cette volonté du dialogue avec les chrétiens et dans la mesure du possible avec l’ÉgliseCatholique. Dans ce dialogue courtois mais intransigeant sur le fond, le père Ancel avait une place toute particulière. En effet, ce n’était pas le moindre des paradoxes, pour l’Église comme pour le PCF, de constater que nombre de travailleurs chrétiens ou communistes, partageaient le souci similaire de l’émancipation humaine dans le respect de chacun. Comment alors ne pas tenir compte des réalités vécues et partagées ? Madeleine Delbrêl témoignera du dévouement humain, quasi évangélique, des militants.es communiste à Ivry-sur-Seine, sur fond d’incompatibilité doctrinale de la foi chrétienne avec l’approche marxiste du moment.
La justice, un enjeu vital
En réalité, pour les uns comme pour les autres, restent posés en toile de fond les enjeux de la dignité humaine au travail, dans la cité et dans la vie au quotidien voire devant la mort. Les questions de l’exploitation, de la domination de classe, de l’aliénation sont aussi présentes tout comme celles portant sur les libertés individuelles et collectives avec pour contre-exemple les pays dits socialistes.
L’Église de son côté, devant la sécularisation de la société depuis le début 19e siècle, l’apostat croissant du monde ouvrier, les réalités scandaleuses d’exploitations et de misères dont témoigne déjà à son époque le bienheureux Antoine Chevrier, essaie d’apporter des réponses. Le premier véritable apport politique, au sens ecclésial, sur cet enjeu vital, au sens spirituel et temporel, de justice sociale sera la publication de la première encyclique sociale en mai 1891 « Rerum Novarum ». De là découlera, entre autres, la création des mouvements d’Action Catholique, et notamment de la JOC. (pour mémoire, la CGT verra le jour en 1895 à Limoges, la CFTC en 1919 à Paris).
Le père Alfred Ancel, durant son sacerdoce, se situera constamment à la croisée des chemins de la question sociale et de l’enjeu du respect de la dignité des travailleurs au sein de la société et au sein de l’Église. Une dialectique complexe sur fond d’apostasie d’une classe ouvrière qui reste, jusqu’à la fin des années 1970, sous emprise idéologique du PCF, lequel demeure souvent ouvert au débat avec les chrétiens.
Se pose hier comme aujourd’hui, à propos de la question sociale, le concept problématique, pour une partie de l’Église, de lutte des classes. Acceptant ou non le principe, la lutte des classes constitue une réalité sociologique et politique qui met en lumière les rapports dominants/dominés, d’aliénation des humains et de la nature en faveur d’une seule finalité, celle de l’accumulation des profits au service d’une minorité. Les luttes phénoménales conduites ces dernières années par les GM&S à La Souterraine (23) ou les Molex ou les Sanofi à Toulouse dénonçaient des stratégies boursières niant la vie humaine et celle de territoires. Néanmoins, le conflit de classes n’explique pas à lui seul tous les rapports humains. L’autre problématique de ce concept, pour nous chrétiens, tient dans le risque de stigmatisation de l’autre n’appartenant pas à la « bonne » classe sociale, niant de fait sa part spécifique d’humanité et par conséquent celle d’enfant de Dieu.
Quête d’une émancipation humaine
et spirituelle
Lors du colloque et des journées d’études en octobre 2023 sur Antoine Chevrier et la fondation du Prado, un large tour d’horizon a présenté la richesse du père Ancel, homme de foi, grand intellectuel, qui fait le choix du Prado au service des plus humbles sur les traces du Christ. Dans les différents apports sur le dialogue avec les communistes, il manquait une référence importante, un ouvrage publié en 1975 intitulé « Pour une lecture chrétienne de la lutte des classes ». Surprenant….
Le génie de cette approche tient dans le retournement de l’idée de la lutte des classes, l’alpha et l’oméga de la pensée marxiste alors un rien figée de bloc contre bloc, toute une époque, en un concept chrétien tenant compte de l’individu comme enfant de Dieu, tout en permettant d’appréhender les rapports de forces existants entre le travail et le capital.
Une interrogation se pose : l’ancien responsable du Prado et évêque auxiliaire de Lyon est-il devenu communiste ? Si par communiste, nous le percevons au sens marxiste du terme, la réponse est non. Si par communiste, nous entendons le sens christique du partage, du respect de la dignité de l’autre différent, de l’émancipation spirituelle et sociale de l’humain, sûrement.
Dominique Woltron*, dans son long livre entretien avec le Pape François, lui pose la même question, suite à ses encycliques et prises de positions en faveur d’une meilleure répartition des richesses (etc.). La première réponse se veut nette : « Non ». La seconde reste plus originale « l’idée nous a été prise ». (etc.). L’approche ne se veut pas nouvelle. Saint Thomas More avec « Utopia », Thomas Munzer à l’époque de Luther, ou la république des Guaranis « fondée » par les Jésuites en Amérique Latine**, s’appuient sur ces idées d’égalité, de fraternité et de justice sociale exprimées dans la Bible au nom de la dignité humaine et de la dimension sacrée de chaque individu.
Un ami me disait dernièrement, à propos de l’analyse du Père Ancel : « qu’elle était dépassée au vu de l’évolution en cinquante ans de la société. De plus, poursuivait-il, nous ne pouvons plus parler aujourd’hui de classe ouvrière ». Cela reste à démontrer, mais dans le système dans lequel nous vivons, tous les rapports d’exploitation, d’aliénation, de mépris des plus modestes demeurent, tout comme l’enrichissement éhonté de quelques centaines de milliardaires et de millionnaires. Le poids financier de ces derniers pose d’autant un problème démocratique qu’ils peuvent orienter le sort des trois quarts des peuples et de nations comme la France. « Les oppressions », comme il le définit dans son ouvrage, se poursuivent voire s’amplifient.
La libération conduite par le Christ
et ses enseignements
Au vu d’aujourd’hui, les approches sociologiques et psychosociologiques utilisées dans le livre paraissent un rien obsolètes, mais touchent des mécanismes profonds que nous percevons plus précisément aujourd’hui avec les outils actuels en sciences humaines.
Reste, et cela demeure, cette articulation entre action collective et libération personnelle qu’Alfred Ancel perçoit très nettement dans lequel le champ moral, notamment chrétien, intervient.
L’ancien évêque, définissant nombre de libérations dont celle religieuse, rappelle que le Christ reste présent dans le conflit des hommes dans leur refus de l’injustice. Pour lui, si l’Église doit être au service de la libération spirituelle et temporelle, elle ne peut l’être qu’en reconnaissant l’importance de la Libération conduite par le Christ et dans la foi en Jésus avec ses enseignements. Quant à l’improbable fraternité et Amour notamment entre opprimés et oppresseurs, il attire notre attention « ce ne sont pas les personnes qui sont en cause, mais le système dans lequel elles sont engagées. » D’où l’impor-tance, de fait, de dépasser concrètement et spirituellement, individuellement et collectivement le dit système.
Pour le père Alfred Ancel, grâce à une lecture chrétienne de la lutte des classes, « nous découvrons mieux ce qu’est le péché dans le monde. Nous dépassons une morale individualiste et nous apprenons à nous situer à l’intérieur d’une morale collective. Nous découvrons mieux dans le concret de la vie l’essentiel du péché dans le « non » qu’il oppose au dessein de Dieu et dans le « non » qu’il oppose aux vrais droits de l’homme ». « (...) Elle aboutit normalement à un appel : il s’agit de s’engager au service de la justice et de la fraternité humaine (…) ». Cette lecture chrétienne « permet de découvrir le Christ présent aux souffrances, à l’action et même aux péchés des hommes. Elle nous permet de le rencontrer, pas seulement aux temps de prières, mais dans le concret de la vie humaine ». Et de poursuivre « Elle nous permet de discerner les déficiences des diverses interprétations et de refuser les oppositions absolues qui nous empêchent de découvrir la part de vérité qui se trouve dans tout système, quel qu’il soit (…) ».
En ces temps d’appels insistants du Pape François de mettre les périphéries au centre de la vie de l’Église et au centre de la société, l’approche de Mgr Ancel, si elle mérite d’être dépoussiérée, demeure un outil pertinent pour une telle approche. D’autant plus pertinent qu’au sein de nos Eglises occidentales, la notion de périphéries se veut souvent un leitmotiv vide de sens qu’accompagne parfois en ce temps un mutisme bruyant devant la poussée de l’extrême droite en Europe et en France et sa quête à vouloir manipuler notre foi.
Jean Philippe Tizon, diacre permanent,; Limoges
* Dominique Woltron « Pape François. Politique et société. Rencontre avec Dominique Woltron » 2017 Édition de l’Observatoire.
** Clovis Lugon « La république des Guaranis, les jésuites au pouvoir » 1970 les éditions ouvrières ; Ernst Bloch « Thomas Munzer, théologien de la révolution », 2012, édit. Les prairies Ordinaires.