L'âme de la peinture

Publié le par Michel Durand

Devant une peinture trop fidèle à son modèle, peinture trop parfaite, trop bien faite, nous pensons parfois : « ce n’est que beau ». Nous reconnaissons l’habileté de l’artiste, mais demeurons sans émotion. « Il n’y a pas d’âme ».
Je me suis souvent demandé, sans avoir vraiment de réponse, pourquoi certaines œuvres sont attachantes et d’autres non. D’où vient que certains artistes ne communiquent pas leurs émotions alors que d’autres, moins habiles, débordent de sentiments ?
Les études de Jean Onimus me semblent idéales pour pénétrer les mystères de l’art et leur communication. Il y a aussi les textes de George Steiner. Ce sont de vieux routier de la littérature. Peut-être en connaissez-vous de plus jeunes ? Merci de me les faire connaître.
Pour l’instant, je feuillette « Etrangeté de l’art », de Jean Onimus. Est-ce un hasard ? Je ne le pense pas, car sa pensée rejoint sur de nombreux points mes propres réflexions. « Dis-moi ce que tu lis, je te dirais qui tu es ». J’ai eu la preuve de ce non hasard en naviguant sur la « toile ». Un article de Bernard Lebleu sur temps libre et loisir (l’encyclopédie de l’Agora) cite Jean Onimus. A lire absolument. Voilà donc le lien établi entre la catégorie « art » et la catégorie « anthropologie » de « En manque d’Eglise ». Voir la série d’articles publiée sur ce blogue à propos du sens du travail (ou non sens) et du temps libre, le loisir.

Suivons l’analyse que J. Onimus écrit sur l’œuvre de Van Gogh.
souli.jpg
Trois ou quatre fois, à plusieurs années de distance, Van Gogh a peint une ou plusieurs paires de souliers. Il a peint aussi sa chambre à Arles, la chaise de paille, le lit, la fenêtre... Rien de plus humble, de plus banal. Et pourtant ces tableaux ne sont pas platement réalistes : ils émeuvent, ils fascinent, on ne peut les oublier. Pourquoi ? vincent.jpgParce que, devant ces objets, le peintre s'est senti saisi par quelque chose. Il lui a fallu impérativement témoigner de ce qu'il avait éprouvé. Ces souliers éculés, lacets arrachés en désordre, semelles décousues ou trouées, ces déchets ont été sauvés - immortalisés - révélés par une très complexe émotion. Il faut le dire : ces souliers-là ne sont plus des souliers ! Ils le sont trop ! Ils réalisent une « essence », une présence poétique qui transcende les temps et les lieux. La loque usée, fatiguée, érodée par l'usage, abandonnée dans quelque fossé, naît ici à une vie toute nouvelle : elle s'aperçoit qu'elle est capable comme toute chose - d'enchanter les regards. Il a suffi de la contemplation d'un artiste ; ni pitié, ni amour, ni même je ne sais quelle tendresse misérabiliste ; simplement la généreuse participation d'une âme de peintre à l'universelle transcendance du beau. Car le beau est partout : il suffit de savoir l'accueillir et se donner à lui avec cette impatience de dire, de célébrer que nous avons dite. A Paris, en 1887, c'est encore la vision ancienne nordique, lumineuse mais décolorée, noir et or : godasses informes, flapies, qui s'abandonnent, à l'exemple du clochard qui devait les utiliser. Elles émergent toutes noires d'un fond blanchâtre endeuillé d'ombre ; elles sont là, elles attendent, exténuées, dans la paix du non-retour. Mais en voici d'autres de la même époque : elles sont là côte à côte ; l'une d'elles, retournée, montre sa semelle déchirée, mal cloutée : étalage de misères, entassement de fatigues et de vaines errances ; fin de partie ; telles qu'en elles-mêmes enfin... Immobiles, figées par la mort, inoubliables, offertes à l'admiration étonnée de millions de regards... Une troisième, en Arles, en 1888 ; de bons vieux souliers de marche, dans la chaude lumière des carrelages de Provence, abandonnés eux aussi tels quels ; mais un épiderme somptueux ! Au bistre se mêlent des verts, des rouges, une trace de bleu. La matière en est épaisse, rugueuse, complexe. Ils sont sauvés eux aussi et leur beauté, désormais, peut filtrer jusqu'à nous.
sieste.jpg
Qui ne participe devant ces chefs-d'œuvre à la passion du peintre ? Qui ne se laisse guider au-delà des pauvres apparences, vers cette formidable puissance d'être que le peintre cherche à révéler ? Là où le regard utilitariste ne voit que de vieilles guenilles bonnes pour la poubelle - car c'est un regard nu, indigent, inerte - Van Gogh a révélé une myriade de significations. Grâce à lui ces souliers nous parlent de quelque chose de germinal, d'une éclosion. Ces reliques, il nous apprend à les découvrir pour la première fois, telles qu'elles sont dans leur vérité, baignées, comme toutes choses, pour qui sait voir, d'une clarté d'aurore, en train d'éclore à la beauté. Quand le peintre a capté cet éclat qui vient d'ailleurs, mais du plus profond de son être, alors il lui faut d'urgence célébrer, dire, mettre au monde ce qui est déjà partout dans le monde et que les hommes ne savent pas voir.
Le don de l'artiste est de faire apparaître du sens dans ce qui apparemment n'en a pas. Ce sens-là ne relève d'aucune logique, d'aucune philosophie. Les choses sont là, elles nous attendent (ce sont des "étants").
souliers.jpg

Publié dans Art

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article