Le christianisme des origines se détachait du « matériel ». Mais dès le 9e...
J'aimerais bien vous donner envie de lire ce livre qu'un ami m'a passé. Il se lit facilement, comme un roman. La note ci-dessous est beaucoup plus complexe, propre à vous décourager. Elle donne quand même une bonne idée du contenu du livre. Personnellement alors que je prépare la 7ème biennale d'art sacré actuel, j'ai beaucoup appris avec cette approche totalement originale. Sacré, saint, religieux se présente désormais comme trois concepts susceptibles d'éclairer la démarche d'un artiste créant une œuvre spirituelle pour aujourd'hui. Par ailleurs, face à l'actuelle crise de l'Eglise, le regard de Dominique Iogna-Prat* sur l'époque carolingienne éclaire notre propre ecclésiologie. Quelle ecclésiologie ? Celle du curé d'Ars, promu modèle de tous les prêtres, ou celle d'Antoine Chevrier qui obtient la permission de quitter le ministère des paroisses afin d'être plus proche des gens. Il importe de « démêler le vrai du faux, sans anachronisme, en cette époque que nous vivons où certains renouveaux et certaines audaces pour l'évangélisation, avant et après le second concile du Vatican, font l'objet d'une relecture critique » (Olivier de Berranger, dans un article sur le Père Ancel, Prêtres du Prado, N° 101, juillet 2009).
*Pourquoi les clochers des églises ou des cathédrales sont-ils au cœur de nos villes ou de nos villages ? La réponse à la question est moins simple qu’il y paraît. En effet, le christianisme des origines se détachait du « matériel » pour promouvoir la vie spirituelle. Or, entre les 9ème et 13ème siècle en particulier, la pierre prend une place fondamentale. L’église se confond avec l’Eglise. Le médiéviste Dominique IOGNA-PRAT parcourt les siècles sur les traces de cette transformation qu’il cherche à comprendre et à expliquer
Le compte rendu ci-dessous a bénéficié des discussions menées dans le cadre du séminaire historiographique des doctorants du LAMOP coordonné par A. Destemberg et F. Madeline, le 13 mars 2007.
Le dernier livre de Dominique Iogna-Prat s'inscrit dans la réflexion menée sur la spatialisation du sacré, et en cela il forme un véritable diptyque avec l'ouvrage que Michel Lauwers a consacré au cimetière. Il ne s'agit pas tant de faire l'histoire des espaces sacrés que d'étudier l'inscription spatiale du pouvoir d'ordre. À la suite des suggestions d'Alain Guerreau sur la spatialisation des rapports sociaux, l'auteur envisage comment le pouvoir social du prêtre, de l'évêque ou du pape s'inscrit dans l'espace ; dans quelle mesure la société spatialement structurée par les institutions ecclésiastiques coïncide avec l'Ecclesia. Le questionnement de Dominique Iogna-Prat se distingue pourtant par sa dimension ecclésiologique : comment un même mot (ecclesia) a-t-il pu désigner dans la chrétienté occidentale à la fois la communauté des fidèles et le bâtiment où elle se réunit ? En quoi cette métonymie a-t-elle permis de penser l'Église et de favoriser la construction d'une société chrétienne par l'institution ecclésiale ? Cette enquête explore une piste de recherche entrevue par Yves Congar 1. Mais c'est une histoire textuelle et sociale de l'ecclésiologie que l'auteur écrit, une histoire vivifiée par l'anthropologie des religions. Des environs de 800 aux années 1200, l'histoire de la métonymie ecclésiale permet de comprendre comment de simple figure de style, cette métonymie, dont l'usage s'impose à l'époque carolingienne, a pu structurer au temps de la Réforme grégorienne une véritable ecclésiologie.
Synthèse érudite, La Maison Dieu relève d'un genre peu représenté dans la production historiographique ; les notes en bas de page, dont la rédaction et la typographie rendent la lecture agréable, déploient des références bibliographiques à l'érudition impressionnante. La méthode suivie révèle un goût intense pour le commentaire de texte. Dans la structure même du livre, l'auteur choisit de s'arrêter sur des dossiers textuels, les présente et donne à lire des sources d'une grande diversité : récits hagiographiques ou historiographiques, commentaires liturgiques ou exégétiques côtoient des actes de la pratique ; des traités confidentiels entrent en résonance avec des œuvres célébrées tant par les auteurs médiévaux que par les médiévistes. L'analyse porte une grande attention à l'économie des textes et au processus de « scissiparité » par lequel les types de sources naissent les uns des autres. Les sources ne sont pas convoquées pour étayer un argument, mais elles constituent le livre qui devient, au fil des pages, une véritable typologie.
L'auteur a le courage d'associer les sources iconographiques et archéologiques aux textes et l'analyse « en contrepoint » fonctionne, en particulier lorsque l'image est consubstantiellement liée à l'écrit, comme c'est le cas des rouleaux d'Exultet confectionnés en Italie méridionale dans la seconde moitié du XIe siècle. Mais les dissonances entre textes et images ne sont pas toutes analysées : la représentation monumentale de l'Église dans la mosaïque de Tabarka du début du Ve siècle n'est pas mise en relation avec les écrits augustiniens. Face à l'ampleur de la matière, le pari d'une écriture contrapuntique s'avère difficilement tenable et la partie de morphologie et d'iconographie monumentales semble parfois en deçà de la partie textuelle.
La partie initiale, consacrée aux premiers siècles de l'Église, traite de la préhistoire de la métonymie ecclésiale : à la pluralité des lieux de culte correspond une grande diversité lexicale ; le mot ecclesia désigne d'abord la communauté des fidèles. L'auteur montre la force des réticences patristiques et théologiques à l'égard des édifices cultuels ; au nom de la conception augustinienne d'un Dieu sans lieu (illocalis), l'application du nom de la communauté à l'édifice de culte est jugée abusive. À partir du règne de Constantin (306-337), l'église-bâtiment, reconnue en droit civil et justifiée d'un point de vue doctrinal par Eusèbe de Césarée, est progressivement conçue comme le reflet de l'institution ecclésiale.
L'époque carolingienne, qui fait l'objet de la seconde partie, voit s'imposer la métonymie ecclésiale : dans les sources, le mot ecclesia désigne et la communauté et l'édifice de culte, qui devient le lieu unique de la célébration eucharistique et baptismale, de la vénération des reliques. Des exégètes de la liturgie s'interrogent sur le sens de la métonymie ecclésiale, sans pouvoir, pour des raisons théologiques, élucider la spécificité de l'édifice cultuel. Les conceptions hiérarchisées du Pseudo-Denys ont influencé l'ecclésiologie carolingienne, et favorisé ainsi l'assimilation du clergé au bâtiment ecclésial. Dominique Iogna-Prat détaille le rôle de l'église-bâtiment dans la spatialisation du pouvoir à l'époque carolingienne à travers trois figures : les souverains carolingiens célébrés par leurs biographes ; les papes qui tentent d'affirmer leur pouvoir liturgique, pour apparaître comme l'origine de tout lieu sacré dans la chrétienté, dès lors conçue comme un espace ; les évêques qui, constructeurs d'églises magnifiés par les gestes épiscopales, imposent leur autorité par la consécration, rituel décrit et commenté dans les pontificaux.
Dans la troisième partie, la métonymie ecclésiale trouve progressivement une explication théologique, ce qui lui permet de jouer un rôle structurant dans l'ecclésiologie de la Réforme dite grégorienne. L'église-bâtiment fait l'objet d'un genre narratif propre : les récits de construction ou de consécration d'église célèbrent, du milieu du XIe siècle au milieu du XIIe siècle, les bâtiments et par là même le temporel restauré sous l'action d'abbés réformateurs. La consécration d'église donne en outre lieu à la rédaction d'actes spécifiques en Catalogne du Xe au XIIe siècle. En parallèle à l'autonomie textuelle reconnue à l'édifice de culte, Dominique Iogna-Prat montre à quel point la primauté romaine fut liturgique, à travers la figure de deux grands papes consécrateurs : Léon IX en 1049 et Urbain II en 1095 associèrent de nombreuses consécrations à la tenue d'un concile. La remise en cause de la nécessité des édifices cultuels est d'ailleurs devenue un lieu commun des dissidences religieuses, un élément de définition de l'hérésie.
En lutte contre les déviances hérétiques, la pauvreté évangélique ou l'Empire, l'Église est amenée à justifier son caractère institutionnel. L'auteur souligne le rôle des sommes canoniques et liturgiques dans la définition de la consécration comme une prérogative épiscopale. C'est en droit canonique que la dédicace d'église prend toute son envergure sacramentelle : le De consecratione du Décret de Gratien s'ouvre sur la dédicace, premier sacrement effectué dans l'église. Soucieux de justifier par la liturgie l'éminence hiérarchique de l'évêque, les liturgistes-canonistes, tels Guillaume Durant, analysent la consécration épiscopale en lien avec la vocation sacramentelle du bâtiment ecclésial. À l'occasion de la controverse eucharistique, qui rebondit à partir de la seconde moitié du XIIe siècle, des liturgistes éclairent le lien entre lieu et sacrement : une relation d'homologie est établie entre l'eucharistie et la consécration qui transmue le bâtiment en communauté. La théologie sacramentelle confère désormais aux sacrements la faculté d'inscrire dans l'espace le pouvoir d'ordre, ce qui constitue le point nodal de l'étude. Dès lors, le sens de la métonymie se trouve renversé : ce n'est plus la communauté qui donne son nom à l'édifice où elle se réunit, mais l'édifice, comme condition nécessaire à l'accomplissement de la communauté dans l'eucharistie, qui la nomme.
Par la quatrième partie, l'auteur rompt le fil chronologique, pour examiner ce qui dans la société médiévale fait obstacle à la mise en pratique du discours ecclésial, empêche l'instauration d'une théocratie pontificale : les laïcs et l'individu. Dominique Iogna-Prat étudie la figure du laïc fondateur et constructeur d'église telle qu'elle transparaît des sources hagiographiques et historiographiques ; attestée dès le premier tiers du XIe siècle dans l'Église ottonienne et le monde anglo-normand, la pose de la première pierre met en scène le laïc fondateur, avant que les prélats consécrateurs n'investissent ce rituel. Rédigé par un abbé chartreux écossais au début du XIIIe siècle, le Commentaire du Tabernacle explore, par une représentation architecturée de l'âme et de l'Église, le lien entre construction ecclésiale et édification du fidèle. Le titre « résistances » donné à cette partie semble toutefois excessif, car les textes cités sont en majorité dus à des auteurs engagés dans l'institution ecclésiale. L'autel portatif, sollicité par les laïcs et accordé avec réticence par la hiérarchie ecclésiastique, aurait pu illustrer les résistances à la construction ecclésiale de l'espace sacré.
La contribution de La Maison Dieu à la connaissance de l'Église médiévale semble d'autant plus importante qu'elle établit le lien entre constructions ecclésiologiques, théologie sacramentelle et pratiques liturgiques. Tout au long de l'ouvrage, Dominique Iogna-Prat montre comment les controverses eucharistiques ont progressivement dissipé les réticences augustiniennes, pour favoriser le développement d'une ecclésiologie du lieu de culte. Au milieu du IXe siècle, Walahfrid Strabon, abbé de Reichenau, considère la métonymie comme fondatrice de la réalité ecclésiale, mais l'irrésolution de la controverse eucharistique l'empêche de cerner la spécificité du lieu de culte. C'est en effet la réactivation de cette controverse, dès le milieu du XIe siècle, qui favorise la définition du lien entre lieu et sacrement. L'affirmation de la présence réelle du Christ dans l'eucharistie incite les commentaires allégoriques au canon de la messe à préciser, en termes sacramentels, le caractère constitutif du lieu de culte. À propos de l'évolution de la pose de la première pierre, l'auteur observe d'ailleurs l'incidence rituelle de ces réflexions théologiques. Dans la première moitié du XIIe siècle, alors que la controverse eucharistique tend à s'apaiser, la formule augustinienne « vrai lieu du sacrifice » est appliquée au bâtiment ecclésial. Le verrou augustinien a définitivement sauté sous les assauts d'Hugues de Saint-Victor et de Pierre Lombard, qui conçoivent l'inscription de l'âme dans un lieu. L'édifice cultuel est ainsi défini comme la condition nécessaire à la réalisation de la communauté dans l'effectuation sacramentelle, la dédicace comme le sacrement fondateur des autres sacrements.
Étudiant la genèse d'une ecclésiologie du lieu de culte, Dominique Iogna-Prat propose la notion de « monumentalisation » pour désigner la portée ecclésiologique de la métonymie ecclésiale, c'est-à-dire le passage de l'Église-communauté à l'église-bâtiment. Ce terme résume le choix méthodologique suivi dans l'étude de la spatialisation du sacré : il s'agit d'un retour aux sources ecclésiologiques, au monument textuel de l'Église, monument littéraire à l'instar de l'église de Combray évoquée en ouverture. C'est sans doute le sens du sous-titre donné à l'ouvrage. Le concept de monumentalisation est évoqué à propos de deux époques et en lien avec deux notions : l'époque carolingienne et le corps d'une part, d'autre part la Réforme grégorienne et la personne. La notion de corps désigne la communauté des fidèles, selon la métaphore paulinienne (corpus Christi) ; sur l'influence du Pseudo-Denys, la notion de corps se trouve appliquée à l'église-bâtiment ; en cela l'époque carolingienne, qui voit l'expression corpus ecclesiae désigner tout ou partie du bâtiment ecclésial, constitue bien le premier temps d'une ecclésiologie du lieu de culte. Lors de la Réforme grégorienne, l'auteur étudie la personnification de l'édifice cultuel dans l'iconographie de la dédicace d'église produite en Italie méridionale du Xe au XIIe siècle, puis dans la liturgie. Canonistes et liturgistes évoquent en effet le baptême de l'église et célèbrent l'anniversaire de la dédicace, faisant de l'église-bâtiment une personne du point de vue liturgique. Le XIIIe siècle marque à cet égard une césure, puisque la notion de personne morale élaborée par les canonistes permet peu à peu de concevoir l'Église hors de toute référence monumentale. L'auteur note d'ailleurs que dans les nombreux traités De Ecclesia rédigés à la fin du Moyen Âge, la communauté des fidèles n'est plus définie en référence au lieu de culte ; la métonymie ecclésiale a cessé de structurer l'ecclésiologie.
Cette étude est sous-tendue par la question du pouvoir d'ordre dans la construction institutionnelle de l'Église. À partir du IXe siècle, le système classificatoire des sept ordres ecclésiastiques réunit le prêtre et l'évêque dans l'ordre supérieur. Or au même moment, les évêques affirment leur compétence exclusive sur la consécration des lieux de culte et tentent de se distinguer des simples prêtres par leur pouvoir liturgique. En affirmant leurs pouvoirs consécrateurs, les évêques entendent justifier la hiérarchie ecclésiastique par l'ordre. Consacrer fut un enjeu de pouvoir dans l'Église : d'importants conflits hiérarchiques survinrent à propos de la consécration des futurs évêques 2. Le droit romain fut d'emblée mobilisé pour fonder le pouvoir liturgique de l'évêque : à travers les métamorphoses de la transmission textuelle, une novelle de Justinien devint le rituel de pose de la première pierre dans le Pontifical romano-germanique. Le commentaire allégorique de ce texte juridique, compilé dans une collection liturgique, donne naissance à une ecclésiologie du lieu de culte, qui est aussi une ecclésiologie de l'évêque consécrateur.
Notes de bas de page :
1 Yves Congar, L'Ecclésiologie du Haut Moyen Âge. De saint Grégoire le Grand à la désunion entre Byzance et Rome, Paris, 1968, p. 62.
2 F. Delivré, L'Évêque du premier siège. La papauté et l'office de primat-patriarche dans l'Occident médiéval (fin xie-début xviesiècle), dir. C. Gauvard, université Paris 1, 2006, dactylographiée.
Émilie Rosenblieh, «Dominique Iogna-Prat, La Maison Dieu. Une histoire monumentale de l'Église au Moyen Âge (v. 800-v. 1200), Paris, Éditions du Seuil, 2006, 683 p., 28 ill. hors texte», Médiévales, 53 (2007), http://medievales.revues.org/document4252.html.
Émilie Rosenblieh
Médiévales 53, automne 2007, p. 180-184
Notes de la rédaction