Au-delà de l’utopie du travail, le loisir.

Publié le par Michel Durand

« La politique, c’est le goût de l’avenir »
Max Weber


« Si l’on cesse de croire que le monde est améliorable, si l’on tourne le dos à cette conviction “progressiste ”, alors comment défendra-t-on les droits de l’homme, comment lutera-t-on pour la justice ou l’égalité… Nous sommes tous responsables de l’achèvement du monde. C’est à nous -et non pas au destin ou au hasard- qu’il appartient de construire l’avenir…
Pour reprendre une belle formulation venue de la sagesse juive, en renonçant au volontarisme et au progrès, nous accepterions du même coup d’abandonner le monde aux “ méchants”. »
Jean-Claude Guillebaud


Au-delà de l’utopie du travail, le loisir.

Comme je pense l’avoir déjà dit, c’est ainsi que j’ai intitulé un colloque tenu, il y a une dizaine d’années avec Confluences dans le cadre du service de l’Eglise catholique : Pastorale des réalités du tourisme et des loisirs.
Aujourd’hui les questions que nous posions rebondissent avec une urgente acuité. J’en ai eu encore la preuve la semaine dernière lorsqu’une jeune étudiante développait l’importance d’un nouveau rapport avec la nature.
Dans cette ligne, je reprends quelques idées.

Utopie ? Mot positif ou négatif ?

Négatif
Si j’emploie le mot “utopie” c’est vraisemblablement parce que je suis porté par l’air du temps qui reprend des idées que l’on aimait développer dans les années 70. Mais, j’emploie aussi ce mot dans la ligne d’un groupe d’étude de la faculté de théologie des Universités catholiques de Lyon. En effet, dans les année 80, nous soulevions déjà la question : “Faut-il encore travailler ?” (Les Cahiers de l’Institut Catholique de Lyon, Faut-il encore travailler ?  Eléments pour une réflexion théologique sur le travail et le repos, mars 1982).
Malgré les considérations plutôt optimistes de quelques textes d’Église sur l’activité humaine dans le travail salarié (Vatican II, Gaudium et Spes, 1964, Jean-Paul II, le Travail humain, 1981) nous concluions que les considérations qui faisaient du travail une fin ultime pour l’homme ne pouvaient que s’enliser dans des idéologies illusoires.
C’est donc dans un sens plutôt négatif que j’emploie le mot utopie à propos du travail. Au-delà de l’utopie du travail, c’est-à-dire au-delà des fausses croyances entretenues à son sujet.

Positif
Mais le mot “utopie” a un autre sens, positif, celui-là. Et, ce que je souhaite dans un débat démocratique, donc politique, c’est que l’on change effectivement d’orientation. J’envisage une invitation, adressée à tous, à quitter le terrain du travail pour nous rendre dans un endroit nullement connu mais que nous avons tout intérêt à découvrir pour sortir de l’impasse du travail absolutisé. Si “dieu-travail” n’est pas la fin ultime de l’homme, il n’est pas non plus l’outil idéal de socialisation et d’intégration. Nous devons chercher ailleurs. La recherche sera
utopique dans la mesure où elle ne vise pas à consolider le pouvoir en place mais au contraire à en saper les fondements dans la perspective d’explorer le possible d’une situation humaine où l’homme trouve réponse aux questions qu’il se pose.
Le temps libre -loisir vécu et non consommé, loisirs bien compris- peut-il être une alternative au dilemme travail/chômage ?
Beaucoup d’ouvrages et de déclarations traitent de ce dernier à la façon des idéologies, défenses des convictions acquises. Or, nous avons conscience qu’il nous faut regarder ailleurs, changer d’utopie.
Le titre de ce colloque une fois décidé, mes lectures m’ont conforté dans ce choix.
A titre d’exemple, je cite Dominique Méda qui constate que tous les penseurs du XXème siècle -chrétien, marxiste et humaniste- s’accordent sur “la croyance en un schème utopique du travail. Selon celui-ci, écrit-il, le travail est l’essence de l’homme, il est actuellement défiguré et il faut donc retrouver, par-delà ces défigurations, les moyens de son expression pleine et entière. Par conséquent, le travail est et doit devenir en réalité le lieu du lien social et de la réalisation de soi” (Dominique Méda, Le travail, une valeur en voie de disparition, Alto Aubier, p. 21, 1995.)
Il y a aussi François Guedj et Gérard Vindt. Constatant que les négociations collectives sur le temps de travail sont revenues sur le devant de la scène par la bande, ils concluent ainsi leur étude : “Le chômage massif et la montée de l’extrême droite, notamment, appellent une perspective mobilisatrice telle que peut l’ouvrir un projet autour d’une importante réduction du temps de travail apte à rassembler chômeurs, salariés précaires et stables ; un projet défendant aussi le salaire et n’acceptant pas que l’aménagement du temps de travail confine la vie familiale et sociale dans les creux de la production ; un projet questionnant à nouveau la finalité et la nature de la production ; un projet posant, de ce fait, la question du pouvoir dans la société et dans l’entreprise” (François Guedj et Gérard Vindt, Le temps de travail, une histoire conflictuelle, alternative économique, Syros. p.149, 1997).
Travail et loisir
Pour conduire à fond l’étude que je propose, il faudrait que l’on puisse comparer deux types d’études, celles qui tournent autour du travail et celles qui tournent autour du loisir. Cela n’est pas possible. En effet, le déséquilibre est grand entre ces deux secteurs. Aussi, il m’arrive de souhaiter que les chercheurs abandonnent quelque peu le terrain de la sociologie du travail pour rejoindre celui du loisir pris pour lui-même. Si l’alternative à l’utopie du travail est l’utopie du loisir, il convient de mieux connaître celui-ci. Or, ce n’est pas le cas. La crainte du chômage est telle que toute l’énergie se tourne vers lui afin de le résorber. Pourquoi souhaite-t-on tant revaloriser le travail, comme le dit Dominique Méda ? “Ainsi, au moment où le chômage se développe et où il apparaît que le travail humain pourrait se raréfier, les réflexions contemporaines sur le travail renouent-elles avec les grandes pensées ou les grandes eschatologies qui ont structuré le XXème siècle et organisent-elles une défense et illustration du travail pour mettre en évidence sa valeur”.
Majoritairement donc, nous continuons à voir dans le travail l’essence de l’homme, selon l’expression de Dominique Méda, et nous nous prosternons devant cette activité humaine (le travail est bien souvent promu au rang de l’œuvre) comme jadis nous vénérions une nature enchantée. Nous devrions, au contraire, suivre les chemins empruntés par les prophètes bibliques qui ont entrepris de désacraliser la création. Ainsi désabsolutisé, désacralisé, le travail ne sera plus considéré comme ayant sa fin en lui-même.
Autrement dit, il nous semble que l’issue au problème de sens de la société postindustrielle réside dans une recherche de développement humain sur un autre terrain que celui de la production-consommation ou de l’utilisation de l’activité humaine pour créer du lien social. Sans tomber dans le travers de transformer le loisir en “nouvelle essence de l’homme”, ne peut-on pas trouver dans le temps libéré par la baisse des heures travaillées un espace où poser la bonne question de l’épanouissement humain : quelle est sa propre finalité ? La littérature sur le travail n’aborde pas, à mon avis, cette cruciale question ; c’est plus que regrettable.
Si, dans les dix dernières années, ces idées étaient mises au placard, il semble qu’aujourd’hui elles renaissent avec force. Voir les articles des objecteurs de croissance. Je vous invite à lire dans « la décroissance » de juin 2007, le journal de la joie de vivre, l’article de Paul Ariès, sortir de l’idéologie du travail : « impossible de ne plus être un forçat du travail sans remettre en cause la réalité du travail actuel. La tragédie du salariat est en effet une longue histoire de dépouillement : le travailleur fut dépouillé des produits de son travail, il fut dépouillé d’une part essentielle de la valeur produite part son travail… il est dépouillé aujourd’hui du sens même de son travail… »

Publié dans Anthropologie

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