Le démon ne veut pas s’abandonner ; je le vois ouvrir un cours de développement personnel, fournir en oreillers celui qui n'a pas où dormir

Publié le par Michel Durand

Lucifer_Liege_Luc_Viatour.jpg

Le génie du mal (installé en 1848), connu officieusement en anglais sous le nom de Lucifer ou The Lucifer of Liège, est une sculpture religieuse exécutée en marbre blanc par l'artiste belge Guillaume Geefs. Le Génie du mal - Wikipédia

 

Je ne suis pas arrivé à lire jusqu’à la fin l’ouvrage de Fabrice Hadjajd, La foi des démons ou l’athéisme dépassé. Plus exactement, j’ai parcouru d’une rapide lecture la dernière moitié du livre. Il me semble que tout a été déjà dit dans les 150 premières pages. Surtout, à un moment donné il s’exprime dans le genre littéraire talmudique avec le commentaire du commentaire, multipliant les exemples, les preuves de sa conviction que, du reste, je partage : les démons sont tels parce qu’ils refusent d’être le réceptacle de la grâce du Créateur.

Comme je l’ai exprimé à propos de Pierre Israël Trigno (voit ici et ici), je me sens très mal à l’aise avec le type midrash. Ce n’est pas ma culture. Ainsi, je n’entre pas du tout dans cet argument : « Le commencement de la Bible est le mot “commencement”. En hébreu “Béréchit”. Si bien que la première lettre de toute l’Écriture sainte est la lettre Beth (ce qui, en français, fait justement homonymie avec la Bête, princesse du faux-semblant). Or le caractère initial de ce Beth est riche de significations nombreuses. Les rabbins du Talmud se sont ainsi posé la question : “Pourquoi le monde fut-il créé avec la lettre  Beth ?” C’est la deuxième lettre de l’alphabet, le commencement commence avec ce qui est second : n’aurait-on pas été mieux inspiré d’inscrire ici la première, Aleph, laquelle est d’ailleurs au début d’Élohim?... »

Je vois dans cette expression littéraire beaucoup de poésie sans percevoir que cela puisse entrer dans une argumentation probante. Mais voilà, c’est que je ne suis pas fils de rabbin, ou tout simplement pas baigné de culture juive. Je ne m’y retrouve pas du tout en respectant que le philosophe Hadjadj puisse voir en cette formulation quelques arguments probants. Du reste, voilà un débat que j’aimerais  bien avoir en compagnie de ces deux penseurs, Trigano et Hadjadj, récemment converti du judaïsme au christianisme.

Revenons-en au Démons.

Je disais plus haut que tout avait été dit et bien prouvé dans la première moitié de son ouvrage. La conclusion mystique et pratique que j’en tire est que, dans ma prière et dans mes modes de vie quotidiens, je me dois de demeurer en permanence ouvert à la grâce de Dieu. Faire confiance en la Présence de Dieu dans mon intériorité. Être le réceptacle de sa Sagesse. Jérémie parle de la circoncision du cœur.

L’homme créé par Dieu à son image, tout en jouissant d’une grande et authentique liberté, n’est pas autonome au point de pouvoir s’épanouir dans le refus du don venu d’En-Haut.

Il y a quelque temps, dans le cadre d’une réflexion avec Chrétiens et pic de pétrole, j’évoquais la non-autonomie foncière de la création bien que chaque secteur puisse et doive se développer indépendamment de Dieu. Le créé est indépendant, libre, mais non autonome. C’est ce que dit Fabrice Hadjadj en de nombreuses pages. Feuilletant les cent premières de son ouvrage, une peu au hasard j’ai retenu la page 86 que je recopie ici. Elle est à mettre en parallèle avec les écrits de Vatican II, l’Eglise dans le monde de ce temps.

J’ai aussi trouvé dans les lectures de la Liturgie des Heures un texte de Saint Irénée qui convient bien à la réflexion (Offices des lectures au vendredi de la seconde semaine de carême) :

« La gloire  de Dieu manquait à l’homme, cette gloire, cette gloire qu’il n’avait pu recevoir d’aucune manière, si ce n’est par le service de Dieu. »

 

La foi des démons :

Le démon ne veut pas s’abandonner. Il préfère être self-made-man. Et je le vois bien ouvrir un cours de développement personnel - devenir le coach des winners, fournir en oreillers celui qui n'a pas où reposer la tête, euthanasier l'homme de douleurs.

 

Vrai monologue

- Donne-moi ce qui est dû à ma nature, et pour le reste soyons quittes. Je ne veux pas de cette grâce qui réclame en réponse notre Alliance. Je veux être seul à faire mon bonheur, et encourager les autres à faire leur bonheur par leurs propres moyens, ou du moins à refuser ce bonheur empoisonné que tu proposes, ce don qui, si gratuit soit-il, nous oblige, nous rend redevables à l'infini, impose je ne sais quelle mort à nous-mêmes dans l'offrande de notre vie à Toi comme la vierge offre ses cuisses ouvertes à la déchirure de l'époux. Je veux être, moi, la Vierge inépousée, qui n'est rachetée par personne. Je veux être, moi, le Fils sans père, qui se détache de son origine et ne se trouve bien que dans ce qu'il invente à partir du néant. Je veux être, moi, le serviteur absolu, qui sait apprendre à chacun à ne dépendre de personne. Je veux être, moi, le Verbe qui n'a pas été proféré, la Parole qui ne procède d'aucune écoute, le pur Monologos... Et puis cet ordre de la grâce dérange trop l'ordre de la nature : nous, anges, pouvons nous retrouver à égalité avec les hommes ! nous, anges, devrions adorer l'humanité du Christ! nous, anges, devrions vénérer comme notre reine cette petite youpine : la vierge Marie ! Vierge en quoi, puisqu'elle se laisse incestueusement baiser par l'Esprit du Père et du Fils ? C'est moi, je le répète, la Vierge véritable, la créature qui a le moins de contact avec son Créateur... Et vous voudriez que cette injustice criante nous laisse sans réaction, vous voudriez que nous n'applaudissions pas à l'amertume du fils aîné devant l'accueil du fils prodigue ? Ces noces obscènes de la grâce, cette orgueilleuse communion dans la divinité, nous les refusons. Mais nous disons « Oui» à la pure nature. Nous répondons « Me voici» à quiconque veut faire son bonheur, non pas sans Dieu-Cause-première, bien sûr, car nous sortons forcément de lui, mais sans Dieu-Époux-ultime, car nous pouvons ne pas lui revenir. Chacun doit pouvoir y arriver tout seul, comme un grand. Chacun, sans être forcé d'accueillir en son sein cette semence du Verbe, comme il est écrit dans son abjecte parabole du semeur-! Enfin, regardez-moi, je suis le vrai serviteur souffrant d'une souffrance éternelle ! Je bosse malgré tout pour le Très-Haut, sans avoir le repos du sabbat ni du dimanche. J'accepte les Job les plus ingrats. Parce que ses gentils saints, qui est-ce qui les décape, les astique, les fait reluire ? Bibi ! Je les tente avec le malheur, je touche à leurs propriétés, pourris leur chair, ronge leurs os, comme le bonhomme d'Uç ; ou bien je les tente avec du confort, j'enrichis leurs propriétés, caresse leur chair, durcis leurs os, comme tous les consommateurs de Cocagne ; mais qu'ils ne succombent pas, qu'ils gardent le goût de la bénédiction, et leur gloire n'en est que plus grande. Croirez-vous que j'en obtienne le moindre remerciement ? Je fais tout cela comme sa machine, sans attendre de récompense. Humble, très humble est mon amour, puisqu'il n'est pas intéressé par sa béatitude ! Pur, très pur est mon amour : un alcool à 100 degrés qui procure une ivresse dont on ne dessoûle jamais ! Comprenez-moi bien. L'autre est désormais dans le Ciel, dans sa splendeur, avec ses anges prosternés et ses plaies dégoulinantes de lumière, alors que moi ? Je suis l'authentique et pure victime sans propitiation. Le Verbe s'est incarné ? Moi je suis tombé comme l'éclair. Et jamais je ne me relèverai... Ma douleur comme mon plaisir sont sans retour ...

Ce discours apparaîtra peut-être rempli d'orgueil et d'envie. Le démon appelle cela humilité et justice. Son enchaînement au péché, il le considère comme une émancipation, tandis que la sainteté lui paraît le comble de l'orgueil. Sa haine de Dieu, il la vit comme un redresseur de torts : « Pourquoi n'en est-il pas resté à la nature ? Pourquoi cette surérogation, ce don du surnaturel qui nous met à égalité avec des inférieurs et nous engage à le remercier avec toute notre existence, sans rien de reste pour soi seul ? »

Publié dans Anthropologie

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article