De la pénibilité du travail à l’âge de la retraite dans la perspective de pouvoir toujours vivre dignement. Le regard de Jean-Marie Delthil
Des boutons
C'était il y a 25 ans, alors que je venais d'arriver en région grenobloise… et c'est il y a juste quelques minutes : alors que je viens de regarder et d'écouter une fois encore Christiane Rancé témoigner sur Internet de ce que fut une partie de la vie de Simone Weil, en particulier son épisode de vie en usine.
Grenoble, donc : je prenais un peu tous les jobs et métiers en arrivant dans la région, des métiers peu ou pas qualifiés, naturellement mal payés, parfois assez pénibles à exercer... bref, je venais de répondre à une demande d'embauche chez un fabricant bien connu d'agrafes (jadis de boutons) et autres petits objets de plastique destinés principalement à l'industrie automobile.
Il fallait avoir le bac en conditions requises, je l'avais – j'y suis allé.
Je me suis présenté… quelques questions d'usage, et j'ai été pris pour un mois à l'essai.
C'était une entreprise qui faisait les trois-huit, mais pour mon probatoire, j'étais naturellement en horaire de jour, classique, protégé.
J'avais été 'pris' pour à terme devenir chef d'équipe, d'une petite équipe de production, je pense.
Vous entriez dans une très grande salle où se trouvaient des dizaines de presses à injection plastique ; il faisait chaud, très chaud (nous étions pourtant en hiver), et puis le bruit était incessant – en particulier les alarmes des machines, pressantes, autoritaires, qui se mettaient en marche lorsque le moule de l'une d'entre elles était bouché, ou qu'il fallait décoller une partie de plastique fondu mal disposée, bref : dès le premier jour, dès la première heure, je ne bondissais pas de joie.
Je me souviens qu'un jour de la première semaine, je m'étais littéralement précipité sur une machine en arrêt, hurlante, et qu'il fallait servir… , sur un moule en souffrance – j'avais très vite compris qu'il était bon et même indispensable de se comporter ainsi… donc, je fonce, j'ouvre le moule d'acier encore brûlant de la toute dernière injection pour décoller le morceau de réglisse noir et brillant, difforme, qui ne valait pas un sou… il était récalcitrant, j'ai forcé avec mon outil (une sorte de spatule, je crois), et je me suis enfoncé bien profondément la pointe d'une partie du moule dans le bout d'un de mes doigts.
J'en garde encore la trace.
Nous n'avions pas de gants.
Bon.
Je me sens aussitôt mal, je demande à m'arrêter un peu… je vais dans un bureau qui se trouve à deux pas, m'allonge sur le sol, des personnes sont là autour de moi qui ne s'étonnent pas plus que cela… mes esprits et ma force reviennent, et je repars au travail, à peine plus prudent.
Personne ne se parlait ici, je veux dire : dans la salle de production, dans la salle des presses, compte tenu du bruit et du vacarme qui y régnait dus à l'injection elle-même et aux klaxons incessants.
J'ai encore cet autre souvenir, toujours dans l'entreprise : j'avais remarqué la présence d'un chef d'équipe que j'étais peut-être amené à remplacer, à terme. L'homme était quoi qu'il en soit proche de la retraite – mais c'est son comportement et surtout son physique qui m'avait frappé, alerté : un visage émacié, creusé et terne, plus ou moins courbé vers le sol, des yeux impossibles à voir, encore moins de regards. Il n'y avait pas de soumission à proprement parler, chez lui, mais plutôt une crainte, une crainte que je ne parvenais pas tout à fait à identifier ni même à définir, mais dont j’imaginais toutefois bien la source et l'origine.
Il y avait un vide également, chez lui.
On me dit alors, et Dieu sait pourquoi qu'il avait fait toute sa carrière dans l'entreprise.
Enfin : c'est la SNCF qui m'a sauvé !… En bout de première semaine d'essai dans les agrafes, je vis (à l'ANPE de l'époque) que le Dépôt de Chemins de fer de Chambéry recherchait des roulants à former, des futurs conducteurs de train dont certains pourraient même piloter les TGV… j'y suis allé pour deux raisons dont la première était de fuir légitimement l'enfer dans lequel j'étais malencontreusement tombé… Chambéry demandait de bons yeux, je n'en avais pas – alors j'étais rendu libre à moi-même et à un avenir qu'il me faudrait encore une nouvelle fois redessiner.
J'ai naturellement démissionné des agrafes et particules en tout genre pour un motif officiel et qu'on aurait pu dire fallacieux, et pour un autre motif nettement plus légitime en rapport avec le respect de ma propre personne.
Laissons à présent la parole à Christiane Rancé qui évoque l'expérience industrielle et ô combien humaine également, de la philosophe Simone Weil :
« Le 4 décembre 1934, ce matin-là, elle se présente en blouse blanche chez Alstom pour occuper son emploi d'ouvrière sur presse découpeuse. Et le cauchemar commence. Dans les énormes ateliers, règne, souveraine, carnivore, insatiable : la machine.
Elle est à l'usine, endroit morne, où on ne fait qu'obéir, briser sous la contrainte, tout ce qu'on a d'humain, se courber, se laisser abaisser au-dessous de la machine.
La voilà, pantin anonyme à la Charlie Chaplin, dans Les Temps modernes, répéter cent fois, stupéfiée, le même geste, sous l’œil du régleur et le couperet de l'horloge. »
Je crois que tout le monde a compris et bien saisi l'horreur.
Pour clore le chapitre, ainsi peut-être que le bec de quelques contempteurs venus d'on ne sait où : j'ai, pour information, une voiture que j'utilise volontiers… , elle fonctionne fort agréablement, et date de 1999.
Pas loin de vingt ans d'âge.
Voilà pour l'essentiel.
Jean-Marie Delthil. Bonny, le 2 mars 2018.
Nota : le texte cité de Christiane Rancé est extrait du documentaire diffusé le 25 février 2018 à l'émission télévisée Le Jour du Seigneur : 'Les lumières de Christiane Rancé’. Réalisateur : Pierre Lane.