C’est en seconde que fut tracée l’orientation de toute mon existence ; l’axe pris s’est sans cesse maintenu, il est heureux de le reconnaitre

Publié le par Michel Durand

C’est en seconde que fut tracée l’orientation de toute mon existence ; l’axe pris s’est sans cesse maintenu, il est heureux de le reconnaitre

Suite du cahier de vie (journal) d’adolescent. Venir ici  pour lire la page précédente.

 

2 juin 1959

Je relate ici une discussion partagée avec Sardou. Une discussion qui fut délicate, car la contradiction était constante. C’est ainsi qu’il semble prouver le contraire de ce que je dis. La conversation porte sur la procession du « Port » en hommage à Notre-Dame-du-Port de Clermont.

Je n’aime pas et je trouve stupide ces processions, car je pense que la religion n’est pas ostentatoire. Nous pouvons prier (et je suppose la prière meilleure) dans une église plutôt qu’en se promenant. Sardou répond à ceci en me disant que c’est la peur d’être vu chrétien pratiquant, de prouver ma foi qui me fait désapprécier les processions. Puis, la conversation s’étend sur la manière de suivre une procession. Nous parlons des bigots et bigotes que ni l’un ni l’autre n’approuve et de ceux qui s’adressent à Marie sans croire à Dieu. Comme exemple, Charles (Sardou) cite les marins de Marseille qui rendant hommage à la Bonne Mère durant les processions ne croient pas en Dieu. Un frère professeur a sous-entendu un jour que ce marin ne serait pas damné. Croire à la Vierge sans croire en Dieu, c’est ridicule et faux. C’est impossible même d’y penser, car il ne peut y avoir de Vierge sans Dieu. Mais, pour eux !…

Cette dévotion à Marie sans qu’elle soit faite à Dieu n’est qu’une simple superstition. Sardou trouve que c’est plutôt de la reconnaissance. Puis, il dit après que la reconnaissance pour avoir fait un miracle en mer est peut-être une forme de la superstition. Je ne le pense pas.

De toute la discussion, qui s’est éternisée sur un problème insoluble, celui des marins et de Marie, j’ai retiré que j’avais peur d’être vu, de paraître chrétien et que c’est à cause de ceci que je n’aime pas les processions, ni l’état extérieur de la religion.

De ceci, il y a une conclusion à tirer ; la voici. J’en ai peut-être déjà parlé, mais cela n’a pas d’importance. Je peux très bien me répéter sur ce sujet.

En me voyant dans une manifestation religieuse, un libre penseur se moquerait de moi. Il ne le ferait pas cependant si j’exposais clairement et intelligemment le pourquoi de ma religion, de la participation à un acte religieux. Autrement dit, si je prouve, si je montre clairement ma religion, je ne dois pas avoir peur de mes actes, de mes sentiments devant un indifférent puisque ceux-ci sont rendus valables par suite d’une explication intelligente.

Je parle après ceci de religion avec un indifférent pour essayer de me justifier auprès de lui. Il voit dans la charité une forme de bonheur, un idéal. Il m’approuve et il me considère heureux, car il prétend que je suis sur le chemin de cet idéal : la charité. Mais, il ne voit pas que cette charité lui conviendrait. Il ne croit pas que l’idéal qu’il cherche, que sa soif de l’infini serait remplie par l’amour de Dieu. « Tout ceci ne convient pas, me dit-il. Je reste éloigné de Dieu, car je préfère chercher un bonheur terrestre. Si j’échoue, si je ne trouve rien, tant pis pour moi ; mais je n’abandonnerai qu’à ma mort ». Cette explication de l’indifférent peut-être valable. Nous savons, nous excusons son éloignement de Dieu en considérant le pourquoi de cet éloignement. Il en est de même pour nous chrétien ; l’explication précédente est réciproque.

 

7 juin

Il est un fait général chez tout le monde. Ce fait est que les peines portent plus que les joies. Quand une action plaisante se présente à notre vie, nous l’exécutons avec bonheur. On est heureux de faire ceci ou cela parce que cela n’est pas ennuyeux. Et la joie étant le plus naturel chez l’homme on ne s’aperçoit pas de notre bonheur.

Quand une action déplaisante se présente à notre vue et que nous sommes obligés de faire cette action, nous nous plaignons. Nous crions et nous portons haut notre misère, notre ennui d’accomplir cette action déplaisante. La tristesse, les soucis n’étant pas naturel pour l’homme nous nous apercevons de ceux-ci.

C’est ainsi que nos joies passent inaperçues et que nos peines sont connues de tout le monde et de nous-mêmes (surtout de nos-mêmes).

Cette remarque est valable pour moi, si elle ne l’est pour les autres. Mes joies et les peines sont en nombre égal. Mais comme mes peines me marquent plus l’esprit, mes joies disparaissent comme étouffées par mes peines. C’est peut-être pour ceci que je me croyais malheureux. Une solution est très simple pour être heureux sur terre, ou plus spécialement pour être gai, il suffit de faire l’inverse, c’est-à-dire d’oublier les peines et de mettre en honneur les joies. C’est être optimiste.

Les douleurs physiques ajoutent aussi du poids aux peines. Il faut donc aussi supprimer ces douleurs. C’est ce que j’essaie de faire en étant stoïque. Pour ceci, je me plains le moins possible de mes maux de tête, du froid, du chaud, etc. Ne pas se plaindre ! C’est beau ceci. Mais, il y a du plaisir à se plaindre et j’aime me plaindre, gémir. Je dois donc me dire : « Michel, fais un effort, ne considère plus tes douleurs ». Être stoïque devant les peines physiques est à réussir. De même qu’être calme devant les insultes, les réprimandes méchantes des autres.

Toutes ces choses, je veux les supprimer de mon être afin d’être agréable à tous, afin de plaire à tous. Puis-je être un séducteur des foules ? Je ne le pense pas ; cela est quelquefois trop lâche de se servir de sa face extérieure.

Aujourd’hui, 7 juin je fais une autre remarque sur le genre de vie que j’aimerai accomplir. Cette remarque est plutôt une question.

Dois-je faire une vie qui me plait, une vie à mon goût, c’est-à-dire une vie d’artiste ? Je trouverai une vie d’artiste en étant architecte, en créant, ce qui fait vibrer tout mon être de bonheur. Ou dois-je accomplir ma vie au service de Dieu, dans le calme et la prière, loin de toutes les joies terrestres ?

 

12 juin 1959

Je reçois une « enguelade » d’un professeur ce qui me lança de nouveau des idées noires. Mais je me rappelle de ma promesse qui consiste à ne plus vouloir être martyre de la vie. Je trouve plus héroïque de lutter contre le malheur que d’être entrainé par lui, ce que je tendrais à faire. Comme je remercie la photo de m’avoir averti de ma mauvaise route.

 

13 juin 1959

Il y a eu ce soir une réunion jéciste à laquelle nous avons parlé des rapports entre filles et garçons. J’ai remarqué à cette discussion que je détestais le « flirt » beaucoup plus qu’auparavant. Pourquoi ceci ?

Quand, au réfectoire ou sur la cour, mes camarades parlent des filles, des pucelles, je ne suis pas très à l’aise et il m’est difficile de me mettre à leur diapason. Comment ces camarades peuvent avouer, même si cela est faux, qu’ils se sont payé telles ou telles filles ? Ils disent cela en raillant ; ils racontent leurs exploits en se moquant du sexe féminin. « Celle-ci est facile, cette autre a des nichons frémissants, ma voisine est bien moulée… » Que de rapports stupides et dignes des animaux ! J’écoute à peine ces conversations tellement elles me font horreur. L’an passé, je n’étais pas outré de la sorte. Suis-je devenu puritain ? Je ne crois pas. C’est plutôt que je me suis aperçu de la grandeur d’âme et de cœur de la femme. Elle prend en moi un aspect plus grand, plus digne. Au paravent, je la considérais comme nous, garçons, mais elle est différente et cette différence mérite notre respect. C’est peut-être à cause de ce respect que je porte sur la jeune fille que je n’aime pas le « flirt ». C’est peut-être aussi que je n’aime pas m’user le cœur avec le « flirt ».

Je parlais tout à l’heure ru respect porté envers les filles. Si celles-ci n’ont pas de respect envers les garçons et cela arrive, il est compréhensible que les garçons n’en ont pas envers les filles. Le consentement est dans ce cas réciproque  d’où le « flirt » est bien vu chez l’un comme chez l’autre et il n’est plus question de respect.

 

13 juin 1959

J’écris personnellement à papa pour la fête des Pères. Par cette lettre, j’essaie de me dévoiler à lui et surtout j’essaie de lui envoyer Dieu.En ai-je le droit ? J’hésite. Tant pis pour moi si la mettre lui déplait. Je lui dis ceci :

Je ne suis pas sûr (mes connaissances sont en rapport avec mon âge), mais je crois cependant qu’on s’étonne de m’entendre parler de l’argent et des richesses. Certains de nos professeurs civils tiennent ce propos : « Si vous avez un bac ou deux, la situation acquise vous permettra d’avoir une aronde (marque de voiture). Mais, si vous êtes ingénieurs des Arts et métiers, vous pourrez avoir une DS et vous serez plus heureux ». La chose est incontestable, mais je pense qu’elle n’est pas suffisante. Avoir du fric, oui, mais pour être heureux, non. Un certain nombre de personnes estiment que le bonheur se trouve dans une « bonne situation ». Je me permets d’en douter. Mon idée est connue maintenant et j’espère que tu comprendras quel mobile me mène.

Sur ce, espérant des nouvelles de la famille, j’adresse à papa mes remerciements et lui souhaite le courage d’atteindre le vrai monde.

 

20 juin

Qu’et ce que papa a pensé de cette lettre ? M’a-t-il pris pour une andouille ou un désaxé, un adolescent instable ? Il ne m’a pas répondu et c’est maman qui me parla dans sa lettre. Elle me parla de choses banales, futiles et sans intérêt. Il en était de même pour la fête des Mères. J’espérai recevoir une lettre en rapport avec celle que j’avais envoyée , mais il n’en fut rien. Il est vraiment impossible de discuter avec nos parents. Pour ma part, j’ai fait plusieurs essais et cela n’a rien donné. Ils sont trop concrets ; ils ne voient que l’argent ; pour eux, le bonheur se trouve dans l’argent. Quand je leur dis que je ne m’intéresserais jamais à l’argent, ils me prennent pour un stupide adolescent qui est à l’âge bête. Quand je leur dis que le bonheur terrestre ne me convient pas, ils me répondent que je changerai. Mais, j’ai dix-sept ans et mes positions que mes parents croient encore être celle d’un adolescent s’affirment et se stabilisent. Ils ne veulent pas croire à mon dédain pour les plaisirs de la chair et comme ils rangent ces idées dans l’âge bête, ils trouvent que celui-ci dure longtemps pour moi. J’ai dix-sept ans, ce n’est certes pas une preuve, mais je suis sûr que mes positions actuelles sont devenues stables. La preuve la plus forte est qu’elles s’affirment.

 

26 juin 1959

J’ai visité hier un salon de peinture et on m’a remis une feuille sur laquelle je devais composer une critique du salon. Voilà ce que j’ai écrit :

Certains artistes du salon se plaisent à rendre froidement, point par point la beauté d’une fleur. Y arrivent-ils ? La nature est bien plus complexe. Je trouve que la photographie rend plus fidèlement les couleurs et les détails d’une tulipe, ou d’une rose, même si celles-ci sont peintes sur fond noir. À qui sert donc de peindre dans ce même but (reproduire le naturel) alors que le technique réussit mieux ?

L’art est art à la condition qu’il soit personnel. Aussi l’artiste impressionniste, expressionniste - même s’il est timide - est de beaucoup préférable aux simples « copistes ». Il est bon de trouver derrière un paysage ou un portrait, la passion du peintre, sa joie ou sa tristesse. Comme il est agréable de partager son état d’âme avec celui de l’auteur !

Le salon possède un grand nombre d’artistes de ce genre (plus de la moitié) qui fixent sur la toile leur sentiment, le fond de leur âme.

Préférant l’expression à la fidélité (reproductrice), il serait possible de dire que mon goût s’étend sur l’art (dit) non figuratif. Il n’en est pas ainsi, car profane en ce genre, je ne perce pas l’idée soumise dans une composition. Nombreux sont comme moi. Votre salon ne possède que trois ou quatre compositions abstraites. Ce qui est de bon augure pour son succès présent.

Afin de me justifier, je conclus en disant que la peinture contemporaine demande plus qu’au XVIe siècle ou au XVIIe, de la personnalité.

Il y a 1500 francs à gagner si cette critique plait. La mienne ne plut pas. Je n’ai pas voulu flatter les peintres qui, à cette exposition, étaient pour la majorité froids (sans sentiments exprimés).

Trois jours plus tard, je devais recevoir une lettre du secrétaire du salon qui glorifia ma personnalité, sans toutefois me donner raison.

 

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