Prendre le temps d’écouter ce que ne disent pas les gens est la révélation dont je prends conscience dans la saisie de mon journal d’adolescent
Voir ici ma dernière retranscription de mon journal d’adolescent, et ma première.
4 mai 1959
Je relève aujourd’hui une conversation brève, mais véritable faite entre deux camarades Herody et Gallien.
Herody : Gallien réveille-toi, tu rêves.
Gallien : Il est utile et bon de rêver.
Herody : peut-être, mais pour toi, ce n’est pas utile, car tu te forces.
Se forcer au rêve, prendre l’allure d’un rêveur, d’un penseur, d’un méditateur (méditant), ceci m’est quelquefois dû. Pour quoi avoir ce désir de paraître philosophe ? En quoi cela peut nous être utile de rêver ou de penser continuellement .? Je suis de l’avis d’Herody ; il ne sert à rien de se forcer à rêver, à penser quand on n’a pas de sujets à analyser. Et ces sujets ne sont pas continuels.
7 mai 1959
Nous avons de nouveau trois jours de vacances. Cela fait beaucoup en peu de temps, aussi je reste à la boite. Tous les camarades sont partis dans leur famille ; je suis donc seul et cette solitude m’oppresse. Je lis Adolphe, un romantique du début du XIXe. Bien que je n’aime guère cet homme et son action envers les femmes , son mal métaphysique me pénètre. Il me transmet tout son ennui. Pourquoi être malheureux ? Je suis libre ; je fais dans Clermont ce qui me plait et je suis triste. Le patron s’en est aperçu et me l’a dit. Il aurait mieux fait de se taire.
10 mai 1959
Je crois en mon malheur ; je suis persuadé d’être malheureux et je me plains d’être dans cet état. J’en suis maintenant certain. Cela se voit dans les conversations où je fais allusion à mon malheur, à ma tristesse. Allusion qui a pour but de me croire encore plus délaissé.
19 mai 1959
J’entame aujourd’hui un livre de Gœthe, les souffrances du jeune Werther. Si je n’aimais pas Adolphe, celui-ci me passionne. C‘est ainsi que je me sens plein du personnage de Werther. Je me retrouve en lui. C’est dire que le livre a une grande influence sur moi. Je me vois presque aussi malheureux que ne l’est Werther. Les Jeams Dean du XIXe. Je me sens posséder du même mal métaphysique, le « mal de René ».
20 mai 1959
La scène que relate ici se passe au dessin (industriel). Je trimai sur un problème concernant une pièce à dessiner et je n’y arrivais pas. Pirondini, le voisin de table voulut m’aider ; mais le professeur ne voulut pas. « Il faut pour comprendre qu’il cherche, qu’il soit malheureux », a dit le professeur. Et Pirondini a répondu : « Oh, non monsieur, il l’est déjà assez ». C’est par des petites réflexions de ce genre que l’idée d’être malheureux grandit en moi. Je sais qu’il ne faut pas me croire délaissé de tous, mais je le crois quand même.
Dimanche 24 mai 1959
À force d’entendre dire que je suis malheureux, à force d’entendre des conversations : « il faut le divertir, car il s’ennuie » ; ou bien : « viens le consoler, le calmer, car il veut se suicider » je me dégoûte de la vie. La boite (la pension) m’ennuie. Je ne me crois plus malheureux, car je suis maintenant vraiment malheureux. Jamais je n’ai éprouvé une lassitude aussi grande qu’après six heures du soir au retour de la procession de Notre-Dame du Port. N’ayant rien à faire et ne pouvant rien faire, je me suis vu enveloppé de tristesse. Pourquoi je m’ennuie ? Personne, ni même moi, ne peut le dire.
J’étais avec plusieurs camarades à discuter de banalité et, comme la conversation ne me plaisait pas, je laissais mon esprit vaguer ailleurs. Je laissais mon âme se torturer, se plaindre, broyer du noir.
C’est alors que, pour sortir de cette attitude, je me suis mis à crier, à dire que j’en ai marre de tout, que tout me dégoutte. L’idée de suicide se présenta ensuite quoique j’étais certain de ne pas avoir le courage de me tuer, surtout que Dieu l’interdit. En effet, nous ne sommes pas maîtres de notre vie. Aucun mot, ne sortis de mon vocabulaire ne peuvent dire à quel point je me trouvais triste à ce moment. Je n’arrive à extérioriser suffisamment ma tristesse pour l’exprimer. Si je savais pourquoi je suis triste, peut-être saurais-je exprimer cette tristesse.
26 mai 1959
Deux jours après la crise de dimanche que je juge comme étant la plus forte, nous avons les résultats de la photo de classe prise quinze jours auparavant. Cette photo est passée en étude de math. Chaque élève la regarde à son tour. Arrivée au tour de Boudier, celui-ci m’appelle et me dit que je suis merveilleux, personnel sur cette photo. « C‘est bien toi », me dit-il. J’étais anxieux de me voir, car je savais, le parton l’avait dit, que j’avais l’air triste. Plusieurs camarades, que j’épie, regardent la photo, puis me regardent et sourient. Comment suis-je sur cette photo ? À quel point suis-je triste ? L’angoisse qui me possédait à ce moment se transforma, aux paroles de Boudier, en ravissement. J’étais anxieux, mais ravi de savoir que j’étais sur la photo moi-même, car j’aime beaucoup la personnalité. (C’est-à-dire le fait que l’on soit comme l’on est). La photo passe de mains en mains. C’est bientôt mon tour ; j’attends avec impatience. Enfin la voilà. Déception.« C’est bien toi ». « Tu es personnel ». Ces mots résonnent dans ma tête. D’après Boudier, je suis aux yeux des autres ce que je suis sur cette photo - un blasé, un type qui se fout de tout, un type qui a une gueule de dégouté, un type qui regarde le suicide en regardant le sol. J’en ai marre, voilà ce que je dis sur cette photo et Boudier me dit « c’est bien toi ».
27 mai
Le coup d’hier me fut terrible. C’est hier que j’ai aperçu la chose stupide d’être dégouté. C’est hier que je me suis vu l’existentialiste qui regarde la vie avec dégoût. J’ai eu tort de me croire malheureux, car, à vrai dire, je n’étais pas vraiment malheureux. Je ne suis pas du tout malheureux. Il ne faut pas avoir marre des choses. Il ne faut pas se lasser des autres. Il ne faut pas se dégouter. Il faut vivre, être enthousiaste. Il faut résister aux sentiments efféminés tels que ceux des romantiques du XIXe. Ils ont fait croire en un malheur possible. C’était faux et je les hais maintenant. Je n’aime plus René, ni Adolphe, ni Cécile, ni Werther etc. Je ne veux plus être blasé ; aussi je prends la résolution de lutter contre l’attitude invraisemblable de mon malheur. Je veux vivre pour remplir la volonté de Dieu et je ne peux vivre que si je ne trouve pas de dégoût dans l’existence. Vivre avec enthousiasme , avec joie, une joie près de Dieu.
30 mai 1959
Je persiste de ne plus vouloir être un dégouté et j’en parle à Pirondini, celui qui fit allusion à ma tristesse. Quand il se trouva éclairé de mes projets, il les trouva raisonnables et beaucoup mieux. La chose est incontestable. Il est meilleur d’aimer la vie, ce que je veux, que de la détester, ce que je faisais. Comme moyen de changement, je pris le travail. Avant, je travaillais avec acharnement pour oublier ma triste vie. C’est ce que je fis remarquer à Pirodini qui ne comprenait pas l’ardeur que je m’étais à l’étude. Maintenant, je travaille autant, mais, pour l’avenir, ce qui est devant moi, pour l’idéal, le but à atteindre. C’est beaucoup mieux, car j’ai plus le cœur au boulot.
En aimant la vie, je remarque que je m‘approche davantage de l’Évangile donc de l’appel que Dieu m’a peut-être lancé. Durant cette crise, qui fut le paroxysme de mon malheur des deux dernières années, j’ai oublié un peu l’idée du sacerdoce. Je ne le voyais que vaguement et je ne faisais rien pour renforcer ce désir. Il faut désormais que je tâte plus sérieusement le terrain de ma vocation. Je dois en être sûr.
30 mai, fêtes des Mères
J’écris aujourd’hui à maman. Voilà ce que j’ai mis.
Que dire ? Que faire ? Se soumettre à une convention, à une habitude remplie par chacun ! Pourquoi pas.
Est-il ridicule de se soumettre à une date ? De faire chaque année une lettre pour la fête des Mères ? Je ne le pense pas ; mais mon sens d’originalité, de modernisme, ou mon âge font en sorte que je trouve quelques difficultés à exprimer certains sentiments. Ce que j’éprouve reste intérieur ; ce que je voudrais prononcer n’effleure même pas mes lèvres. La chose est bien stupide, mais il en est ainsi. Il en fut et il en est de même chez tous. L’amour propre qui nous enchaine, que parfois nous dominons, aliène nos facultés naturelles, arrête toutes manifestations propres à ce sujet : le sentimental maternel. Qu’est-il ? je ne le sais pas. Comment prouver ce que l’on ignore ?
La vie de certaines personnes « de notre temps » semble vouloir dire que l’époque présente ne leur appartient plus ; chose stupide, car qui que l’on soit, la période actuelle est la nôtre. Il est possible de suivre le fil moderne de la vie. Peu, il faut l’avouer, reste d’actualité ; mais, ceux qui y restent apportent une satisfaction énorme. C’est ce dont je jouis. Ayant l’exemple d’une vie suivant son époque, je m’imagine comme il doit être triste de contacter certains vieux jeux qui se bornent dans l’incompréhension. Surtout que par la suite, cette incompréhension devient réciproque.
Loin heureusement sont ces vues pessimistes. Qui puis-je remercier pour ce modernisme continuel qui me comble ? Tu le sais : Dieu, toi et Geo papa.