Une éthique du développement ?
Je lis avec grand
intérêt cet article de Roger Mehl. Il pose de justes questions sur la publicité, le développement et la sortie
de l’éthique de l’économie.
Après avoir « considéré la politique dans sa nature, son objet et ses fins, en tant qu'art et que science pour organiser la cité en vue d'y réaliser l'ordre et la justice… il faut y ajouter une finalité qui dans les Etats modernes a pris une importance considérable, du fait de l'intime intrication entre politique et économie, à savoir la croissance, le développement, ceux-ci ayant, en principe pour visée la réalisation du bien-être et du mieux-être. Nous ne parlons pas du bonheur, bien que beaucoup d'hommes politiques se laissent aller à promettre le bonheur. C'est une promesse fallacieuse, que la morale doit dénoncer. Car le bonheur dépend non de la politique, mais de chacun d'entre nous, de notre paix intérieure et de l'harmonie que nous créons avec nos proches. Il faut cependant ajouter qu'il est des états de misère matérielle qui laissent peu de chance à la réalisation du bonheur. Mais l'Etat ne saurait par sa politique que favoriser les conditions extérieures du bonheur et non produire celui-ci.
Au surplus, la notion de croissance ou de développement doit elle-même être soumise à la critique morale. S'il est vrai que c'est un droit pour l'homme de trouver les moyens nécessaires pour satisfaire ses besoins fondamentaux : un logis décent, où chacun puisse trouver l'occasion de s'isoler à certains moments, une nourriture suffisante et équilibrée, la possibilité de recourir le cas échéant aux ressources de la médecine, une quantité raisonnable de loisirs, etc. Il faut bien souligner que la production moderne et la publicité qui l'accompagne créent des besoins plus ou moins artificiels dont la satisfaction n'est pas nécessairement utile à l'épanouissement de l'être et risque souvent d'avoir pour conséquence un gâchis des ressources naturelles et de compromettre l'équilibre écologique, tout en privant du nécessaire les peuples sous-développés - que nous appelons aujourd'hui « peuples en voie de développement », comme si le développement tel qu'il a été rendu possible par l'incessant développement des techniques constituait un idéal moral évident. La publicité tend d'ailleurs à nous en persuader en nous inculquant deux principes fort contestables : 1° tout ce qui est techniquement réalisable doit être réalisé, 2° à tout problème humain il existe une solution technique, il suffit de s'adresser au bon spécialiste. Cette « morale» issue de la technique s'est tellement répandue que depuis que les pays d'abondance du monde industrialisé et les gouvernants de ces pays sont affectés par une crise sans précédent, il y règne un véritable désarroi, comme si tout ralentissement dans le développement constituait une véritable catastrophe. Dès qu'un gouvernement propose une politique de rigueur ou d'austérité ou seulement de restreindre quelque peu une consommation intérieure délirante, il se heurte à l'hostilité publique.
Si l'éthique chrétienne doit soutenir tous les efforts (en vérité encore insignifiants) pour aider les peuples sous-développés à vaincre la malnutrition, l'analphabétisme, le pillage de leurs ressources naturelles, elle doit parallèlement rappeler que la croissance ne constitue jamais un bien en soi et qu'elle n'a de sens que dans la mesure où elle permet, où elle donne à chaque homme la possibilité d'une existence digne. L'éthique politique chrétienne ne saurait oublier que nous sommes invités à user des biens de ce monde «comme n'en usant pas », c'est-à-dire sans nous laisser engluer dans notre propre prospérité. Ce rappel ne dispense pas les Etats d'agir en faveur des peuples sous-développés et de s'engager hardiment dans la voie d'une meilleure redistribution internationale des richesses ».
(Initation à la pratique de la théologie, Ethique, tome 4, Cerf, 1983)
Roger Mehl, agrégé de philosophie et docteur en théologie, faculté de théologie protestante de l'université des sciences humaines de Strasbourg où il a enseigné de 1945 à 1981 l'éthique et la sociologie religieuse, fondateur du Centre de sociologie du protestantisme (Université et CNRS) est mort en 1997.
Après avoir « considéré la politique dans sa nature, son objet et ses fins, en tant qu'art et que science pour organiser la cité en vue d'y réaliser l'ordre et la justice… il faut y ajouter une finalité qui dans les Etats modernes a pris une importance considérable, du fait de l'intime intrication entre politique et économie, à savoir la croissance, le développement, ceux-ci ayant, en principe pour visée la réalisation du bien-être et du mieux-être. Nous ne parlons pas du bonheur, bien que beaucoup d'hommes politiques se laissent aller à promettre le bonheur. C'est une promesse fallacieuse, que la morale doit dénoncer. Car le bonheur dépend non de la politique, mais de chacun d'entre nous, de notre paix intérieure et de l'harmonie que nous créons avec nos proches. Il faut cependant ajouter qu'il est des états de misère matérielle qui laissent peu de chance à la réalisation du bonheur. Mais l'Etat ne saurait par sa politique que favoriser les conditions extérieures du bonheur et non produire celui-ci.
Au surplus, la notion de croissance ou de développement doit elle-même être soumise à la critique morale. S'il est vrai que c'est un droit pour l'homme de trouver les moyens nécessaires pour satisfaire ses besoins fondamentaux : un logis décent, où chacun puisse trouver l'occasion de s'isoler à certains moments, une nourriture suffisante et équilibrée, la possibilité de recourir le cas échéant aux ressources de la médecine, une quantité raisonnable de loisirs, etc. Il faut bien souligner que la production moderne et la publicité qui l'accompagne créent des besoins plus ou moins artificiels dont la satisfaction n'est pas nécessairement utile à l'épanouissement de l'être et risque souvent d'avoir pour conséquence un gâchis des ressources naturelles et de compromettre l'équilibre écologique, tout en privant du nécessaire les peuples sous-développés - que nous appelons aujourd'hui « peuples en voie de développement », comme si le développement tel qu'il a été rendu possible par l'incessant développement des techniques constituait un idéal moral évident. La publicité tend d'ailleurs à nous en persuader en nous inculquant deux principes fort contestables : 1° tout ce qui est techniquement réalisable doit être réalisé, 2° à tout problème humain il existe une solution technique, il suffit de s'adresser au bon spécialiste. Cette « morale» issue de la technique s'est tellement répandue que depuis que les pays d'abondance du monde industrialisé et les gouvernants de ces pays sont affectés par une crise sans précédent, il y règne un véritable désarroi, comme si tout ralentissement dans le développement constituait une véritable catastrophe. Dès qu'un gouvernement propose une politique de rigueur ou d'austérité ou seulement de restreindre quelque peu une consommation intérieure délirante, il se heurte à l'hostilité publique.
Si l'éthique chrétienne doit soutenir tous les efforts (en vérité encore insignifiants) pour aider les peuples sous-développés à vaincre la malnutrition, l'analphabétisme, le pillage de leurs ressources naturelles, elle doit parallèlement rappeler que la croissance ne constitue jamais un bien en soi et qu'elle n'a de sens que dans la mesure où elle permet, où elle donne à chaque homme la possibilité d'une existence digne. L'éthique politique chrétienne ne saurait oublier que nous sommes invités à user des biens de ce monde «comme n'en usant pas », c'est-à-dire sans nous laisser engluer dans notre propre prospérité. Ce rappel ne dispense pas les Etats d'agir en faveur des peuples sous-développés et de s'engager hardiment dans la voie d'une meilleure redistribution internationale des richesses ».
(Initation à la pratique de la théologie, Ethique, tome 4, Cerf, 1983)
Roger Mehl, agrégé de philosophie et docteur en théologie, faculté de théologie protestante de l'université des sciences humaines de Strasbourg où il a enseigné de 1945 à 1981 l'éthique et la sociologie religieuse, fondateur du Centre de sociologie du protestantisme (Université et CNRS) est mort en 1997.