« Qu'est-ce qu'un homme? » 1

Publié le par Michel Durand

Les partisans de la « décroissance économique », autrement dit les « objecteurs de croissance » sont la plupart du temps considérés comme « des idéologues sectaires, des gens avec qui cela ne vaut, en aucun cas, la peine d'engager le dialogue ». Les jugements les plus gentils parleront d'eux en les qualifiant d'utopistes rêveurs.
Qu'il y ait chez des militants une difficulté à écouter les avis opposés relève d'un lieu commun Mais ce constat n'est pas un argument suffisant pour refuser le dialogue.
c'est dans cet esprit d'ouverture que je vous prose la lecture, en trois épisodes, du dernier chapitre de Denis Vasse. Il analyse on ne pleut plus objectivement l'attrait de l'homme pour l'argent.

« Qu'est-ce qu'un homme? » 1 L'homme est un vivant de désir.

Contrairement à la pulsion, le désir ne saurait être satisfait, comblé par un objet. Pour Lacan comme pour Freud, le désir est l'aspiration du sujet vers un objet fondamentalement perdu. Or, toute quête d'objet est étayée par le désir inconscient qui vise, au-delà du principe de plaisir, des retrouvailles avec le sujet. L'objet retrouvé satisfait l'homme qui s'apaise ou s'endort dans la chute de la tension en même temps que dans l'attente inassouvie. L'Autre s'éprouve dans la joie de la présence du présent aux deux sens du verbe qui les conjugue, le temps présent avec l'espace de la présence. Comment dire autrement que toute rencontre véritable réactive l'accomplissement du désir en acte : il a le goût de la fin tout autant que celui de l'origine des temps. Le présent a le goût de l'éternité de la présence. Une des métaphores qui en approche le plus est bien celle du nouveau-né qui, satisfait de boire à la source de la chair, cherche des yeux le visage de sa mère qui lui parle et s'offre dans ses bras à l'éternel repos du sommeil.
L'objet du monde visible, en effet, n'est fondamentalement perdu pour un sujet donné que dans la mesure où il n'est plus la médiation d'une limite vivante entre le Même et l'Autre, entre le dedans et le dehors, entre le visible et l'invisible, entre l' œil et l'oreille, entre l'estomac et le cœur, entre la veille et le sommeil.
Le sujet cherche ce qui manque à être en lui dans l'objet dont ses sens s'emparent de manière pulsionnelle. Ce rapport à l'objet partiel - le sein, l'image, le sexe, l'argent apaise la tension pulsionnelle. L'objet consommé est l'occasion d'un plaisir partagé entre la mère et l'enfant (par exemple) dans l'ordre symbolique d'une parole tierce qui témoigne de la vérité de la vie. D'où vient-elle et où va-t-elle ? Cette inscription dans la généalogie des vivants ouvre, au-delà du principe de plaisir, la voie d'un accomplissement du désir qui n'est celui de l'homme que d'être celui de l'Autre. Au-delà du principe de plaisir, ils sont tous les deux, la mère et l'enfant, mais aussi tous les trois, la mère, l'enfant et le père, aussi bien que tous les hommes avec eux, conduits hors sensations, au lieu du réel naissant dans le nom qu'ils ont reçu. C'est de ce nom que chacun a à répondre. Et pour masquer son infidélité, par contre, l'homme cherchera à maîtriser son désir comme une pulsion. Il tentera de colmater la blessure du manque au cœur de l'homme et il satisfera son manque à avoir en laissant s'éteindre la braise du désir.
Dès que la vie est dissociée en lui, l'homme se réfugie dans l'image qu'il a de lui. Dans la surprise ou le malaise, elle est souvent celle de la peur et des larmes, celle du rire ou de la provocation. Car l'enfant ne vit pas seulement des «objets» qu'il investit sur des modes différents, il vit aussi d'une présence spirituelle qui l'attire, qu'il respire.
D'être suspendu au souffle, sans lequel il manque à être ce qu'il aspire à être, fait percevoir que l'homme en son désir est un pauvre. Selon l'étymologie du mot «pauvre», c'est un «nécessiteux» : quoi qu'il fasse et quoi qu'il ait, il lui manque le nécessaire qui n'est pas beaucoup de choses, mais qui est ce souffle, cet esprit, ce «peu» invisible qui transforme le présent en présence.
En sa pauvreté, l'homme vit d'un souffle qu'il ignore mais sans lequel il ne peut consentir à la présence d'un Autre en lui. Le souffle de la respiration porte à l'intime du cœur ce que l'oreille entend. L'écoute qui n'est pas feinte prépare toujours la demeure d'une rencontre.
Nous accédons ici à l'au-delà du principe de plaisir. Nous sommes conduits au-delà du moment de la satisfaction pulsionnelle. Nous sommes orientés vers le réel impossible à représenter et qui est attendu au cœur du désir inconscient lorsque la présence de l'Autre se révèle dans le présent, dans le champ de la parole et du langage.
Nul ne peut y être s'il est saturé de richesses ou de sons dans l'ordre économique du jeu pulsionnel. Le désir - au sens de souhait ou de vœu - ne peut s'accomplir dans l'ordre de l'avoir. Ce qui est désiré n'est pas un objet pulsionnel. C'est la Parole de vie. Sans le souffle qui la porte, la parole est une illusion, la chair ne sert de rien et le monde est vide.
Le désir qui oriente l'homme dans et par la parole n'est pas sans rapport avec la pauvreté. L'homme est nécessairement et essentiellement pauvre en cet esprit, en ce souffle qui le relie et le fait naître à la vie, non par ce qu'il a, mais parce qu'il est. La pauvreté conduit, dans l'humilité de la demande, à la joie reçue et donnée sans argent, sans valeur d'usage ou d'échange, gracieusement. Le pauvre est celui qui trouve sa joie dans le vivre avec, dans l'amour.

Publié dans Anthropologie

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