Brico-Fanfare
C’était hier dans l’après-midi, à la Bibliothèque Kateb Yacine de Grand’Place, à Grenoble. Je me trouvais au premier étage de l’établissement et je me suis mis à
entendre comme un genre de brouhaha : des percussions, en fait, dans le lointain… descendant l’escalier et quittant les lieux, je trouvais un groupe d’une vingtaine de personnes, des
musiciens, entourés de toute une foule attentive et saisie. Ils jouaient de percussions et d’instruments à vent de récupération, faits de bric et de broc — et surtout, oui, ils jubilaient, ils
s’éclataient vraiment ! Un homme dirigeait le groupe, souriant, léger, espiègle et naturel ; il avait en bandoulière un porte-voix, de ceux qui sont utilisés dans
les manifs, et de temps à autre, il lâchait tout un chapelet de mots articulés en chansons qu’on avait peine à comprendre, mais qui nous ravissaient. Des mots paraissant être sans queue ni tête,
rigolos au possible… et les tambours continuaient à pousser leurs rythmiques soutenues. Dieu que c’était beau ! Dieu que c’était bon !! « Boum – tac ; ka, ka, ka – ta
boum… » et très très bien interprété, avec de la technique, de la pêche, très joliment coordonnée et orchestrée. Les visages de toutes celles et ceux qui jouaient étaient beaux également,
rayonnants si souvent, offerts, vrais. Magnifiques, oui. La foule amassée n’en revenait pas. Une brèche venait d’avoir lieue dans la grisaille de nos journées. Une intrusion. Un coup de pied aux
fesses. Un genre de retournement aussi… Nous étions surpris et plus que cela d’ailleurs : la bouche bée, les yeux grands ouverts, les sens en alerte, les pieds qui tapent la mesure — bref
nous vivions, nous vivions ensemble à fond pour un instant, et puis le groupe s’est dirigé vers la bibliothèque, au rez-de-chaussée, les percussions légères (petites boîtes de conserve
métallique) sont allées résonner un peu plus haut sur l’escalier, les plus lourdes (des gros fûts de plastique bleu) sont restées en bas à marteler puissamment. Il y avait là des sièges. On était
assis, debout, certains filmaient, enregistraient, et on en revenait pas, non, vraiment pas (je n’ai peut-être jamais autant regretté de ne pas avoir eu avec moi mon appareil photo, et de quoi
enregistrer, et puis qu’importe)… — Ho ! ça me revient maintenant : trois personnes se tenaient au plus près de la fanfare, assises, des grands journaux déployés avec les regards
plongés dans chacun d’eux, la musique était assourdissante, et elles, ces personnes persistaient à lire. Oui, elles persistaient à déchiffrer ce qui pouvait bien être encore dit dans ces
newspapers d’occasion, elles n’étaient pas parties, elles n’avaient pas quitté les lieux, elles tenaient dans des attitudes et dans quelque chose de surréaliste, ou d’héroïque, ou de presque
risible. Wahh… Et puis ce n’était finalement pas risible, non, parce que tout était bon en cet endroit, il n’y avait pas de jugement à porter sur ceci ou cela, non : tout cela était dépassé…
Il y avait juste à admirer — à tout admirer. Le meneur de jeu reprenait son porte-voix, il guidait le groupe avec souplesse, en dansant, avec beaucoup de gentillesse et de délicatesse. Je crois
que c’est ça qui m’a frappé : la gentillesse, cette générosité, cette gratuité… la gentillesse, oui, qui se dégageait là — quand je dis ‘gentillesse’, je ne parle pas de guimauve ou de
quelque chose de mièvre, de surfait ou de je ne sais trop quoi encore, non : ça pétait, l’énergie était au plus haut, et c’était gentil, beau, généreux, très communicatif ! Ça passait.
On avait envie que ça dure toujours, ou en tout cas longtemps, et puis on n’avait plus envie de rien, de rien d’autre, que de contempler toute cette beauté, toute cette vie, d’en être de cette
beauté et de cette vie — nous en étions — Le temps n’existait plus… et ça a duré, presque toujours puis que je vous en parle, et que je revois et que je réentends tout, là, en vous
écrivant…
Merci !
Jean-Marie Delthil. 19 juin 2011